mardi, décembre 17, 2024

« L’école du like » : le numérique change-t-il la place des parents d’élèves ?

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Si les enfants ne racontent pas toujours à leurs parents leurs journées d’école, des applications leur donnent aujourd’hui un aperçu de la vie de classe. Elles remplacent de plus en plus les carnets de correspondance ou cahiers de liaison classiques, les enseignants y postent des photos et des informations pratiques. Mais cela révolutionne-t-il le dialogue entre l’école et les familles ?

C’en est fini des cahiers de liaison ou des carnets de correspondance. Lorsque des parents d’élèves veulent vérifier une information sur l’emploi du temps de leur enfant, contrôler une absence ou demander un rendez-vous à un professeur, ce sont désormais à des applications qu’ils doivent se connecter.Dans le primaire, il s’agit d’un phénomène relativement récent. Dénommées Klassly, Toutemonannée, ClassDojo, Beneylu School, Edumoov, One, ou encore Scolnet, ces applications sont apparues dans les années 2010. Au-delà de leur fonction pratique, elles permettent aussi de partager quelques images de la journée d’école avec les familles. Font-elles pour autant entrer les parents dans la classe ? Révolutionnent-elles le dialogue entre l’école et les familles ?

Si ces outils ont pour objectif de faciliter la communication au sein de la communauté éducative, ils peuvent aussi créer une nouvelle charge mentale du côté des pères et des mères, sans enrayer les inégalités sociales face à l’école. C’est ce que montrent les résultats de notre enquête L’école du like. Les nouvelles relations école-famille à l’ère du virtuel, publiée en septembre 2024 aux Presses universitaires de France. Explications.

L’ère de la « classe instagrammable » ?

Dans la mesure où tous les enfants ne racontent pas ce qui se passe à l’école, les applications connectant écoles et familles ont une réelle fonction relationnelle. On peut dire qu’elles ouvrent la classe aux parents. Les photos que l’enseignant leur envoie dans la journée leur permettent de participer un peu à la vie de leur enfant. Et notre enquête montre qu’après l’école, ils vont engager la conversation en famille sur la base de ces photos ou vidéos reçues. D’une certaine manière, cela crée donc du lien entre l’enseignant et les parents, et entre le parent et son enfant autour de l’école.

En revanche, ce partage ne va pas jusqu’à un partage pédagogique : ce n’est pas à la classe ordinaire que les familles ont accès mais plutôt à des évènements particuliers, un peu extraordinaires – anniversaires, sorties, projets artistiques… Une dictée ou une séance de maths, à moins que l’apprentissage se fasse sous une forme originale, ce n’est pas « fun ».

Clip de promotion de Klassroom (2018).

Il y a une dimension esthétique avec ces applications, c’est ce qu’on appelle dans l’ouvrage la « classe instagrammable ». Les parents restent donc spectateurs. On peut penser que c’est frustrant. Mais, dans les interviews, on se rend compte qu’ils sont sensibles à ce que l’enseignant propose ce genre d’activités, plus ludiques, de l’ordre de l’épanouissement. Ils disent qu’ils sont heureux que leurs enfants ne fassent pas que des exercices de maths et de français, qu’il y ait une ouverture culturelle et des moments moins formels. Ce qui correspond tout à fait à une conception de l’enfance très contemporaine, à l’attention pour son bien-être.

Finalement, chacun reste à sa place. Les parents sont dans un paradoxe : ils veulent des informations, et en même temps ils veulent voir sourire leur enfant sur des photos. Et l’enseignant veut montrer des choses aux parents, mais il ne veut pas qu’ils « mettent leur nez partout », il tient à maintenir les frontières entre les professionnels et les profanes. On peut dire que ces applications numériques satisfont à la fois les parents et les enseignants dans une sorte de relation « proche et distante ».

Des inégalités dans l’aisance à communiquer

Sur le site d’Edumoov, l’un des acteurs des Ed Techs.

