Critiqué sur sa gestion de la Délégation à l’entrepreneuriat rapide, le jeune ministre creuse son sillon dans le financement de start-up, quitte à déplaire au sein même du gouvernement.
« D’aucuns me voient sur un siège éjectable, mais pour le moment vous pouvez constater que mon fauteuil est bien stable ». Les deux mains empoignant les accoudoirs en plastique de son fauteuil de bureau, comme pour tester leur résistance, Papa Amadou Sarr, sourire malicieux au visage, ne semble pas atteint par la polémique qui l’a ciblé pendant plusieurs semaines en avril.
Attaqué de toutes parts dans les médias, par des membres de l’opposition et même au sein de la majorité présidentielle, le protégé de Macky Sall n’a que faire des critiques. Débauché à la fondation Bill & Melinda Gates pour booster le financement des jeunes pousses en amorçage – un chantier phare du président Macky Sall – , le jeune ministre multiplie, au contraire, les annonces à destination de ses bénéficiaires : les femmes (sans limite d’âge) et les jeunes hommes (de 18 à 40 ans) qui souhaitent créer leur entreprise.
Favoritisme et polémique politique
Dernier engagement en date pour ce membre du gouvernement : renforcer et soutenir la campagne 2021 de récolte d’anacardes dans le Sine-Saloum. La promesse s’inscrit dans un projet plus large de soutien à l’agriculture qui nécessite un investissement de 300 milliards de francs CFA (plus de 450 millions d’euros) qu’espère boucler cette année ce diplômé de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et de Sciences-Po Paris.
Autre annonce mise en avant cette fois-ci par le président Macky Sall : l’intégration des services de la DER au guichet unique dédié aux jeunes et que l’institution hébergera.
Ces annonces suffiront-elles à faire oublier les critiques que suscite sa gestion d’une institution unique en son genre dans la sous-région, créée pour faire sauter les verrous de l’accès à l’entrepreneuriat dans une multiplicité de secteurs ?
Technocrate revendiqué, apolitique et sans mandat électoral local, Papa Amadou Sarr a été une cible toute désignée durant et après la fronde qui a secoué le Sénégal en mars, durant plusieurs jours de protestations. Après tout, n’est-il pas le Délégué général à l’entrepreneuriat rapide des femmes et des jeunes (DER/FJ), depuis la création du poste en 2018 ? L’intéressé a beau répondre que la structure qu’il dirige – potentiel « catalyseur » de la création d’emplois – n’est pas l’organe chargé de lutter contre le chômage de masse. Rien n’y fait.
LA PLUPART DE MES DÉTRACTEURS SONT DES GENS DE LA MAJORITÉ
Aux récriminations des protestataires s’est ajoutée une fronde on ne peut plus politique dont l’acmé a été atteinte le 10 avril.
À l’occasion d’un discours prononcé par le délégué général lors de l’Assemblée générale des maires, Papa Amadou Sarr a été largement conspué par une assistance qui s’estime négligée et qui dénonce un manque de transparence de la DER dans sa politique d’attribution des financements.
Selon Aliou Sall, maire de la commune populaire de Guédiawaye, président de l’association des maires du Sénégal (AMS) et frère du président de la République, les édiles locaux devraient par exemple jouer un rôle d’arbitre des décisions de la DER, nourri par leur connaissance du terrain. Le danger selon les maires est la création d’entreprises « doublons ».
« C’est justement pour éviter du favoritisme au niveau local que nous avons choisi de ne pas les impliquer dans le processus d’identification, de sélection, de traitement et d’attribution des financements », rétorque l’ancien analyste de l’OCDE. Pince sans rire, il ajoute : « La grande majorité de mes détracteurs sont des gens de la majorité [au pouvoir] et je pense que c’est un bon signe puisque l’opposition applaudit, elle, le degré de transparence de l’institution ».
Des réponses aux critiques
« Je pense que c’est un procès injuste. La DER n’aurait jamais été ce qu’elle est avec les profils classiques présents dans la sphère politique. Elle nous a été d’une grande aide tout comme à de nombreux amis entrepreneurs qui, comme moi, ne sont pas proches du gouvernement », affirme un acteur du secteur de la logistique, bénéficiaire d’un financement de l’institution.
D’aucuns pointent la création opportune de cette délégation à peine un an avant l’élection présidentielle de février 2019, tout comme « l’activisme » de l’instance durant ce scrutin, dénonçant un « simple instrument politique à la base », créé pour « en mettre plein la vue aux jeunes et récolter un dividende électoral », selon un analyste politique sénégalais.
Pour Sarr, spécialiste des questions de développement, passé par la Sorbonne et l’Université d’Essex, en Angleterre, la véritable réponse viendra de la transparence. Le dirigeant sénégalais a commandité un audit auprès du Bureau de la prospective économique qu’il promet de rendre public. « Ce document révèle que la DER a contribué à deux points supplémentaires pour le Sénégal dans le classement Doing Business et a permis de créer 100 000 comptes bancaires, soit autant d’entreprises », avance le ministre. « Nous mettrons cet audit en ligne, avec l’ensemble des financements par département et par commune, ainsi que la liste des bénéficiaires et le nombre de demandes en temps réel », ajoute-t-il.
