samedi, novembre 23, 2024

Mémoire et vérité : Faidherbe doit-il tomber ?

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A la mémoire du frère et compagnon de cause M. Bamba Ndiaye

Que La Miséricorde d’Allah l’accompagne pour l’éternité.

« Il n’y a pas pas de supériorité d’un arabe sur un non arabe, d’un blanc sur un noir, d’un noir sur un blanc sauf par la crainte d’Allah. Les hommes sont tous [descendants] d’Adam et Adam est d’argile ».

Le Messager d’Allah, Muhammad, fils d’Abdallah et d’Aminata.

« Tout travail de vérité et de mémoire passe d’abord par [le fait de] reconnaître la souffrance de l’autre ».                                                                     Sophie Wilmès, Première ministre de Belgique.

D’emblée nous disons que la colonisation et la traite font partie de notre histoire. Mais ils ne sont pas racontés à notre peuple de notre propre point de vue. Le récit qui en est fait occulte la souffrance éternelle qu’ils ont engendrée, les injustices et crimes qui ont jalonné leur existence, ba tay jii, jusqu’à ce jour. N’est-il pas temps de faire l’inventaire, de procéder au tri, de soumettre à un examen critique notre rapport avec les reliques de la colonisation ? Allons-nous attendre que l’Occident fasse son propre examen de conscience pour enfin oser déboulonner ces statues qui nous narguent et débaptiser nos propres rues qui célèbrent nos bourreaux ?

Le monde bouge, pour cette fois dans le bon sens. Ne soyons pas inattentifs à la quête d’équité et de restauration de la dignité humaine. Soyons parmi l’avant-garde comme me l’enseignait mon homonyme Serigne Abdoul Aziz Sy al-Amine: « ku manul topandoo da ngay jëkke ». Si tu ne peux pas imiter, sois le premier

L’université de Princeton, par exemple, a annoncé, samedi 27 juin, qu’elle allait retirer le nom de Woodrow Wilson ( 28e Président des E. U. Élu pour deux mandats consécutifs de 1913 à 1921) de son école des affaires internationales. D’autres déboulonnements sont en cours aussi bien aux Etats-unis qu’en Europe.

Le mardi 30 juin marquant la célébration de l’indépendance de la RDC, le roi Philippe de Belgique, adressait une lettre au Président Félix Tshisékedi dans laquelle on lit : « A l’époque de l’Etat indépendant du Congo [quand ce territoire africain était la propriété du roi Léopold II], des actes de violence et de cruauté ont été commis, qui pèsent encore sur notre mémoire collective. La période coloniale qui a suivi [celle du Congo belge, de 1908 à 1960] a également causé des souffrances et des humiliations. Je tiens à exprimer mes plus profonds regrets pour ces blessures du passé dont la douleur est aujourd’hui ravivée par les discriminations encore trop présentes dans nos sociétés. » Et le Roi d’ajouter : «J’encourage la réflexion qui est entamée par notre Parlement afin que notre mémoire soit définitivement pacifiée  […] Les défis mondiaux demandent que nous regardions vers l’avenir dans un esprit de coopération et de respect mutuel. Le combat pour la dignité humaine et pour le développement durable requiert d’unir nos forces. C’est cette ambition que je formule pour nos deux pays et pour nos deux continents, africain et européen.»

Rappelons que déjà le 9 juin dernier, une statue de l’ancien roi des Belges Léopold II, figure du passé colonial de la Belgique, a été retirée d’un square à Anvers (région flamande) pour être entreposée dans les réserves d’un musée local. A la même date, aux États-Unis, des manifestants incendient la statue de Christophe Colombe à Richmond, en Virginie et la jettent dans le lac pour disent-ils, avoir ouvert la voie au génocide des Amérindiens. Pour sa part, à San Francisco, la municipalité a retiré  de son parlement local une statue du célèbre navigateur. Le 4 juin, Levar Stoney, maire de Richmond, annonce le déboulonnage de la statue de Robert E. Lee, général en chef des armées des États esclavagistes pendant la guerre de Sécession et icône sudiste. Dans  un communiqué du Maire Stoney il est dit : « Richmond n’est plus la capitale de la Confédération (…), elle est pleine de diversité et d’amour pour tous, et nous devons le démontrer. »

Au Royaume uni, le maire travailliste de Londres, Sadiq Khan s’exprime ainsi dans un communiqué  : «nos statues, les noms de nos routes et de nos espaces publics reflètent une époque révolue […], ça ne peut plus continuer». Et il annonce dans la foulée la création d’une commission pour y remédier.

