La mathématicienne d’origine sénégalaise Coumba Saar, titulaire d’une thèse en Théorie des nombres à l’université de Caen (France) a participé à un panel sur la communication scientifique à la 11e édition du Heidelberg Lauréate Forum (HLF), tenue du 23 au 28 septembre 2024 à Heidelberg (Allemagne).
Ce forum scientifique de haut niveau, rassemble chaque année de jeunes chercheurs en mathématiques et en informatique, autour d’une vingtaines des plus grands esprits contemporains des deux disciplines.
Elle y a évoqué les enjeux de la communication en mathématiques et en informatique en Afrique subsaharienne.
Dans une interview à SciDev.Net, elle évoque la nécessité en Afrique, d’une communication autour des maths adaptée au contexte et au public en face afin d’intéresser plus de jeunes à cette discipline ouverte sur l’Homme et le monde.
Quelles sont les travaux qui vous ont valu cette participation à la 11e édition du HLF ?
Après mon bac au Sénégal en série S, je suis venue en France pour initialement faire des études en agriculture. Mais comme je n’étais pas très confortable avec les vaches, j’ai changé pour faire des mathématiques qui ont toujours été ma passion. Alors j’ai fait une thèse en mathématiques, en théorie des nombres à l’université de Caen. Après ma thèse en 2020, j’ai aussi travaillé pendant deux ans en tant qu’enseignante-chercheuse, d’abord à Caen, ensuite à l’université Paris-Saclay. Et tout au long de ma thèse, j’ai toujours été impliquée dans les actions de vulgarisation scientifique avec des associations, à l’instar de l’Association des femmes en mathématiques au Sénégal. Je me suis toujours impliquée dans la manière de communiquer, de vulgariser, de démystifier la complexité des mathématiques auprès des jeunes. Et c’est pour ça que j’ai été invitée pour parler de communication scientifique au HLF.
Alors, quelles sont les particularités de la communication scientifique que vous avez développées au cours de ce panel ?
Moi, j’ai voulu montrer que la manière de communiquer les mathématiques ne peut pas être la même selon la personne qu’on a en face de nous. Au Sénégal par exemple, on ne peut pas communiquer de la même manière qu’on communique en France. Les idées que moi, je voulais partager dans ce panel, c’est en fait sur la manière de communiquer selon le public qu’on a en face de nous. Par exemple, j’ai raconté l’anecdote par rapport à une session qu’on a faite au Sénégal sur une histoire avec un crêpier qui voulait trier ses crêpes du plus petit au plus grand avec seulement la poêle. ça, c’est des exercices qu’on a l’habitude de faire en France. Et on a voulu faire la même expérience au Sénégal. Et quand on est arrivé, on a expliqué l’exercice avec le crêpier. Après, les élèves nous ont regardé avec des gros yeux en disant : “c’est quoi une crêpe?”…
Voilà, à la fin de la session, on s’est parlé entre animateurs. Et puis, on s’est dit qu’en fait, on n’a pas bien fait de parler de crêpes. Absolument, on aurait pu parler logiquement de galettes. Un jeune Africain peut ne pas connaître les crêpes tout comme un jeune Européen ne saura pas c’est quoi un “acara,” par exemple. C’est juste pour dire que les maths sont un langage universel, c’est très bien. Mais il faut aussi savoir les adapter par rapport à la personne qu’on a en face de nous. Et en Afrique, on a vraiment énormément de moyens qu’on peut utiliser pour communiquer.
Vous avez parlé, par exemple, de cette théorie des nombres…
Effectivement. Alors, en wolof par exemple, on a une manière de compter qui est très spéciale et qui est très logique. Elle utilise la structure additive et multiplicative des mathématiques pour compter. On dit en wolof, « Ben, nyar, nyet, nyent, djurom » pour désigner « 1, 2, 3, 4, 5 ». Et après, on n’a pas un mot pour dire 6. Ce qu’on fait, c’est qu’on dit, pour dire 6, on dit “5, 1”. Donc, “djurom ben, djurom nyar, djurom nyet…” Et on a un mot spécial, par contre, pour dire 10. Mais, arrivé à 10, on repart. On ajoute 1. On dit “10, 1, 10, 2…” ainsi de suite. Et l’avantage de faire comme cela, ce n’est pas vraiment une base 10 ni une base 5. C’est un mix des deux.
