Une native de Dakar foncièrement attachée à Saint-Louis où elle a vécu depuis son enfance. Telle pourrait être présentée Fatima Fall, Directrice du Centre de recherche et de documentation du Sénégal (Crds). À la tête de cet Institut depuis janvier 2006, cette amoureuse du patrimoine s’est battue pour la réhabilitation de plusieurs sites de la ville tricentenaire, mais surtout pour l’inscription de l’île et le « Ceebu jën » parmi les trésors de l’humanité.
De teint clair, petite taille et les cheveux longs, Fatima Fall ne fait pas trop son âge. Elle dégage l’énergie d’une jeune femme de 40 ans ou bien moins. Son habillement, pantalon large et haut, un ruban sur les cheveux et des bijoux typiquement africains, renseigne sur le domaine dans lequel elle évolue : le patrimoine et la culture.
Née en 1964, à Dakar, Fatima Fall Niang a presque fait toutes ses humanités à Saint-Louis. Ses parents ont rejoint l’ancienne capitale de l’Aof en 1966. C’est à l’école Cheikh Touré de Guet Ndar qu’elle fait ses premiers pas, avant de rejoindre Gracianet, puis Didier Marie, sur l’île. Elle obtient son baccalauréat au lycée Charles de Gaulle. Elle intègre ensuite l’École normale supérieure d’éducation artistique (Ensea) où elle a été formée pendant 4 ans. À sa sortie, elle est affectée au lycée et collège Diéry Fall de Bambey où elle enseigne pendant deux ans. En 1993, elle est nommée conservatrice du musée du Crds de Saint-Louis. Sous la supervision du Directeur, Fatima, la plus jeune du personnel, a su gravir les échelons et a beaucoup appris dans le domaine du patrimoine grâce à des formations en conservation. D’abord à l’université Paris 1 Sorbonne, puis en médiation culturelle à l’université de Marseille, sans compter les formations intermédiaires à l’École du patrimoine africain. « Si je suis devenue ce que je suis aujourd’hui, c’est grâce à la générosité de ceux-ci et certains professionnels qui voyaient en moi, en tant que femme, le pouvoir de défendre les dossiers d’inscription de sites au patrimoine mondial », nous confie-t-elle. Une passion pour le patrimoine et la culture acquise depuis son enfance. Élève, elle a côtoyé le monde du cinéma. « Quand mon papa a été affecté à Gracianet, qui n’est pas loin de la gouvernance et de la place Faidherbe, il y avait beaucoup d’activités sur cette place mythique comme le Fanal et mon papa acceptait qu’on aille y assister. Je pense que c’est de là qu’est née cette passion. Les mercredis, on allait voir des films et après il y avait des activités artistiques comme la peinture, le tissage et autre et l’après-midi, je revenais avec mes frères pour la lecture. C’est ça qui m’a conduit à prêter ma voix pour une interprétation », explique Mme Niang.
Une battante à la tête du Crds
C’est en janvier 2006 que Fatima Fall devient la Directrice du Centre de recherche et de documentation du Sénégal (Crds). Avec émotion, elle se remémore ses débuts en tant que Directrice non sans verser des larmes. « Quand j’ai vu le courrier sur le bureau du Directeur, j’ai pleuré (elle pleure en expliquant). Je me suis demandé ce que je vais devenir et que va devenir le Crds. On n’avait pas de budget et je me demandais qui je pouvais appeler, mes parents n’évoluant pas dans le domaine du patrimoine. J’ai pensé à un frère à moi, un ami, un conseiller, Babacar Ndiaye, décédé il y a deux semaines. Cette personne m’a motivée. Il m’a dit que c’était un défi à relever et que j’en étais capable. Je me suis alors ressaisie, j’ai fait le point et je suis allée voir le Gouverneur », nous dit-elle.
Sous sa conduite, le Crds a été réhabilité et équipé. Fatima Fall n’a pas hésité à transformer l’appartement qui devait lui servir de logement en espace public. Un laboratoire de recherche y a été installé. « Entre-temps, on a repris les textes du centre. C’est un centre de recherche et de documentation, mais il ne fait pas que de la documentation, de l’animation et de la médiation. C’est pourquoi on a repris le volet recherche en plus de la conservation », explique la Directrice qui a tenu à ce que la conservation des objets historiques soit faite dans les standards internationaux. Aujourd’hui, le centre fonctionne avec un budget de 15 millions de FCfa, une enveloppe insuffisante. Mais l’abnégation de sa Directrice a fait qu’il accueille plusieurs activités comme les visites guidées, les expositions temporaires, des séances de lecture dans la bibliothèque et des cours d’anglais gratuits. Des partenaires, Fatima Fall a su en trouver. La réhabilitation du centre a été faite par des Espagnols et le centre est souvent invité à des activités culturelles à l’échelle internationale. Des résultats obtenus au prix de beaucoup de sacrifices comme le renoncement à une préinscription pour un Master à la Sorbonne.