Doit-on attendre que les peuples des pays colonisateurs et esclavagistes finissent d’apaiser leurs consciences pour enfin nous aligner? Exceptée la France, les pays occidentaux ayant un passé colonial rangent, certains discrètement et d’autres publiquement, les témoins trop encombrants de leur passé criminel.

Nous devons accompagner la marche de l’histoire, et ne pas attendre une fois de plus que la puissance coloniale,  toujours active,  nous donne les orientations à suivre, et la voie à ne pas prendre. Le monde remue, s’interroge et avance,  certes timidement, mais un mouvement est initié, pour avancer avec sécurité vers un avenir serein,  en regardant dans le rétroviseur pour apprécier dans sa juste valeur, ce qui est passé…mais la France attend. Pour une fois, forçons-lui la main, en prenant les devants,  avec des initiatives fortes, pas seulement symboliques.

Il est temps que notre Mémoire prenne vie, en marquant notre reconnaissance à nos héros humiliés,  oubliés. Ce n’est rien d’autre que de s’approprier sa propre dignité,  et ne pas attendre qu’elle nous soit (ou pas) donnée de bonne grâce. En faisant l’inventaire des édifices qui célèbrent des figures de notre souffrance on se pose la question sur la portée de notre indépendance. Car dans nos espaces publics censés être les lieux qui nous appartiennent, des espaces de promenade, donc de recherche d’un bol de souffle régénérateur, les noms et figures qui sonnent faux avec la vérité de notre passé et avec notre champ psychosocial sont encore innombrables. C’est innommable !

Un monument, un édifice public, les espaces publics en un mot, doivent être le reflet de notre souveraineté, le rappel de notre parcours historique, le repère de nos jours qui comptent et l’horizon du futur que nous désirons. Or donc, nos espaces publics, pour une grande part, ne reflètent rien de tout cela. On ne peut pas à la fois célébrer Faidherbe qui trône triomphalement sur une place de passage obligé et confiner Àllaaji Omar, Ndatte Yàlla ou Seriñ Ñomre dans une ruelle, une impasse, un débarras. Le Colonisateur pouvait s’offrir le luxe de regarder de haut les populations de Ndar, en érigeant une statue de bronze à son gouverneur des colonies. Nous, non ! Rien que l’expression  « à son gouverneur L. Faidherbe, le Sénégal reconnaissant » est une vilaine balafre sur le visage de notre pays et un manque de déférence à la mémoire de ses victimes. Quel est le Sénégal qui est reconnaissant à L. Faidherbe? Ce ne peut pas être celui des otages envoyés de force à une école qui avait pour mission de les retourner contre leurs pères et mères.  Ce n’est pas non plus celui des combattants de la foi, regroupés dans les régiments du Mujahid Seexu Omar ni celui de Buur Siin Kumba Ndoofeen Faamak. Encore moins celui de l’héroïne du Walo et de son fils Sidya.

Un bref verbatim de L. Faidherbe ne serait pas de trop pour démontrer que placer sur un piédestal ce personnage ne sied pas à l’histoire vécue et subie par le Sénégal.

« J’ai détruit de fond en comble un charmant village de deux cents maisons et tous les jardins. Cela a terrifié la tribu qui est venue se rendre aujourd’hui ». Ainsi dressait-il à sa mère ses exploits en Algérie.

Ici, dans le Sénégal de nos aïeuls que l’on prétend être reconnaissant à « son gouverneur », il se présente comme un pyromane qui répand la terreur au sein des populations désarmées. Voici son propre témoignage sur ses propres crimes dont il s’enorgueillit: « En dix jours, nous avions brûlé plusieurs villages riverains de la Taouey, pris 2 000 bœufs, 30 chevaux, 50 ânes et un important nombre de moutons, fait 150 prisonniers, tué 100 hommes, brûlé 25 villages et inspiré une salutaire terreur à ces populations ». Quel cynisme ! Une « salutaire terreur ».

