samedi, novembre 23, 2024

Demba Moussa Dembélé, économiste : «L’industrialisation est un phénomène beaucoup plus compliqué»

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L’année 2021 a été marquée, dans le domaine économique, par des faits majeurs sur le plan national comme à l’international. Dans un entretien accordé à ‘’EnQuête’’, l’économiste Demba Moussa Dembélé, par ailleurs Directeur du Forum africain des alternatives et membre du Conseil du Forum social africain à Dakar, revient sur quelques événements.  

Le lancement des travaux pour le développement de l’industrie pharmaceutique pour la production de vaccins et produits pharmaceutiques au Sénégal :

Peut-on le considérer comme un pas vers l’industrialisation du pays ?

C’est certainement un pas dans la bonne direction, vers la souveraineté pharmaceutique. L’une des leçons majeures de la Covid-19, est que la souveraineté dans le domaine alimentaire et celui de la santé est une question de sécurité nationale pour un pays.

Donc, que le Sénégal se lance dans la mise sur pied d’une industrie pharmaceutique est une très bonne chose. Mais l’industrialisation est un phénomène beaucoup plus compliqué que cela. Elle doit procéder d’une stratégie à moyen et long terme. Ce ne sont pas par des mesures conjoncturelles qu’on industrialise un pays. Je ne pense pas que le Sénégal puisse réunir les conditions d’une industrialisation, dans le cadre de son marché national. Ce serait plus favorable dans le contexte de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Un autre handicap majeur pour l’industrialisation du Sénégal dans le contexte actuel : les programmes avec le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Ces deux institutions ne conseilleront jamais des politiques d’industrialisation au Sénégal.

La reprise des sommets entre l’Afrique et les pays développés dont la Chine, la Turquie et la France :

Quelle est la pertinence de ces rendez-vous sur le développement économique du continent ?

Ces sommets peuvent être utiles, si l’Afrique y va avec un agenda continental et régional bien ficelé. Déjà, ces sommets démontrent la diversification des partenaires ; ce qui est une bonne chose pour l’Afrique. Pour ce qui concerne le sommet avec la Chine, c’est dans le cadre du Focac (Forum de coopération Afrique-Chine) qui se tient tous les trois ans, alternativement en Chine et en Afrique, depuis une vingtaine d’années. Aussi bien avec la Chine qu’avec la Turquie, ces rencontres se situent dans le cadre de la coopération Sud-Sud, qui est aujourd’hui est un des piliers de la coopération internationale. Cette coopération Sud-Sud comporte beaucoup d’avantages qui permettent aux pays africains de desserrer l’étau des partenaires traditionnels et de réduire la dépendance à leur égard.

Le débat sur l’endettement des pays africains avec l’ISSD et l’IADA :

Peut-on parler d’échec de l’appel de Dakar pour l’annulation de la dette ?

On peut affirmer que l’Appel de Dakar pour l’annulation de la dette n’a pas été entendu par les pays du G20, qui ont plutôt proposé l’Initiative pour la suspension du service de la dette (ISSD). Mais la lutte continue, étant donné que l’Initiative pour l’annulation de la dette africaine (Iada) reste toujours d’actualité et bénéficie d’un très large soutien en Afrique et sur le plan international. Je crois comprendre qu’il y a une grande conférence sur le sujet qui serait organisée en 2022 à Dakar.

En outre, les organisations de la société civile et les ONG continuent de réclamer l’annulation de la dette des pays dits les plus ‘’pauvres’’, pour qu’ils puissent faire face aux conséquences de la pandémie. Donc, on peut peut-être parler d’un échec relatif pour l’Iada.

Par contre, l’ISSD a été un fiasco total. Sur les 35 milliards de dollars que les pays du G20 devaient suspendre entre mai 2020 et juin 2021, seuls 10,3 milliards avaient été suspendus au mois de juin 2021, c’est-à-dire le tiers de ce qui était promis. La Chine a suspendu plus de la moitié de ce montant, avec 5,7 milliards de dollars. Elle est suivie par la France, avec 900 millions de dollars et du Japon et de l’Arabie saoudite, avec 500 millions de dollars chacun. Sur les 46 pays qui avaient demandé la suspension du remboursement du service de leur dette, 16 ont eu moins de 10 % du montant demandé et plus de la moitié a eu une suspension de 20 % ou moins, selon l’ONG britannique Jubilee Debt Campaign.

L’allocation des DTS aux pays en développement :

Est-ce que cela aura un impact sur les économies comme le Sénégal ?

Les allocations de Droits de tirage spécieux (DTS) sont des monnaies de réserve allouées selon le poids des pays au sein du FMI, appelé quote-part. Généralement, elles visent à renforcer les réserves de change d’un pays.

Toutefois, on peut les utiliser pour des dépenses décidées par un pays bénéficiaire. Mais pour cela, il faut que sa Banque centrale transforme les DTS en devises en les achetant, moyennant un intérêt payé au FMI, actuellement fixé à 0,05 %, mais qui peut changer. Même si un pays développé veut donner ses allocations de DTS à un pays moins développé, le pays donateur doit payer des intérêts au FMI.

Comme quoi, l’utilisation des DTS n’est pas tout à fait gratuite. Mais leur utilité est qu’ils ne constituent pas une dette pour un pays. 

L’opérationnalisation de la Zlecaf :

Peut-on parler d’opportunités de cet accord pour un pays non-industrialisé comme le Sénégal ?

La Zlecaf ne peut être utile à l’Afrique qu’à deux conditions. La première est qu’elle serve à stimuler les investissements africains pour construire des capacités de production et transformer les produits de base dans la zone. C’est de là que découle la deuxième condition, à savoir servir de rampe de lancement pour l’industrialisation du continent. Si elle se situe dans cette optique, elle peut être utile à tous les pays africains, y compris au Sénégal. Elle pourrait contribuer à diversifier les économies africaines et à renforcer leur intégration.

Mais si elle est conçue dans une optique purement néolibérale, à savoir favoriser le ‘’libre-échange’’ entre pays africains, il y a fort à parier qu’elle risque tout simplement de servir de réceptacle pour les multinationales qui viendront capter le marché africain. Ce qui renforcerait ainsi la dépendance extérieure du continent.

Donc, son utilité ou non pour l’Afrique dépendra de l’orientation donnée à cette zone.  

L’accord sur la fiscalité internationale conclu le 1er juillet dernier, sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et qui instaure un impôt mondial d’au moins 15 % sur les bénéfices des multinationales, à verser aux pays où elles réalisent leurs activités :

Est-ce une opportunité pour nos économies ?

C’est un problème plus compliqué que cela. Il faut d’abord attendre de voir comment les pays vont s’y prendre pour mettre en œuvre cette décision. Ensuite, nos pays n’ont pas les moyens de contraindre les multinationales, notamment les géants de l’Internet, à payer des impôts. La possibilité pour des pays comme le Sénégal, d’en bénéficier est que des pays plus puissants arrivent à taxer ces géants et décident d’allouer une partie aux pays comme les nôtres. Ou alors, au niveau régional (CEDEAO, par exemple) les pays se mettent d’accord pour taxer certaines entreprises qui jusque-là ont échappé à l’impôt. A mon avis, je pense que ce sont les pays de l’OCDE, notamment ceux du G7, qui bénéficieront de cette fiscalité internationale.