vendredi, novembre 15, 2024

La thalassocratie criminelle, moteur du narcotrafic international ?

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SCENES de violences armées à Guayaquil, port maritime équatorien, en janvier 2024, corruption d’agents portuaires ou de policiers, blanchiment d’argent dans des véhicules de luxe ou dans l’immobilier, homicides de journalistes ou de magistrats imputés la MokroMafia au cœur des cités néerlandaises… Tels s’expriment concrètement les effets du narcotrafic aussi bien dans les zones de départ que de destination des flux illicites.

Les conventions internationales ont régulièrement réglementé l’usage des substances stupéfiantes et psychotropes. Ainsi, selon les termes de la Convention de Vienne de 1988, par « trafic », il faut entendre « la culture, la production, la manufacture, l’extraction, la préparation, l’offre, la mise en vente, la livraison, le courtage, l’expédition, le transport, l’importation et l’exportation de tout stupéfiant ou de toute substance psychotrope  ». De même, l’organisation, la gestion, le financement ou la facilitation des opérations ou activités sus-mentionnées sont constitutives du trafic. Dés lors, se dessine, in fine, une chaîne de valeurs propre à une activité hybride fondée sur la culture d’une matière première (fleur d’opium, feuille de cocaïer…) ou des processus chimiques qui sont, ensuite, transformée, conditionnée et acheminée vers un marché de consommation illicite d’échelle internationale. Elle génère simultanément un écosystème criminel prolifique qui fragilise la stabilité interne des États ainsi que celle des relations internationales. Le président équatorien n’a-t-il pas déclaré l’état de conflit interne en janvier 2024 ?

Le narcotrafic met en présence des acteurs issus de la criminalité organisée internationale qui ont recours aux vecteurs comme aux espaces maritimes pour déployer leurs activités marchandes à travers le monde. Au vu de son ampleur, il est opportun d’évoquer l’émergence d’une thalassocratie criminelle . Par ses agissements, elle interroge quotidiennement le droit international ainsi que les modalités de la globalisation économique. Masquée et perturbatrice de l’ordre public socio-économique, elle s’impose assurément comme un acteur des relations internationales.

De fait, le narcotrafic nourrit un écosystème criminel particulièrement prolifique aussi bien dans les zones de production ou de rebond que de consommation . Son développement se fonde de manière croissante sur le phénomène de maritimisation .

Un écosystème criminel singulier mais prolifique

Le narcotrafic est un biais pédagogique utile pour mieux appréhender ce qu’est la criminalité organisée (11) et définir les moteurs de l’activité criminelle par différence avec le terrorisme .

Tentative de définition de la criminalité organisée appliquée à l’activité maritime

Les opérateurs criminels qui s’impliquent dans les différents volets constitutifs du narcotrafic relèvent de la « criminalité organisée ». Grâce à la criminologie théorique, la définition de ce concept s’est affinée au fil du temps et des conventions internationales. Des traits communs émergent néanmoins. Ainsi, retenons l’énoncé de l’incrimination de participation à une organisation criminelle telle que définit  par le conseil de l’Union européenne le 21 décembre 1998. Il s’agit de « l’association structurée, de plus de deux personnes, établie dans le temps, et agissant de façon concertée en vue de commettre des infractions punissables d’une peine privative de liberté (..), que ces infractions constituent une fin en soi ou un moyen pour obtenir des avantages patrimoniaux et, le cas échéant, influencer indûment le fonctionnement d’autorités publiques ». Elle trouve déjà de puissants échos avec les agissements propres au narcotrafic maritime, notamment en ce qui concerne la pluralité d’auteurs et la gravité des faits.

Appliquons donc ce concept au domaine maritime et portuaire. Toute entreprise ou toute expédition en mer ne saurait être réalisée en solitaire. L’équipage d’un voilier nécessite à minima deux à trois skippers. La contamination d’un conteneur ou celle des superstructures d’un navire marchand requiert plusieurs compétences distinctes, – qui plus est – quand le lieu de chargement et la destination s’opèrent sur des continents distants. En conséquence, le critère de la pluralité d’auteurs est un lieu commun qui va de soi en matière de narcotrafic maritime.

En outre, le deuxième élément fondamental réside dans la gravité des actes répréhensibles. Dans cette perspective, certaines législations nationales énumèrent, de manière précise, les infractions relevant du champ de la criminalité organisée. Pour le cas français, l’article 706-73 [2] du code de procédure pénale liste seize infractions. Certes, les différentes incriminations varient d’un pays à un autre mais un tronc commun émerge à quelques nuances près. Il s’agit essentiellement d’atteintes aux personnes (meurtre en bande organisée (BO) ; crime et délit de trafic de produits stupéfiants ; enlèvement et séquestration commis en BO), d’atteintes aux biens (extorsion ; destruction et dégradation d’un bien commis en BO), des délits en matière d’armes commis en BO et du blanchiment. L’analyse sommaire de ces infractions énoncées dans cet article du code pénal français permet de comprendre que le narcotrafic peut en épouser nombre d’entre elles et, ce, de manière simultanée.