Faidherbe était un raciste prônant la supériorité des blancs sur nous. Il  faisait montre d’une certaine subtilité pour que ce trait de caractère ne soit pas dominant dans son comportement. C’est en pratiquant ce racisme qu’il mit sur pied en 1857,  les « Tirailleurs sénégalais » en s’inspirant des Tirailleurs indigènes d’Algérie. Il dit à ce sujet : « Les Noirs font de bons soldats, parce qu’ils n’apprécient guère le danger et ont le système nerveux très peu développé ». Ailleurs il complète sa pensée « L’infériorité des Noirs provient sans doute du volume relativement faible de leurs cerveaux ».

Si le fait d’avoir tué 20 mille hommes, femmes et enfants de notre vaillant peuple, en seulement huit mois, comme le révélait le Pr Iba Der Thiam, est héroïque pour nous, alors il est juste de célébrer Faidherbe. En revanche, si cela relève d’actes criminels, Faidherbe doit tomber. Du moins sa statue doit mourir pour paraphraser,d’une certaine façon, le film censuré par la France « les statues meurent aussi ».

Il n’y a pas que Faidherbe, à travers lui, c’est tout ce qui célèbre la colonisation qui doit être soustrait de nos lieux de mémoire et de rêve de futur.  On ne peut pas passer devant la rue Colbert, en tenant la main à nos enfants, et redresser gaillardement la tête. Parce qu’un sentiment de colère doit habiter notre mémoire. En effet Colbert est le premier promoteur du « Code noir » une sorte de « mode d’emploi » du nègre.  L’article 44, fait des esclaves « des êtres meubles » qui peuvent donc être achetés ou vendus. C’est ce même Colbert, dont le nom désigne une rue de la capitale du Sénégal, qui légitime les châtiments corporels sur nos ancêtres soumis à l’esclavage. A l’article 38 du même code on lit : « L’esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son maître l’aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys sur une épaule ; s’il récidive un autre mois pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et il sera marqué d’une fleur de lys sur l’autre épaule ; et, la troisième fois, il sera puni de mort. »

Si donc, c’est un honneur pour nous d’avoir été ainsi traités dans l’histoire par le fait de ce code, alors vive Colbert. En revanche, si cela relève d’actes criminels, Colbert ne doit pas être célébré de quelque manière que ce soit dans le pays. On pourrait en dire de même pour Gallieni, Jules Ferry, et tant d’autres.

Je voudrais terminer par dire deux choses:

1- Aucune injustice ne peut servir de justification à une autre. J’entends déjà les objections de ci, de là, me disant « et l’esclavage des arabes? Pourquoi tu n’en parles pas? » Je réponds très simplement que je ne suis ni arabe ni tubaab, je n’ai pas de maître hormis Dieu. Je suis africain, musulman et sénégalais, porteur des souffrances de mon peuple et militant de la Dignité humaine, sans discrimination. Je ne justifie aucune maltraitance d’où qu’elle vienne.

La traite transsaharienne est tout aussi blâmable que sa soeur cadette, la Transatlantique. Par contre si elle ne suscite pas aujourd’hui le même sentiment, c’est parce qu’elle n’a pas été suivie de colonisation et d’assimilation comme celle imposée par la France. Colbert, Faidherbe, Berenger Feraud et autres sont partout présents dans notre environnement. Trouve-t-on dans ce même environnement le nom d’un esclavagiste ou criminel ayant un lien avec la Transsaharienne? A mon avis non. Que les arabes en soient les auteurs ou d’autres, la traite des esclaves reste un crime contre lequel nous élevons notre voix. Et très vivement!

2- J’entends d’autres me dire que l’histoire est un tout, qu’on ne doit pas la falsifier en effaçant des pages. Je suis entièrement d’accord avec eux et c’est justement l’objet de notre colère que nous exprimons malgré tout  avec retenue. Car l’histoire ne nous a jamais été racontée entièrement. On a toujours lu le recto de ses pages, il est temps qu’on les tourne pour mettre à la lumière du jour le côté verso. Ainsi l’histoire sera lue dans son entièreté et dans sa complexité sans omission ni embellissement. Ainsi seulement, pourra-t-elle être assumée.

 Professeur Abdoul Azize KEBE

Publié sur penseragir