vendredi, novembre 22, 2024

Numérique et Covid-19 : la liberté face au contrôle

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Ce lundi 9 août voit l’entrée en vigueur du passe sanitaire. Cette décision résulte d’une réflexion sur l’évolution des stratégies, envisagées ou déployées dans le cadre de la lutte contre la Covid-19. Le sujet n’est pas nouveau. Dès 1999, un groupe d’experts américains du Centers for Disease Control and Prevention identifiait plusieurs scénarios en fonction du type d’agents infectieux.

La première stratégie, dite de mitigation, consiste à «vivre avec» l’épidémie en limitant son taux de reproduction et en prenant des mesures d’urgence, afin de maintenir les services hospitaliers en dessous de la saturation jusqu’à l’apparition d’une immunité collective. Cette stratégie, essentiellement réactive, a été très largement adoptée pour la Covid-19 en Amérique du Nord et en Europe, notamment en France et en Allemagne.

La deuxième stratégie, dite de suppression, vise à atteindre une faible circulation du virus par des actions conjointes, progressives et ciblées et des mesures de prévention, jusqu’au développement d’un traitement. Cette stratégie préventive a été adoptée pour la Covid-19 au Japon, qui a organisé les JO avec un an de retard et sans public, et en Norvège. Elle s’accompagne d’un contrôle assez strict aux frontières, d’une recherche systématique des cas contacts et de mesures de quarantaine contraignantes.

La troisième stratégie, dite d’élimination, a quant à elle pour ambition d’éradiquer le virus par des actions coordonnées et des mesures strictes prises très en amont. Seuls quelques pays, notamment la Chine, Taiwan, la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande et dans une moindre mesure l’Australie, l’ont adoptée pour la Covid-19. Des mesures draconiennes (fermetures complètes, quarantaines strictes) ont ainsi été prises précocement, ponctuées de confinements locaux. Des contrôles rigoureux aux frontières sont appliqués et l’utilisation du contact-tracing est généralisée.

La stratégie d’élimination, la plus efficace face au virus

Bien qu’il soit encore trop tôt pour dresser un bilan définitif, il semble que la stratégie d’élimination soit la meilleure réponse à la crise et plus généralement, aux épidémies émergentes. Une étude récente menée sur les douze premiers mois de la pandémie publiée dans The Lancet a notamment permis de montrer que les pays de l’OCDE ayant choisi une stratégie d’élimination ont connu des taux de mortalité par habitant jusqu’à 25 fois inférieurs et une reprise économique plus rapide. De surcroît, alors que les politiques d’élimination les plus strictes ont été critiquées pour leurs atteintes aux libertés publiques, les résultats de l’étude ont montré que ces mesures de verrouillage rapides et ciblées ont permis, en endiguant le virus plus rapidement, d’éviter de porter atteinte aux libertés publiques sur le long terme. La stratégie de mitigation a quant à elle imposé à la population des contraintes considérables pour des durées incertaines, mais longues, conduisant malgré tout à un haut plateau épidémique.

Face aux méthodes traditionnelles, des normes sociales à l’intervention médicale, quelle est la place du numérique, cette réalité nouvelle de nos sociétés, dans les différentes stratégies de la mitigation à l’élimination ? On ne peut éluder la question, le numérique occupe une position de plus en plus centrale dans l’articulation des échanges sociaux, informationnels comme matériels, et permet la mise en œuvre de stratégies logistiques incroyablement extensives en temps réel. La lutte contre l’épidémie repose pour une grande part sur une course de vitesse entre la propagation du virus et la propagation de l’information dans la société humaine, une course dont le numérique ne saurait être exclu.

Alors qu’on évalue l’efficacité des systèmes de contact-tracing, il est aujourd’hui indispensable, un an après leur introduction, de questionner l’ensemble des systèmes numériques déployés dans le cadre de la pandémie, en distinguant leurs finalités, les types de données utilisées et les acteurs impliqués dans le traitement de ces données. Une grande diversité de services a en effet été développée impliquant des acteurs publics comme privés très différents. Ces systèmes offrent des degrés très variables d’intermédiation avec les acteurs de la stratégie sanitaire nationale.

Contact-tracing prospectif ou rétrospectif ?

Si l’efficacité du contact-tracing a été très tôt démontrée théoriquement, les stratégies dites rétrospectives (backward tracing) déployées notamment en Corée du Sud et au Japon sont aujourd’hui identifiées comme étant beaucoup plus efficaces que les stratégies prospectives (forward tracing) utilisées par les Américains et les Européens.

Alors que ces dernières recherchent de manière prospective les contacts des cas détectés puis les invitent à s’isoler, les stratégies rétrospectives reposent sur une approche inverse temporellement : lorsqu’un cas positif est identifié, les autorités recherchent d’où provient la contamination et non pas qui l’individu aurait pu contaminer. On sait en effet que la transmission n’est pas uniforme, et qu’alors que la majorité des individus ne transmettent pas le virus, un petit nombre sont de super-propagateurs ; il convient donc de les identifier ainsi que les lieux à haut risque de super-propagation.