IL EST CLAIR ET NET QUE LA DER NE FAIT PAS L’UNANIMITÉ DANS LE GOUVERNEMENT
Cette indépendance et cette singulière liberté de ton dont jouit Papa Amadou Sarr couplé au budget dont il dispose à la DER déconcertent. « Il est clair et net que la DER ne fait pas l’unanimité », reconnaît l’homme de 42 ans, non encarté et dont l’engagement politique, assure-t-il, se réduit à quelques années de militantisme au sein d’une « organisation de jeune à tendance libérale » au lycée.
Budget conséquent
Bien que membre du gouvernement, Papa Amadou Sarr assure que la politique ne l’intéresse pas. Du moins, pas pour l’instant : « Je suis un technocrate rattaché au président à qui je suis loyal et je défends une politique s’inscrivant dans le cadre du Plan Sénégal Émergent [dont il a contribué à définir les contours lorsqu’il travaillait à l’OCDE, Ndlr]. La fonction de ministre est par essence politique mais je n’ai pas de mandat, je ne suis pas un politicien et on ne m’a pas demandé de l’être ».
Isolé au sein de la majorité, sans que cela ne semble pouvoir freiner les ambitions de l’organe qu’il pilote, l’électron libre du gouvernement reconnaît cependant pouvoir compter sur certains ministres partenaires avec qui il collabore au quotidien.
Il faut dire que la DER a de quoi séduire sur le plan budgétaire. Actuellement, l’institution dispose de 30 milliards de FCFA par an alloués par l’État. À cela s’ajoute 74 milliards de FCFA sur trois ans levés auprès de la Banque africaine de développement (BAD) et l’AFD pour la mise en œuvre de la première phase du Projet d’appui et de valorisation des initiatives entrepreneuriales (Pavie 1) qui doit durer trois ans.
La délégation a également reçu une subvention de la United States African Development Foundation (USADF). Elle porte sur un programme de cofinancement de 12 milliards de F CFA, au cours des cinq prochaines années, en faveur des entrepreneurs et pour renforcer les capacités techniques et financières des banques et de la microfinance (systèmes financiers décentralisés ; SFD).
« La DER bénéficie aussi d’une subvention de 12 milliards de F CFA consentie par le fonds Khalifa pour le développement (Khalifa Fund for Development) pour la construction du Mohammed Bin Zayed Center for Entrepreneurship and Innovation », indique un porte-parole de l’institution. Cette espace est censé contribué à « faire du Sénégal un hub sous-régional d’innovation », poursuit notre inetrlocuteur.
La DER a obtenu, en outre, une subvention de 600 millions de F CFA de la Bill & Melinda Gates Foundation (BMGF) pour le financement de camions d’assainissement (« hydrocureurs”).
Fin avril, Macky Sall a annoncé une accélération du programme qui bénéficiera d’une enveloppe issue d’un plan pour l’emploi estimée à 450 milliards de F CFA sur trois ans.
Le projet de loi de finances rectificative en cours de discussion devrait pouvoir débloquer quelques dizaines de milliards de FCFA supplémentaires pour la DER/FJ. De leur côté, les équipes du natif de Tambacounda ont levé 40 millions d’euros auprès de l’AFD, de l’US African Development Foundation, de la fondation Bill & Melinda Gates et de la fondation Mastercard.
Une classe économique en soutien
Dans les milieux économiques, l’action du « disrupteur » gouvernemental aux méthodes inspirées des grandes levées de fonds américaines a séduit plus d’un. « Il y a certainement eu des erreurs au début de la DER avec le focus sur le financement de start-up dont les projets n’étaient pas bien adaptés au marché. Le focus aurait dû être mis sur les projets dans l’agriculture, poursuit-il. Mais cela fait moins de bruit et prend plus de temps », analyse un patron d’entreprise dans l’assurance. Ce dernier reconnait cependant en Papa Amadou Sarr, « un véritable leader du financement de l’entrepreneuriat ».
« Ce dont le Sénégal a besoin, ce sont des success stories qui attirent l’attention des médias internationaux. Cela nécessite des gens qui sont prêts à prendre des risques énormes, analyse de son côté un investisseur français basé à Dakar. La DER, c’est donc de l’investissement sur le très long terme ».
CE DONT LE SÉNÉGAL A BESOIN, CE SONT DES SUCCESS STORIES
Parmi les bénéficiaires de la DER, dont le ticket moyen est de 50 000 euros, le jugement porté sur l’action du quadragénaire est particulièrement enthousiaste.
Le spécialiste sénégalais de la maroquinerie Maraz a été soutenu par le DER.
Pour Moustapha Sy N’Diaye, fondateur de l’entreprise de maroquinerie Maraz et premier bénéficiaire de la DER, l’institution serait victime de son succès mais aussi de lacunes en termes de communication.
« Dans toute l’histoire du Sénégal aucune structure n’a fait autant que la DER. Les jeunes ont de l’espoir et en attendent beaucoup. C’est pourquoi ils ont besoin d’être informés sur ce que fait l’institution dans le financement, l’accompagnement, la structuration des chaînes de valeur et le plaidoyer pour les PME », décrypte l’entrepreneur sénégalais.
À l’étranger, le travail de Papa Amadou Sarr trouve déjà un écho. Souvent convié aux « meetings » sur le financement des économies du continent ou sur les écosystèmes innovants, le patron de la DER aurait récemment été consulté par le gouvernement ivoirien, qui est en pleine réflexion sur son start-up act. Un atout diplomatique qui devrait fournir à l’exécutif sénégalais une raison de plus de veiller à ce que son ministre reste à l’aise dans son fauteuil.
Par Jeune Afrique