Éduquer et sensibiliser les plus jeunes à l’utilisation des technologies de l’information et de la communication contribueront à réduire les risques de dérives, estime la sociologue Mame Safietou Djamil Guèye.
Comment expliquez-vous l’exposition de la vie privée sur les réseaux sociaux ?
Avec la mondialisation et l’avènement du numérique, l’utilisation des données à caractère personnel est devenue un fait divers, un phénomène banalisé et encouragé. La vie privée, jadis préservée à travers le «sutura » (Ndlr : pudeur), se voit exposée à nu dans la sphère publique, contrairement à nos valeurs. Cette exposition constitue une arme de guerre, un moyen de destruction et de vengeance dans le but d’atteindre son ennemi. La crise économique aidant, il a été constaté que la vie privée est une ressource, une denrée utilisée à des fins mercantiles.
Ce tableau dresse un profond mal-être de la société sénégalaise et annonce les prémices de la crise des valeurs, la destruction des identités et le non-respect des normes sociales qui, jadis, ont été le fondement de base du vivre ensemble et de la cohésion sociale. Aujourd’hui, les règles sociales qui régissaient la société sénégalaise, leurs conduites et leurs aspirations ont perdu leur pouvoir. Celles-ci sont minées par les changements sociaux, cédant ainsi la place à d’autres. Dès lors, nous assistons à un recul de la citoyenneté et du civisme qui constituaient des éléments de référence dans l’éducation et les rites d’initiation dans la société.
Les références socioculturelles sont bafouées, dévalorisant ainsi les normes sociales et plongeant les citoyens dans un malaise profond où l’absence de normes fait régner la loi de la destruction de l’autre sans calculer les conséquences et l’impact de l’acte au sein de la société. Cette absence de confiance provoque ainsi une méfiance généralisée qui affecte les liens sociaux de fraternité, de respect d’autrui et de l’estime de soi. Les vertus et valeurs de « jom », « ngor », «sutura », «kersa » qui ont bercé notre enfance et qui ont fortement contribué à notre éducation, se dévalorisent et disparaissent au fil du temps pour laisser la place à la déperdition des mœurs. Ce dérèglement social auquel nous assistons, aujourd’hui, est dû à un affaiblissement de l’influence des valeurs et normes sur les comportements des individus qui, d’ailleurs, ne savent plus comment orienter leur conduite. Les processus de déviance peuvent aussi être favorisés par des facteurs sociaux liés aux individus et à leurs parcours de vie.
Comment réduire les risques de certaines dérives ?
Il faut éduquer et sensibiliser les personnes, mais surtout les enfants sur les risques et leur donner les outils et les compétences pour naviguer sur le web sans danger. Il est indispensable de mettre á niveau les parents sur les outils de guide parental. Aussi, il faut développer une stratégie nationale de communication sur les dérives et ses conséquences sur la cohésion sociale, gage du vivre ensemble et du respect d’autrui. En outre, il faut appliquer strictement les mesures de sanctions prévues. Surtout faire davantage de sensibilisation à l’endroit des utilisateurs et en mettant en place le cadre réglementaire (y compris des sanctions) et de contrôle adéquat pour prévenir certaines dérives.
Jusqu’où les réseaux sociaux prendront-ils place dans nos habitudes ?
Les réseaux sociaux occupent une place croissante dans notre quotidien ; qu’il s’agisse des réseaux sociaux externes ou internes. Ils font partie du décor quotidien des Sénégalais, les plongent dans des séries de suspenses, meublent leur temps, captent leurs attentions et alimentent leurs discussions. Le partage de la vie d’honnêtes citoyens dans la sphère publique constitue un moyen d’oublier les soucis de la vie quotidienne. Trompe-temps pour les inactifs et une perte de temps et absence de productivité pour les actifs. Est-ce une manière de distraire le peuple et de l’éloigner des réalités quotidiennes toujours difficilement vécues ?
Les réseaux sociaux sont des outils qui peuvent être utilisés pour le bien comme pour le mal de la personne. Sans éducation et en l’absence d’une sensibilisation, ils seront utilisés de façon néfaste et nuiront au bien-être des utilisateurs. Avec des standards d’utilisation basés sur les valeurs, les droits et les besoins des personnes, ils peuvent être utiles pour la communication, l’engagement et l’apprentissage. Ils continueront de prendre place dans nos habitudes jusqu’à ce que les utilisateurs deviennent conscients des dérives socioculturelles liées à leur utilisation incontrôlée, ainsi que des autres effets négatifs associés.
Ne faudrait-il pas éduquer les plus jeunes à l’utilisation de ces outils ?
Absolument. L’éducation des jeunes à l’utilisation de ces outils devrait constituer une priorité dans nos politiques d’éducation et d’instruction. Toutes les couches de la société devraient être éduquées et sensibilisées à l’utilisation de ces outils. Cette éducation devrait aussi s’orienter vers une mise à niveau sur les fondements de la société sénégalaise, le respect des normes, la distinction entre vie privée et vie publique. Il s’agira de promouvoir le développement des jeunes par les loisirs éducatifs et le civisme.
Avec le développement des technologies, la communication virtuelle et la télématique, «il était important de réguler certains faits sociaux de nature à troubler l’ordre public», estime Me Assane Dioma Ndiaye, avocat à la Cour. «Avec la biométrie, les autoroutes de l’information, on a senti qu’il y avait des tentatives d’abus qui pourraient porter atteinte à la dignité des personnes», ajoute-t-il, rappelant que «la criminalité est en avance sur la répression». Ce qui explique, à son avis, le fait que des «esprits malveillants» collectent des données à caractère personnel «pour s’aménager des plages de criminalité afin d’obtenir des gains illicites».
Propos recueillis par Tata SANE, Le Soleil