                 Figure 1 : Modélisation de l’écosystème criminel du narcotrafic international

Réalisation : F. Manet
F. Manet

Gain financier et influence sur l’ordre public socio-économique, déterminants du crime

Le moteur de l’action criminelle se résume à deux logiques complémentaires : l’appât du gain financier et l’exercice d’une influence dans la société, cercle du pouvoir compris. Élément distinctif du terrorisme qui, par construction, est mû par des considérations d’ordre politique ou idéologique, le fondement du crime relève principalement de motifs financiers. Les organisations criminelles opérent comme des entrepreneurs audacieux qui poursuivent un plan de développement centré sur un client. Dans ce cadre, le narcotrafic illustre parfaitement cette logique de création de valeurs, ici, sur la base d’une dépendance physiologique qui fidélise une clientèle captive. Il met en mouvement une dynamique complexe associant les producteurs des substances psychotropes et stupéfiantes aux logisticiens chargés d’acheminer le produit ainsi qu’aux revendeurs de gros comme de détail. Ces derniers alimentent, ensuite, graduellement, les divers marchés de consommation. Le modèle économique repose sur les critères de la rareté et de la pureté des produits. Du fait de son statut de trafic illicite, la notion de risque est omniprésente et justifie les cours de revente tout au long de la chaîne. En effet, la perte de tout ou partie des produits illicites et la perspective d’une interpellation des acteurs par des services répressifs sont préalablement inclues dans le schéma financier. De fait, une géo-économie illicite voire hybride vise à collecter des fonds issus de ce commerce et, ultérieurement, à les blanchir, c’est-à-dire à les intégrer dans les circuits licites des économies au prix d’un complexe processus d’opacification. C’est bien là que réside la motivation centrale de l’activité criminelle. Cet argent « sale » est susceptible de déstabiliser les marchés, d’artificialiser des secteurs d’activité et de financer le terrorisme. Au-delà du train de vie ostensiblement injustifié, c’est bien souvent l’immobilier ou des investissements commerciaux et industriels qui en constituent le réceptacle. Cette infraction financière démontre le caractère matriciel du narcotrafic qui génère et alimente un complexe écosystème criminel (blanchiment, trafic d’arme, trafic d’influence, traite d’êtres humains, homicide,..). Toutefois, déterminer avec précision le volume et l’ampleur des flux financiers illicites relatifs au narcotrafic demeure un défi majeur. Ce calcul complexe et fragile résulte d’extrapolations fondées sur des données liées aux cultures, aux achats de précurseurs chimiques, au potentiel de production illégale de drogues, aux saisies réalisées par les services répressifs, aux estimations des ventes et de la consommation. Voici résumés ci-après des ordres d’idée de ces flux illicites :

. Le montant susceptible d’être blanchi annuellement par le système financier est l’équivalent de 2,7 % du PIB mondial soit 1 600 milliards de dollars (évaluation de 2009 [3]) ;

. la part du trafic de drogue est évaluée à 20 % dans le produit du crime mondial dans son ensemble, à 50 % dans celui de la criminalité organisée soit entre 0,6 et 0,9 % du PIB mondial ;

. le marché mondial de la drogue « valait » en 2014 entre 426 et 652 milliards de dollars soit un tiers de la criminalité organisée transnationale (évalués entre 1600 et 2200 milliards de dollars) [4].

Ces données sont à actualiser avec la tendance haussière des productions et de la demande cumulée à une massification mondiale des usages de substances psychotropes et l’ouverture de nouveaux marchés plus rémunérateurs.

Copyright novembre 2024/Manet/Diploweb.com

Par Florian MANET

L’auteur s’exprime à titre personnel. Colonel de la gendarmerie nationale, Florian Manet est essayiste, expert en sûreté globale, chercheur associé à la Chaire « Mers, Maritimités et Maritimisation du monde » de Sciences Po Rennes. Auteur du « Crime en bleu. Essai de Thalassopolitique » publié aux éditions Nuvis (2018), il publie un nouvel ouvrage intitulé « Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation » aux éditions EMS avec le soutien financier et scientifique de la Fondation de prospective maritime et portuaire SEFACIL et avec le partenariat opérationnel d’IRENA GROUP et de « Global Initiative Against Transnational Organized Crime » (GI-TOC).