vendredi, novembre 22, 2024

Cheikh Bakhoum, Sénégal Numérique : « Les rivalités géopolitiques dans le numérique peuvent favoriser une concurrence positive au profit des pays africains »

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Cheikh BAKHOUM, est Directeur général de Sénégal Numérique SA (ex – Agence de l’Informatique de l’Etat (ADIE). Il a été le Chef du Service Informatique de la Présidence entre 2012 et 2014. Cheikh Bakhoum est également directeur du Programme Smart Sénégal et est l’artisan de la construction d’un Datacenter national à Diamniadio et de la mise en place d’espaces numériques « Sénégal Services » dans tous les départements du Sénégal.

Quels sont les principaux axes de la stratégie de développement du numérique/transformation digitale au Sénégal ? Comment cette stratégie s’insère-t-elle plus largement au niveau régional africain ?

A l’échelle étatique, il s’agit de la stratégie dite SN2025, « Sénégal numérique 2025 », qui a été élaborée en 2016 dans le cadre de la mise en œuvre du Plan Sénégal Émergent (PSE) pour servir de catalyseur à la modernisation de l’économie et à l’amélioration de la compétitivité. Le numérique est, en effet, un des secteurs moteurs de l’économie et contribue à la croissance du PIB de l’ensemble des autres secteurs économiques. Et cette transversalité se doit d’être renforcée pour plus de productivité.

Cette stratégie incarne l’ambition du Sénégal de maintenir une position de pays leader innovant en Afrique. C’est dans ce cadre que le programme Smart Sénégal arrimé sur le projet SMART Africa a permis de mettre en place des infrastructures et dispositifs numériques structurants. Il s’agit notamment du déploiement d’un important réseau en fibre optique qui couvre l’ensemble du territoire national et permet de connecter l’essentiel des structures publiques, un Datacenter de type Tier III. Il s’agit également d’une politique de digitalisation basée sur la dématérialisation des procédures administratives, la promotion de l’innovation, avec la création d’un laboratoire d’innovation ; le développement des compétences, avec la création d’une Academy Digital, la sécurité des systèmes d’informations, le câble sous-marin, le réseau national d’espaces Sénégal services qui disposent d’un guichet unique phygital pour la délivrance des services administratifs dans les 45 départements, pour ne citer que ceux-là.

Comment le Sénégal choisit ses partenaires extérieurs dans l’élaboration et la mise en œuvre de cette stratégie digitale ? Quels sont vos principaux partenaires ?

Dans le domaine des technologies, le benchmarking est une pratique incontournable et nous le pratiquons régulièrement à Sénégal Numérique SA pour voir ce qui se fait de mieux dans d’autres pays afin de l’implémenter au Sénégal, conformément aux orientations de notre stratégie nationale. Nous interagissons régulièrement en ce sens avec des partenaires comme l’Estonie, les Emirats Arabes Unis, le Québec, le Rwanda et le Cap-Vert. Les interactions avec ces différents partenaires portent sur les questions relatives à la digitalisation de procédures administratives, la santé digitale, l’opérationnalisation de guichet « phygital », expérience client (pour mieux prendre en charge les préoccupations des usagers du service public), la promotion des TIC chez les jeunes et tout petits avec le lancement d’un ambitieux programme de formation d’un million de codeurs dans les trois prochaines années, entre autres.

Suite à des visites d’imprégnation au Sénégal, des projets de coopération sont bouclés ou en cours de négociations avec des structures ayant plus ou moins les mêmes missions que Sénégal Numérique SA en Afrique par exemple le Niger, le Bénin, le Tchad, le Cameroun, les Comores, le Gabon, le Burkina Faso, et la Gambie.

Enfin nous collaborons avec beaucoup d’autres Etats comme la France, l’Allemagne, la Belgique, le Luxembourg, le Canada, les Etats-Unis et la Chine dans le cadre des projets de coopération bilatérale. Les axes de coopération sont divers et variés selon le partenaire : dématérialisation, cybersécurité, géomatique, licences d’exploitation, déploiement d’infrastructures, entre autres.

Quel est le rôle de la Chine dans le développement des infrastructures numériques au Sénégal notamment dans la mise en place du Datacenter de Diamniadio ? Quels sont les avantages comparatifs de la Chine comme partenaire digital ?

