vendredi, novembre 22, 2024

A la découverte des brouteurs, ces « arna’coeurs » du web

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Ils existent dès l’avènement de l’internet en Afrique. Eux, on les appelle les brouteurs, eux ce sont les arnaqueurs du web, les bandits du web. Nos confrères de TV5Monde ont effectué une grande enquête sur ces jeunes qui vivent pour la plupart, dans la capitale ivoirienne, Abidjan.

Ils distribuent des billets de banque en soirée, recrutent parfois des enfants des quartiers populaires pour les aider à « piéger » des Européens, ou des Américains. Ils visent des personnes fragiles sur le plan psychologique. Ces dernières croient au conte de fées de l’inconnu qui promet mariage et enfants. Mais elles ne verront jamais l’objet de leurs fantasmes, pire encore : elles risquent de vider leur compte bancaire, sur l’autel d’une illusion.

Les « brouteurs », un phénomène de mode

« Le terme « brouteur » vient d’Abidjan », explique Isabelle Ducret, la réalisatrice de l’enquête diffusée sur TV5MONDE dans l’émission Objectif Monde« Brouteur » fait allusion d’une part à ces « arnaqueurs qui séduisent des gens pour leur demander de l’argent », d’autre part aux « moutons qui se nourrissent sans efforts ».

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L’arnaque en ligne commence comme une histoire d’amour, prometteuse. C’était en tout cas, ce à quoi croyait Bernard. La soixantaine, vivant en Suisse romande, il est tombé amoureux d’Andrea, une sculpturale blonde aux yeux bleus, rencontrée sur Facebook. Pour son enquête, Isabelle Ducret a réussi à interviewer cette victime, qui a accepté de témoigner sous couvert d’anonymat.

Après plusieurs déceptions sentimentales, Bernard reçoit une demande d’amitié d’Andrea sur un réseau social. La jeune femme assure vivre en France, offre à Bernard une plongée dans son univers familial en envoyant maintes photos de son quotidien. Toutes des photomontages.
L’enquête montre comment des brouteurs, a priori ivoiriens, auraient créé le personnage d’Andrea, après avoir volé les photos d’une inconnue sur Instagram (un réseau social de partage de photos).
Bernard lui demande pourquoi elle s’intéresse à lui, lui qui pourrait être son grand-père. « L’écorce n’est pas importante », lui rétorque Andrea.

Après des semaines d’échanges de messages passionnés et romantiques comme « tes douces paroles m’ont émue et maintenant mon âme est tourmentée par l’amour que je ressens pour toi », Andrea commence à demander de l’argent à Bernard. D’abord, 800 euros pour permettre à sa tante de payer son loyer. Puis, Andrea assure partir en Côte d’Ivoire en mission humanitaire. Sur la photo, elle pose aux côtés de deux enfants, dans une robe d’été rose bonbon. Ce photomontage interpelle Bernard, mais il continue à verser de l’argent. « J’étais à côté de la plaque », confesse-t’il aujourd’hui. La tante d’Andrea tombe malade, Andrea doit rentrer d’urgence en France. Bernard paie tous les frais.

« Sextorsion »

Puis, aux coups de téléphone succèdent des échanges érotiques, par vidéo. Les brouteurs filment Bernard, sous les yeux de qui se déhanche non pas Andrea, mais une fille choisie sur un site pornographique par les brouteurs, qui menacent désormais Bernard de publier la vidéo s’il ne leur verse pas deux fois 2000 euros. Bernard se dit « drogué » et prêt à « faire n’importe quoi pour ne pas arrêter ». Au total, 2000 mails sont échangés en un peu plus d’un an. Plusieurs fois, Bernard se rend à l’aéroport. Andrea n’arrivera jamais.

Samuel Bendahan, économiste du comportement à l’Université de Lausanne, décrypte dans « Arnacoeurs, escrocs de l’amour en ligne »les techniques de manipulation de ces brouteurs. « Un « arnacoeur » peut exploiter un moment dans la vie des gens, comme une faiblesse ou un rêve particulier », et interroge : « Si tout à coup vous avez devant vos yeux votre plus grand rêve, est-ce que vous pensez vraiment que vous resteriez objectif ? ».

Un business florissant à Abidjan

La Côte d’Ivoire fait partie des vingt pays les plus pauvres du monde. Un contexte propice aux arnaques en ligne, sources d’argent facile, et de notoriété. « Tout le monde connaît parfaitement ce phénomène de masse », indique la journaliste qui a enquêté en Côte d’Ivoire, où elle a interviewé des brouteurs. Certains n’hésitent pas à témoigner à visage découvert, à pied d’œuvre dans un cybercafé d’Abidjan. «Notre priorité », indiquent-ils, consiste à « mettre le client en confiance ». Par client, il faut entendre « victime », comme Bernard.

