La suspension temporaire des titres de presse Stades et Sunu Lamb couplée à la journée sans presse, viennent amplifier la crise qui sévit actuellement dans le monde de l’information. Pour justifier cette situation des plus délicates, là où certains avancent des motifs économiques avec la lourde ardoise fiscale que doivent les entreprises de presse à l’Etat, d’autres estiment que c’est un retour à la réalité pour des médias qui jouissaient d’un lit de roses avec le précédent régime. Peut-être, la causalité économique se tient, mais elle n’explique pas à elle seule la langueur actuelle des entreprises de presse.
La crise de la presse coïncide avec un changement dans notre manière de consommer l’information et plus globalement avec une mutation profonde de notre société. En effet, l’analyse de cette crise ne peut se dissocier du contexte sociétal.
Revenons trente ans en arrière. Un certain âge d’or de la presse. Symbolisé par l’affluence que rencontraient les kiosques à journaux. Ceux-ci, en plus de refuser du monde, étaient des lieux de vie, d’échanges. En une heure ou deux, la majorité des journaux avait trouvé preneur. A cette époque, Internet n’avait pas encore immergé nos vies et plus important encore, l’information était sacralisée. Que dire de la messe du 20h de la RTS où les présentateurs étaient érigés au rang de vedette. La carrière de journaliste brassait énormément d’aspirations à ce moment. Toutefois. La culture de l’exigence, de l’excellence prônée par la corporation produisait une sélection rigoureuse des aspirants journalistes.
La société sénégalaise était épargnée des débats anxiogènes que l’on connait aujourd’hui, en plus de bénéficier d’un certain aura intellectuel facilité par un niveau d’éducation aux standards éloignés de ceux actuellement en cours, forçant ainsi les acteurs de la presse de l’époque à rester dans les clous de la rigueur, de l’éthique. La dictature du temps et le virus de l’ « infobésité » qui prévalent aujourd’hui, n’étaient pas aussi prégnants à l’époque, permettant une certaine profondeur dans le traitement de l’information. La télévision faisait office de lien social et son hégémonie ne souffrait d’aucune contestation. Au tour du petit écran, se réunissaient tous les membres de la famille, attendant avec impatience la diffusion de feuilletons restés mémorables dans l’histoire cathodique sénégalais. Si l’époque contemporaine se caractérise par un « millefeuille informationnel avec une floraison de chaines télé, de Web Tv, de stations de radio, de journaux papier, le paysage médiatique des années 90 se limitait à une télé nationale (RTS) et quelques titres de presse emblématiques et stations de radio. Autre trait distinctif, la nature des informations. Aujourd’hui, le sensationnalisme est l’ingrédient principal dans le traitement de l’information avec cette recherche constante du « buzz » avec son lot de titres « clikcbait ». Certes, 30 en arrière, le sensationnalisme enrobait certaines nouvelles mais il n’avait pas la même consistance qu’aujourd’hui. Pourquoi ? Parce qu’il y’avait des gardes barrières à la fois morale et intellectuelle tenues par des institutions telles que la famille, l’école, l’Etat et la religion. Leurs discours convergeaient vers la même direction à savoir le rôle prépondérant de l’éducation, de la culture. En somme, la quête de la connaissance. Conséquence. Livres, journaux papiers, journaux télévisés étaient prisés. Dans l’ensemble, la population était anesthésiée par rapport aux distractions nocives qui rythment de nos jours la société sénégalaise.
Il y’a trente ans, la presse ne connaissait pas le marasme dans lequel elle patauge actuellement. La construction sociétale de l’époque était un terreau fertile à l’engouement vis-à-vis de la presse. Niveau d’éducation élevé, attrait pour la culture et accessoirement pour la lecture, autorité des institutions autant de facteurs propices au quatrième pouvoir. Puis.
Est survenue la transformation de la société sénégalaise.
Elle est devenue une société de divertissement. Elle voit l’affaissement de l’autorité des institutions (famille, école, religion, Etat), le recul du niveau scolaire, l’introduction de programmes culturels tout sauf éducatifs. Du coup. Le logiciel des années 90 cède la place à une conception de la société essentiellement récréative. On préfère passer du temps à « scroller » sur les réseaux sociaux à la recherche de contenu distractifs que de lire et plus généralement de s’enrichir intellectuellement.