Deux inscriptions au patrimoine mondial
Sous sa direction, le Crds a repris les dossiers d’inscription de l’île de Saint-Louis sur la liste des patrimoines mondiaux entamés en 2000. En tant que référente de l’Unesco, elle a coordonné plusieurs activités, dont la réhabilitation de 5 sites à Saint-Louis. Parmi ceux-ci, la cathédrale, la gouvernance… Un travail que Fatima Fall a mené en collaboration avec la mairie de Saint-Louis et les villes jumelées à la localité.
Si le « Ceebu jën », plat national du Sénégal, a été inscrit au patrimoine immatériel de l’Unesco le 14 décembre 2021, c’est en partie grâce à l’engagement et au dévouement de la Directrice du Crds. En effet, Fatima Fall et son équipe ont réussi à convaincre le comité ad hoc de l’Unesco à inscrire cet art culinaire bien sénégalais parmi les trésors de l’humanité. « En tant qu’expert référent de l’Unesco au Sénégal, nous avons, avec les membres du Crds, effectué des déplacements dans la région de Saint-Louis et ensuite dans la région de Matam parce que c’était les deux régions que je coordonnais. Et c’est cela qui nous a valu l’inscription du « Ceebu jën » sur la liste du patrimoine mondial. En plein Covid-19, nous avons travaillé et sollicité les communautés parce qu’après tout, c’est pour elles que nous faisons tout ce travail », dit-elle. Cette distinction permettra au « Ceebu jën » de s’ouvrir davantage à l’international et de booster l’offre touristique sénégalaise.
Un livre sur le « Ceebu jën »
Mme Niang ne s’est pas arrêtée en si bon chemin. Avec le philosophe Alpha Amadou Sy, elle écrit un livre intitulé « Ceebu jën, un patrimoine bien sénégalais ». Cet ouvrage retrace le long itinéraire d’une spécialité qui ravive à la fois les yeux et l’estomac et devenue, par la force des choses, symbole de multiculturalisme et d’universalisme. Au fil des pages, Fatima Fall Niang et Alpha Amadou Sy proposent aux lecteurs un véritable voyage culinaire dans la ville tricentenaire et rendent compte de ce processus au cours duquel le « Ceebu jën » a été inventé puis enrichi pour parvenir à être considéré comme un des symboles les plus emblématiques du Sénégal ». Les auteurs expliquent également comment « les Saint-Louisiens ont pu inventer, à partir du riz, de l’huile, des légumes produits hors de la colonie, un plat d’une originalité et d’une déliciosité incontestée ». Et ils montrent combien l’esthétique dans la présentation et dans le service relève d’un véritable cérémonial qui aiguise l’appétit.
« Ceebu jën, un patrimoine bien sénégalais » est une invite à préserver ce patrimoine immatériel bien sénégalais dans ses vertus et ses richesses, pour assurer sa transmission aux générations futures. Et ce n’est pas pour rien que l’ouvrage a remporté le premier prix aux « Gourmands Awards 2023 » et son discours lors de la proclamation a valu au « Ceebu jën » le deuxième prix devant Madagascar, la France, le Japon, les États-Unis. Un discours, non préparé, mais axé sur la signification réelle du « Ceebu jën » pour les Sénégalais, les valeurs inculquées autour du bol et le symbole de la Téranga qu’il représente.
Engagée sur tous les fronts
Spécialiste en conservation préventive, Fatima Fall est aussi la présidente de l’Association Ndart, entièrement consacrée au service du développement des métiers de la mode, du design et de la création. Une structure très impliquée dans l’organisation du « Takussanu Ndar » et du « Fanal » ; de magnifiques défilés costumés qui permettent de montrer à la face du monde un pan du patrimoine culturel saint-louisien. Avec les amoureux du patrimoine de la vieille cité, elle essaie, à travers la « signarité », et par le biais de l’histoire, de redonner à ce patrimoine un second souffle.
À un an de la retraite, Fatima Fall n’a qu’un seul regret : le manque de reconnaissance des autorités. Après leur distinction aux « Gourmands Awards 2023», ils n’ont même pas été reçus par le Ministère de la Culture et du Patrimoine historique. Son défi avant de partir à la retraite, c’est de peaufiner un plan stratégique pour le Crds pour les trois années à venir. Fatima souhaite aussi que son remplaçant soit quelqu’un qui évolue dans le domaine du patrimoine, qui connaisse le patrimoine et maitrise bien les partenaires.
Par Jeanne SAGNA (Correspondante), Le Soleil