La Stratégie SN2025 encadre les réformes engagées dans le domaine du numérique ainsi que les grands projets du chef de l’Etat. La collaboration avec la Chine a débuté avec la mise en place de l’infrastructure de connectivité gérée aujourd’hui par Sénégal Numérique SA et qui permet de connecter les différents services de l’Etat. Les différentes phases de ce projet « clés-en-main » sont financées par la Chine via Eximbank, suivant un prêt souscrit par l’Etat du Sénégal.

Il faut dire que la coopération entre le Sénégal et la Chine dans le domaine du numérique a connu une croissance significative ces dernières années. Nos deux pays ont signé plusieurs accords de coopération pour promouvoir le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC) au Sénégal, notamment le programme Smart Sénégal qui a permis, entre autres, la mise en place d’un centre de données dans la nouvelle ville de Diamniadio à environ 40 km de Dakar.

Concernant le Datacenter de Diamniadio, il est à noter que même si le rôle de la Chine en tant que partenaire était important, c’est l’expertise sénégalaise qui a été en première ligne durant toutes les phases de conception, de construction et d’exploitation : aujourd’hui tous les ingénieurs qui opèrent dans ce centre de données de l’Etat sont exclusivement de nationalité sénégalaise. Au-delà du Datacenter, nous avons travaillé avec la Chine comme partenaire sur d’autres projets comme le déploiement de la fibre optique, du câble sous-marin SHARE, et des espaces numériques départementaux, communément appelés Sénégal Services.

Comment se négocient le transfert de technologies et compétences dans ces contrats ? Quelles sont les difficultés rencontrées et comment sont-elles surmontées ?

Ce sont les plus hautes autorités de nos Etats respectifs qui ont piloté la phase de négociation suivant des orientations et des besoins identifiés. Et les experts concernés ont pris le relais à chaque phase de la mise en œuvre. La prise en main sans difficultés par les experts et ingénieurs sénégalais de toutes ces infrastructures développées avec la Chine montre que le transfert de technologies et de compétences dans ces contrats est effectif. Sénégal Numérique SA a l’avantage de disposer de tous les profils d’ingénieurs nécessaires à la bonne gestion de nos infrastructures.

Il existe une forte rivalité entre puissances (US/Chine/UE) dans le domaine du numérique surtout entre les Etats-Unis et la Chine. Comment analysez-vous ces rivalités géopolitiques et comment cela affecte le Sénégal dans sa stratégie de développement numérique ?

Les rivalités entre les deux pays peuvent favoriser une concurrence positive au profit des pays africains, et ainsi contribuer au développement économique et technologique de ces pays. Toutefois, les pays africains qui ont des économies relativement fragiles peuvent subir les contre-coups de ces rivalités, qui dans certains cas impactent négativement leur stabilité politique et économique.

Comme indiqué, la Stratégie numérique du Sénégal encadre les grands projets du chef de l’Etat. Compte tenu de la nature du numérique qui offre un très large spectre d’infrastructures, de solution et d’application innovantes et technologique, les Etats africains gagneraient à multiplier et à diversifier leurs partenariats en nouant des relations de coopération avec toutes les parties y compris dans un même secteur. De ce point de vue, le gouvernement du Sénégal entretient des relations de partenariats, dans ce domaine, aussi bien avec la Chine que les Etats-Unis et/ou les pays de l’Union européenne. Nous ne notons aucune contrainte particulière pour accéder à d’autres partenaires occidentaux, du fait de la relation partenariale avec le Chine. D’ailleurs, dans bien des cas, ce sont ces pays qui viennent désormais nous proposer des partenariats assortis de différents mécanismes de financements.

Nous coopérons avec la Chine, à travers Huawei sur le développement des infrastructures numériques de l’Etat (Datacenter, Espaces Sénégal Services, Fibre Optique, Safe City, etc.). Cependant, les équipements et les applications et autres licences ne sont pas exclusivement chinois, car Sénégal Numérique SA travaille avec d’autres entreprises y compris des firmes américaines, notamment avec Microsoft dans la digitalisation de l’Administration sénégalaise à travers, par exemple, la messagerie gouvernementale mise en place dans les structures étatiques. La délégation de l’UE au Sénégal et les coopérations bilatérales, allemande, française, belge ou encore luxembourgeoise accompagnent Sénégal numérique et le gouvernement du Sénégal dans sa politique de digitalisation des procédures et la sécurisation des systèmes d’informations.

In fine, cette rivalité n’a donc pas impacté notre secteur parce que l’Etat sait collaborer avec ses partenaires de manière intelligente. A ce jour, nous ne percevons donc pas d’impacts négatifs directs ou mêmes indirects liés à cette rivalité.