Face à cette nouvelle architecture sociétale, la presse dite traditionnelle accuse le coup.
Dans le sillage d’Internet, le second écran (tablettes, smartphones) a fait son apparition. Avec lui, un nouveau type de contenu inspiré des créations Netflix et plébiscité par les nouvelles générations. Ainsi. Pour éviter le couperet du zapping, une information doit incorporer un soupçon de divertissement. L’omniprésence du second écran combinée à la floraison de sites d’informations de tout genre, de Web Tv, aux réseaux sociaux signent le déclin des journaux papier et plus largement de la presse traditionnelle. Ces sites d’information pour la plupart friands de sensationnalisme, ont fini par rassembler une large audience autour d’eux parce que le contenu proposé colle à l’air du temps. Une information facile à consommer et généralement dénuée de fonds. Pour la plupart des rédactions qui composent les rédactions des sites d’information, la formation journalistique est soit absente soit bancale. Conséquence. Multiplication des « fake news », primauté de la quantité sur la qualité, absence de maîtrise de la langue française. Face à un public quasiment peu regardant sur le traitement de l’information, ces manquements ne soulèvent guère de questionnements ou de critiques. L’attention que concentrait jadis la presse traditionnelle s’est lentement glissée vers les réseaux sociaux, des sites d’information pas très à cheval sur la rigueur journalistes. Dans l’un de ses discours, l’ancien Président Macky Sall pointait la transformation de l’information en prenant exemple sur la manière dont se pratique aujourd’hui la revue de presse. En effet, celle-ci ressemble plus à un sketch qu’à un exercice journalistique.
Imputer au digital, l’état actuel dans lequel se trouve la presse relèverait d’un impair. Le digital et plus largement Internet n’est qu’un outil, tout dépend de ce qu’on en fait. Son usage de la part de certaines organisations qui inscrivent leurs activités dans le cadre journalistique entache le secteur dans sa globalité. Mais dans la majorité des cas, nos médias considèrent le digital comme tendance. Combien de médias possèdent un site web digne de ce nom ? Combien mettent en place des stratégies digitales ? Pour la plupart, se doter d’une vitrine web sert juste à suivre une tendance. Une navigation sur un nombre conséquent de sites web montre que la dernière mise à jour remonte à plusieurs années. Et pourtant, bien utilisé le digital peut s’avérer être un outil de premier choix.
A l’étranger des médias comme Le New York Times, Le Washington Post, Le Monde, Le Temps pour ne citer qu’eux, ont parfaitement négocié le virage numérique conjugué à une bonne compréhension des mutations sociologiques. Mais cela n’explique que partiellement leur réussite. En dépit de quelques différences au niveau de la culture, de leur histoire, de l’audience, leur combat converge vers une seule direction. Chaque année, ces médias investissent dans la publicité pour montrer la sacralité de l’information, les menaces qui pèsent sur le travail des journalistes ainsi que sur leurs sacrifices pour livrer la bonne information avec rigueur et éthique. Ces titres ont mené un vrai travail de conscientisation sur ce que doit être l’activité journalistique, en mettant à contribution le digital. Contenu traitant du « Fact checking », site web intégrant l’expérience utilisateur, « snack content », autant d’éléments qui composent l’univers numérique de ces médias. A côté de leur mission à consonnance pédagogique, ces médias ont réussi une prouesse : devenir des marques. Du fait d’un branding mais surtout d’un storytelling savamment travaillé grâce en partie au digital, ils ont résisté aux mutations sociétales, technologiques, politiques. A l’évocation de leur nom, les superlatifs ne manquent pas pour décrire ces entreprises de presse devenues maintenant des institutions. Ainsi pour marquer les esprits, chaque élément est finement réfléchi. Même les signatures qui officient dans ces médias développent leur propre branding au point de devenir eux-mêmes des médias avec des millions de followers sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui grâce à toutes ces opérations, ces titres sont parvenus à fidéliser des millions de personnes en lecteurs assidus garantissant une certaine pérennité en dépit de quelques conjonctures défavorables.
Evidemment nos médias locaux ne peuvent se positionner au même niveau que leurs homologues occidentaux car tant de choses les séparent surtout en termes de patrimoine historique, financier, culturel. Toutefois. Cela n’exclut pas de s’en inspirer.