L’adolescence est une étape critique de redéfinition de soi. Les modifications importantes de la personnalité, en lien avec les transformations physiques et psychologiques caractéristiques de la période, fragilisent l’estime de soi. Le groupe de pairs (camarades, amis, partenaires amoureux…) peut être un moyen de remédier à ce problème dans la mesure où il procure à l’adolescent une sécurité. Ainsi, une étude, que nous avons menée auprès de plus de 600 adolescents, âgés de 14 à 18 ans, a montré qu’ils tendent à avoir moins confiance en leurs propres jugements et cherchent davantage une approbation extérieure en s’intégrant à un groupe.
L’adolescence marque donc un déplacement du centre de gravité de la vie quotidienne : alors que l’enfant est avant tout circonscrit au cercle familial, l’adolescent cherche à s’éloigner de ses parents et à adopter les normes d’un groupe de pairs. En se confrontant ainsi à ses camarades, il construit son identité sociale.
Sociabilité numérique
Auparavant, les adolescents se retrouvaient dans des lieux publics – cinéma, cafés, places de villages – ou dans la nature. Aujourd’hui, d’autres espaces de dialogue s’ouvrent à eux sur la toile, d’autant qu’ils sont équipés de plus en plus tôt en technologies : dès 11 ans, 87 % des jeunes possèdent un smartphone. Le pic d’équipement en smartphone s’effectue à la fin du primaire avec 5 % de possession à 9 ans, contre 40 % à 10 ans.
Selon l’enquête Ipsos menée en 2020 auprès de 1 000 jeunes Français âgés de 15 à 25 ans, YouTube est le réseau social le plus consulté par les jeunes : près de 9 jeunes sur 10 s’y rendent au moins une fois par semaine et les ¾ d’entre eux y vont tous les jours ou presque. Selon une autre étude récente, menée par Defy Media auprès de 1 500 jeunes de 13 à 20 ans, 66 % d’entre eux se servent de YouTube pour se former, notamment avec des tutoriels, 51 % pour se divertir et 24 % pour trouver des recommandations d’achats et découvrir de nouveaux produits.
Le genre est une variable clé pour comprendre les différents usages des jeunes en termes de réseaux sociaux. Par exemple, les garçons se rendent plus régulièrement sur YouTube (81 %) que les filles (71 %), qui privilégient Instagram (68 % soit +14 points) et Facebook (64 %, soit +13 points).
Aujourd’hui, les plates-formes de vidéo courtes ont le vent en poupe, au point de bousculer le géant YouTube. Selon le dernier rapport de la société App Annie, spécialisée dans l’analyse des applications, TikTok devance désormais YouTube en temps mensuel moyen par utilisateur aux États-Unis et au Royaume-Uni avec une durée moyenne de visionnage de près de 26 heures mensuelles, contre moins de 16 heures pour YouTube. Néanmoins, à l’échelle mondiale, YouTube conserve la première place si on se réfère au temps total passé par les utilisateurs, et TikTok occupe la sixième place, alors qu’elle ne figurait pas dans le top 10 en 2019.
Partage d’expériences vécues
En visionnant et en partageant des vidéos d’autres sur YouTube, les adolescents se positionnent par rapport à eux. La sociabilité virtuelle s’expérimente dans le prolongement de la sociabilité réelle, et les personnes ayant une sociabilité très développée hors ligne ont également une activité sociable importante en ligne.
YouTube, comme d’autres réseaux sociaux, fournit à l’adolescent la possibilité de sculpter l’impression voulue, avec l’objectif « d’avoir l’air cool » et de recevoir l’approbation des pairs. Des milliers de jeunes y postent des vidéos dans lesquelles ils s’expriment face caméra, très souvent depuis l’environnement domestique leur chambre. Être chez soi n’est plus synonyme d’isolement, bien au contraire.
De nombreux sociologues ont mis en évidence que le travail de construction identitaire s’inscrit dans le jeu avec l’espace et les objets : la chambre de l’adolescent devient le prolongement de lui-même. Les jeunes ont recours à YouTube comme un outil de « bricolage identitaire », si on reprend les propos de Kaufmann. Ils expérimentent de nouvelles présentations de soi, en se créant une multitude de communautés d’appartenance, autour de thématiques variées, que ce soit autour des mangas, des jeux vidéos, en passant par la beauté ou la mode, mais qui toutes expriment une quête de soi.
Ce qui prime, c’est le partage d’expériences vécues, jalonnées d’étapes et/ou de questionnements, par exemple une rupture amoureuse, le harcèlement moral ou encore l’annonce d’un coming-out… Mais au-delà de consommer des vidéos, les adolescents sont aussi des co-producteurs de contenu et d’information en ligne (« User Generated Content, UGC) : ils créent leurs propres films et les partagent avec la communauté via les réseaux sociaux numériques.
Face à l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication, ils ont su développer des aptitudes particulières. Certains vont même jusqu’à créer leur société, comme Squeezie qui, à 22 ans, a lancé sa chaîne YouTube en 2011 et sa marque de vêtements Yoki en 2019 à son effigie.
Des youtubeurs stars
Aujourd’hui, les adolescents réclament du « user-generated vidéo » : 8 adolescents sur 10 préfèrent des publicités qui montrent de vraies personnes dans la vie de tous les jours. Dans cette sociabilité sur YouTube émergent alors des figures stars, qui deviennent des modèles pour des adolescents en quête de conseils.
Les jeunes filles s’identifient à des blogueuses de mode, telles qu’Enjoy Phoenix qui rassemble 3.7 millions d’abonnés sur YouTube, autour de sujets comme la mode, la beauté, la cuisine… Dans ses vidéos, elle dépasse les conseils « lifestyle » pour raconter son expérience personnelle douloureuse, liée au harcèlement au lycée, et les actions à entreprendre pour y faire face. Elle devient ainsi une sorte de grande sœur – rôle qu’elle revendique –, de meilleure amie virtuelle, voire de « coach de vie ». Beaucoup d’autres youtubeurs battent les records et affichent des millions d’abonnés au compteur.
En France, Squeezie, Cyprien, Norman, Natoo, Mcfly & Carlito, Le monde à l’envers… Tous ces youtubeurs emploient le même langage que les adolescents, en s’exprimant sur leurs émotions, leurs impressions, leurs expériences au travers de mini-vidéos, et les adolescents ont le sentiment d’être entendus en émettant des commentaires.
YouTube peut représenter un danger en termes d’incitation à la consommation, puisque les entreprises vont tenter d’impliquer directement ou indirectement (idées, suggestions, communication, etc.) les adolescents dans le processus créatif de l’offre. Par ailleurs, il faut garder en tête les bases essentielles d’éducation aux médias et les réflexes d’esprit critique quand on navigue parmi les propositions de vidéos pour déjouer les pièges de fake news qui pourraient se présenter. Néanmoins, il s’agit d’un terrain offrant des outils intéressants pour aider les jeunes à s’exprimer et s’individualiser. D’où l’enjeu de mieux connaître ces usages pour mieux les accompagner et les encadrer.
Elodie Gentina, Associate professor, marketing, IÉSEG School of Management
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.