Dans le même temps, les pays africains dont le Sénégal réclament aussi davantage de souveraineté digitale. Quelle est votre analyse ?

Le Sénégal a toujours joué un rôle de pionnier dans le domaine des technologies de l’information et de la communication. En matière de souveraineté numérique, des initiatives sont régulièrement prises en vue d’asseoir cette souveraineté digitale. Le dernier acte en date est la mise en service du nouveau centre de ressources de l’Etat (Datacenter national de Diamniadio). Lors de son inauguration, le 22 juin 2021, le Président de la République avait, notamment, souligné son caractère essentiel dans le dispositif numérique national en ces termes : « cette infrastructure est le réceptacle de toutes ces énergies et des milliards de données qui prennent naissance sur notre territoire national, qui circulent et qui s’échangent, dans notre Administration, avec nos partenaires et les usagers du service public.

Il s’agit là de notre patrimoine informationnel et audiovisuel dans un monde où les enjeux et les menaces sont énormes. Ce Datacenter de dernière génération permet à l’État du Sénégal de mieux maitriser son destin et de résoudre définitivement la problématique lancinante de sa souveraineté numérique ».

Grâce à cette infrastructure, nous sommes en capacité d’héberger et de sécuriser nos données les plus critiques, de protéger nos avantages concurrentiels, de faire de la prospective, d’apprendre à travers l’intelligence artificielle et le Big Data, de compiler, de recréer, d’innover.

C’est pour cette raison que le Président de la République a fermement instruit le Gouvernement à faire héberger, dorénavant l’ensemble des données et plateformes de l’État dans cette infrastructure alignée aux normes et standards internationaux et de procéder à la migration rapide des données hébergées à l’étranger ou ailleurs. Cette instruction fait aujourd’hui du Datacenter national de Diamniadio, l’option première pour l’État du Sénégal et pour les partenaires techniques et financiers.

Quelle est la position du Sénégal sur les questions liées à la gouvernance de l’internet, les droits digitaux et la cybersécurité dans les instances internationales ?

Le Sénégal est engagé dans ces questions d’abord en tant que membre actif de plusieurs organisations internationales qui se consacrent à ces problématiques, telles que l’Union internationale des télécommunications (UIT), une agence des Nations unies chargée de réglementer les communications électroniques à l’échelle mondiale. Le Sénégal est également membre de la Société pour l’attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet (ICANN), une organisation à but non lucratif responsable de la gestion des noms de domaine et des adresses IP.

En ce qui concerne les droits digitaux, le Sénégal a adopté en 2008 une loi sur la protection des données personnelles, qui vise à protéger la vie privée des citoyens dans le contexte numérique. Notre pays a également adhéré à la Convention de Budapest sur la cybercriminalité en 2015, renforçant ainsi sa coopération internationale en matière de lutte contre la cybercriminalité. Il a été représenté dans divers forums internationaux tels que le Forum sur la gouvernance de l’Internet (IGF), où il a pris part à des discussions sur les politiques et les pratiques liées à l’internet.

Enfin, le Sénégal collabore avec d’autres pays africains pour renforcer la cybersécurité sur le continent. A ce titre, le Sénégal, en sa qualité de pays membre de l’Union africaine, a adopté en 2014 la convention sur la cybersécurité et la protection des données personnelles qui a pour but de lutter contre la cybercriminalité et de protéger les droits des citoyens dans l’espace numérique. Le Sénégal participe également à des initiatives régionales de sensibilisation et de renforcement des capacités en matière de cybersécurité dans l’instance communautaire des pays de l’Afrique de l’Ouest qu’est la CEDEAO.

 

(Source : Global Economic Governance Programme, Blavatnik School of Government, University of Oxford, 19 mai 2023)

Post-Scriptum

Cet entretien fait partie de la série d’entretiens intitulée « Negotiating Africa’s digital partnerships » (Négocier les partenariats numériques de l’Afrique), menée par le Dr Folashade Soule auprès de hauts responsables politiques, de ministres et d’acteurs privés et civiques africains afin de mettre en lumière la manière dont les acteurs africains construisent, négocient et gèrent des partenariats stratégiques dans le secteur numérique, dans un contexte de rivalité géopolitique. Cette série fait partie du projet de recherche sur les politiques de négociation des partenariats numériques de l’Afrique, hébergé par le programme de gouvernance économique mondiale (Université d’Oxford) et soutenu par le Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale (CIGI).