Pour appuyer la recherche traditionnelle et manuelle, le Korea Center for Disease Control & Prevention (KCDC) a développé en coopération avec plusieurs entités gouvernementales et entreprises privées une méthode de traçage numérique rapide, utilisant les données GPS des individus ainsi que leurs traces digitales disponibles sur leur smartphone (journaux de localisation, applications diverses…), leurs historiques géolocalisés de transaction par cartes de crédit ainsi que les enregistrements fournis par les caméras de vidéosurveillance des villes.

L’objectif étant d’identifier toujours plus rapidement les cas infectés, la capacité du système à recueillir et analyser des données le plus en amont possible est essentielle. Certains systèmes, notamment de symptom monitoring, essayent de remonter plus en amont dès l’apparition des symptômes potentiellement annonciateurs, comme le font certaines applications britanniques et allemandes.

La mise en quarantaine des super-propagateurs permet alors de réduire drastiquement le taux de transmission de la maladie. Là encore, si certaines applications ne font que recommander des mesures d’isolement, d’autres intègrent des modules de surveillance, notamment en Corée du Sud et à Taiwan. Le ministère coréen de l’Intérieur et de la Sécurité a par exemple développé une application mobile intitulée «Self-quarantine Safety Protection». Si un individu est testé positif à la Covid-19, celui-ci est affilié à un fonctionnaire sanitaire local chargé de rendre compte aux autorités de santé de l’évolution de ses symptômes, puis automatiquement géolocalisé pour permettre aux autorités de surveiller qu’il ne quitte pas son périmètre de quarantaine, auquel cas, il reçoit une notification l’invitant à rejoindre son domicile.

Le taux d’utilisation de l’application et le couplage avec une politique d’isolement sont déterminants. Si l’application est rendue obligatoire, comme en Chine, ou à Singapour par exemple, son efficacité est renforcée.

Flux de données entre les acteurs publics et privés. Caroline Zanin, Author provided

Les pays membres de l’Union européenne ont majoritairement fait le choix de stratégies de mitigation portées par des outils numériques peu intrusifs et optionnels. La stratégie française reposant sur l’application TousAntiCovid est représentative de ce choix, qui, dès le départ, accorde la priorité absolue à la préservation de l’anonymat des utilisateurs en accord avec les exigences de la CNIL.

Libertés publiques et passe sanitaire

Si l’entrée en vigueur du passe sanitaire et le déploiement de TousAntiCovidSignal le 9 juin 2021 témoignaient déjà d’un changement de stratégie, les garanties imposées par la CNIL conditionnaient, de facto, leur fonctionnement. Bien que les nouvelles extensions du premier dispositif semblent contrevenir à ces recommandations, le second conserve quant à lui un caractère facultatif et anonyme ; l’historique des visites ne permet ni l’identification des lieux de propagation ni la transmission d’informations vers les autorités de santé.

Parmi les principales mesures susceptibles d’être mises en œuvre dans le cadre d’une stratégie d’élimination, les outils numériques joueront un rôle bien plus central, et leur efficacité semble directement liée à leur intrusivité. Ils permettent, face à l’incertitude épidémique, de révéler des données extrêmement précieuses sur l’état individuel des personnes, infectées, immunisées ou à risque, et d’interagir avec la population pour mieux protéger tant les individus que la société dans son ensemble, avec célérité, parfois même en temps réel.

Pour autant, leur déploiement suscite à juste titre des craintes pour les libertés publiques et pour la protection de la vie privée, il y a donc lieu de considérer cette question avec le plus grand sérieux. Un système de surveillance épidémiologique présente des risques, l’anonymisation est pour une part illusoire et en tout cas difficilement vérifiable, la sécurité difficile à garantir, l’utilisation détournée des données possibles. De nombreuses associations de défense des libertés comme la Quadrature du Net en France appellent à la plus grande vigilance.

La stratégie de déploiement et d’utilisation du numérique relève donc d’un arbitrage politique entre les risques et les bénéfices sanitaires, économiques et sociaux. Toutefois, les bonnes intentions peuvent avoir des effets paradoxaux en la matière. Plus un système numérique aspire à la protection de la sphère privée, plus il a de chance de s’imposer dans la durée. Les systèmes très intrusifs, outre qu’ils offrent une bien plus grande efficacité contre l’épidémie, pourraient donc s’avérer politiquement moins dangereux sur le long terme, précisément à cause de leur caractère exceptionnel que seule l’urgence justifie, un débat que la délégation sénatoriale à la prospective propose désormais d’ouvrir.

Stéphane Grumbach, Directeur de recherche, Inria

Cet article a été co-écrit avec Caroline Zanin, étudiante en Master Études européennes et internationales à l’ENS de Lyon.