Les applications ne changent pas non plus la donne sur le plan des inégalités sociales face à l’école. Les parents qui déjà se débrouillaient bien dans la relation avec l’école, dans les réunions, qui étaient participants dans la vie de l’école, sont à l’aise avec ces applications. Ils peuvent encore mieux, encore plus participer. Et les parents qui étaient plus en retrait, qui rencontraient des difficultés dans cette relation par rapport à leur origine sociale, à la maîtrise des codes sociaux, sont encore en difficulté.

En même temps, on peut citer l’exemple d’une application qui propose la fonctionnalité de traduction instantanée des messages pour les familles allophones, ce qui facilite beaucoup le contact pour elles et pour l’enseignant. S’il y a des choses positives, globalement on reste sur les mêmes processus, les mêmes schémas relationnels entre des familles avec qui il y a une connivence et des familles qui sont un peu laissées sur le côté.

La petite révolution, c’est que les applications sont sur le téléphone portable, qui est de fait plus démocratique qu’un ordinateur, car tout le monde aujourd’hui en possède un. Et les applications s’utilisent comme les réseaux sociaux, ce qui est également inclusif. Tout le monde sait envoyer des photos de vacances à sa famille, et donc tout le monde sait utiliser une application avec l’école.

« Les Edtech et l’Éducation nationale, zoom sur Beneylu » (2018)

Dans notre enquête, on a vu que, le plus souvent, ce sont les enseignants eux-mêmes qui sont à l’initiative de l’utilisation d’une application. Ils le font parce que ça correspond à un besoin professionnel : il y a des attentes institutionnelles et des attentes parentales d’information et de communication aux familles. L’outil numérique, c’est une manière de répondre à tous ces besoins.

Là où ces applications apportent une réelle plus-value, au-delà d’un aspect pratique, c’est qu’elles suscitent une forme de reconnaissance de la part des parents, à qui on montre que, non seulement on travaille, mais qu’on est attentif et actif dans l’épanouissement de leurs enfants, en proposant des activités qui sortent de l’ordinaire de la classe.

Une nouvelle charge mentale ?

Ces outils facilitent à la fois le contact avec l’école pour communiquer de petites informations sur l’absence d’un enfant malade, un retard, une demande d’information sur un devoir à faire à la maison, etc. Ils apportent aussi une touche de convivialité dans la relation enseignants-parents et de la satisfaction pour les parents à avoir le sentiment de pouvoir entrer un peu dans la classe. Mais ils ont aussi un coût pour les parents, qui se sentent tenus de montrer qu’ils participent. Il faut être disponible, il faut « liker » : quand on like, on montre à l’enseignant qu’on participe ; si on ne like pas, c’est comme si on ne participait pas, comme si on n’était pas intéressé.

Ce travail continu, pendant la journée, le week-end, les vacances, est en effet une nouvelle charge mentale, qui repose surtout sur les mères. Ce sont elles le plus souvent qui prennent en charge l’application sur leur téléphone.

Toutemonannee.com, l’un des acteurs des Ed Techs.

Ces applications ne remplaceront jamais une rencontre en face-à-face entre l’enseignant et les parents, notamment quand l’enfant rencontre une difficulté. En revanche, pour la communication du quotidien, elles sont innovantes. L’enseignant est plus accessible. Elles créent une fluidité, une communication moins formelle, un peu hybride, qui mêle écriture, images et emojis.

Certains enseignants, plus à l’aise dans les relations avec les parents, arrivent à créer une communication conviviale, qui rend l’école plus proche, moins intimidante notamment pour des parents de milieu populaire. Mais la véritable coéducation nécessite une discussion et la construction d’un accord qui n’a pas qu’une dimension individuelle, qui implique aussi le collectif des parents. Cela va au-delà des moyens dont disposent les applications et implique un processus plus politique de participation des parents à la vie de l’école en tant que partenaires.The Conversation

 

Aksel Kilic, Maîtresse de conférences en sociologie, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) et Jean-Paul Payet, Professeur de sociologie de l’éducation, Université de Genève

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.