L’autre avantage, c’est que c’est très adapté à la logique mathématique de la multiplication et de l’addition. Par exemple, pour faire 17 + 20 en wolof, on va dire 17 en Wolof, c’est fukok djurom nyar. Pour 20, on sait que 20 c’est 2 fois 10. On va ajouter les 10 entre eux. Donc, on peut regrouper finalement par unités ou par dizaines. Et ça, pour le calcul mental, c’est plus adapté que des langues comme l’anglais ou le français, où on a un mot pour chaque nombre de 1 jusqu’à 13, 14 voire jusqu’à 20 pour le français. Or, en wolof, c’est vraiment une manière très simple. Et ce n’est pas qu’en Wolof. J’ai discuté avec des Nigérians qui m’ont confirmé aussi qu’ils avaient quelque chose de très similaire en yoruba et en peul qui est aussi une langue très parlée au Sénégal, de même qu’en djola.
Quels sont les projets que vous avez sur la communication scientifique en Afrique ?
Ce que nous aimerions faire, c’est avoir une communauté africaine qui communique sur la science, parce que ce n’est pas quelque chose qui est vraiment très développé. Les chercheurs sont dans leur coin, les jeunes aussi sont dans leur coin. Chacun fait son truc et il n’y a personne qui se dit qu’il faudrait peut-être les connecter et justement encourager les jeunes à faire de la science et leur montrer qu’en fait, les maths ne sont pas si compliquées que ça. Il suffit juste de voir des gens qui ont les mêmes origines que nous. Par exemple, moi je vois bien une jeune fille qui pourrait s’identifier à une femme qui a fait des mathématiques. Ça va lui montrer que justement, « si cette personne-là vient du même endroit que moi, elle a fait les mêmes études que moi, donc si elle y arrive, moi aussi je peux y arriver ». En fait, ils peuvent s’identifier à des personnes.
Le projet “TerangaMath” sur lequel nous travaillons, c’est par rapport à cette connexion-là, mais aussi on veut montrer que les mathématiques, ce n’est pas si théorique que ça, ce n’est pas si abstrait que ça. On peut vraiment les toucher. On organise d’ailleurs une exposition en avril 2025 au Sénégal, où justement on va montrer cet aspect culturel de l’ethnomathématique, mais aussi d’autres aspects plus abstraits des mathématiques.
En Afrique aujourd’hui, les jeunes dans les collèges et les lycées, surtout les filles ont la phobie des maths. Comment y remédier ?
Justement, par exemple au Sénégal, au baccalauréat 2022 et c’est pareil en 2024, il y a eu 82% de personnes qui se sont inscrites pour passer le baccalauréat niveau littéraire. Et il n’y a que 16% inscrits au bac S. Et pour le bac mathématique au Sénégal, qui correspond au bac S1, on n’a que 0,41%.
Pour moi, ce qu’il faut faire pour inverser la tendance, c’est que des gens qui sont dans ce domaine-là puissent encourager les plus jeunes, qu’ils aillent à la rencontre de ces gens-là pour leur montrer qu’il y a énormément de débouchés quand on fait des études de mathématiques ou d’informatique. On peut travailler dans tous les domaines qu’on veut. Dans la série littéraire, peut-être qu’on peut s’adapter pour faire des choses scientifiques, mais ce sera plus compliqué, alors que dans l’autre sens, ça peut être très simple. Donc il faut des initiatives un peu partout en Afrique, comme l’Association des femmes en mathématiques, l’Association des communications scientifiques pour les démystifier. Parce qu’en Afrique, les maths, la science, c’est très mystique. Il faut les démystifier, créer, innover et montrer que ce n’est pas si compliqué que ça…