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Pour eux, le broutage s’apparente à un travail à temps plein. « Parfois, on peut être trois ou quatre jours sans dormir ». Le brouteur inonde de messages d’amour sa victime, pour provoquer une dépendance affective, et lui faire sortir sa carte bleue.  Cette arnaque aux sentiments peut parfois rapporter gros.

Deux « grands brouteurs » sortis du milieu témoignent dans le reportage. L’un d’eux se targue d’avoir réussi à extorquer 13 000 euros en une seule fois, l’autre 16 000. Une telle arnaque nécessite un système bien rôdé, avec des complices. Ils affirment en avoir « dans les banques et la police » en Côte d’Ivoire. « Un policier t’arrête, tu as 5 millions sur toi (de francs CFA), tu lui en donnes 2, en sachant qu’il ne gagne même pas 2 millions par mois ! »

Les complices se trouvent aussi « en France, en Belgique et en Suisse », assure l’un d’eux. Les hackers, « souvent au Maroc ». Et chaque maillon de l’arnaque sur Internet gagne un pourcentage.

Les brouteurs font partie intégrante du tissu économique local en Côte d’Ivoire ou au Nigeria, les deux pays où le phénomène est le plus développé. Le premier harponnant des victimes francophones, le second des anglophones.

Les chiffres de cette « économie de l’ombre » comme la nomme la réalisatrice Isabelle Ducret, ne sont, pour la plupart, pas connus. Ni en Afrique ni en Europe. Seules statistiques obtenues par la journaliste : les arnaques sentimentales se sont élevées à 200 millions d’euros en 2016 aux Etats-Unis. En Suisse, 140 cas ont été signalés à la police la même année.

Des arnaques en ligne impunies

Ces signalements n’ont débouché sur aucune condamnation jusqu’à présent, faute d‘avoir réussi à prouver l’arnaque, faute aussi de coopération judiciaire au niveau international.
Pierre Aubert, procureur du canton de Neuchâtel, déplore que « l’enquête s’arrête souvent dès qu’elle franchit la frontière ». A la question de savoir si « la Suisse a une possibilité d’entraide  avec la Côte d’Ivoire ou le Nigeria », la réponse du magistrat tombe comme un couperet : « On peut dire aucune. Dès qu’on sort de l’Europe, c’est très compliqué. Je n’ai jamais renvoyé devant un tribunal une personne pour ce genre d’infractions ».

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Quant aux mesures de prévention, elles sont presqu’inexistantes. Quand les victimes sont des personnes isolées, « comment voulez-vous les atteindre ? », s’interroge le procureur. La journaliste Isabelle Ducret considère que la solution passe, a minima, par « la reconnaissance du statut de victime », ainsi que par l’information autour de ce fléau, et des dangers en général des réseaux sociaux. Les conséquences des échanges virtuels entre un brouteur et sa victime, homme ou femme, peuvent être tragiques.

« Une femme s’est suicidée », rapporte Christine Goubert, ex-présidente de l’AVEN, l’Association des Victimes d’Escroquerie à la Nigériane en France, dissoute en 2018. « Elle a attendu (son amoureux imaginaire) quatre fois à l’aéroport. Un 31 décembre il n’est pas venu, le 1er janvier elle se suicidait. » Ses enfants ont porté plainte. Le dossier a été classé sans suite.

Stars locales

En attendant, les brouteurs restent des vedettes en Côte d’Ivoire, à l’instar de Commissaire 5500. Arrêté en 2017, il a passé un an en prison. Depuis, il est libre. Sur des vidéos postées sur YouTube, on le voit jeter des billets de banque dans une boîte de nuit, au rythme d’un frénétique coupé-décalé.
Comme lui, les « grands brouteurs » exhibent leurs gains en soirée. « Ils parrainent des grandes cérémonies, ont des fan clubs », observe Malcolm Touré, producteur audiovisuel à Abidjan. « L’école, c’est une perte de temps », estime un brouteur interviewé dans l’enquête.

Le salaire minimum avoisine les 90 euros par mois en Côte d’Ivoire.  Certains enfants, notamment ceux des quartiers populaires comme Abobo dans la capitale ivoirienne, rêvent à leur tour de devenir de grands brouteurs, dont ils suivent parfois très tôt les pas. Recrutés par ces derniers, ils se convertissent en prédateurs du web et préfèrent les arnaques en ligne aux bancs d’école.

Avec TV5Monde