Et si, plutôt que de développer de nouvelles infrastructures minières, on valorisait les gisements de métaux contenus dans les objets électroniques que nous n’utilisons plus (ordinateurs, smartphones, etc.) ? Il existe de très bonnes raisons de s’intéresser au potentiel de ces « mines urbaines », ou mines secondaires, par opposition aux mines « primaires » où l’on exploite directement les ressources du sol.
Celles-ci permettraient même de faire d’une pierre trois coups, en réduisant la quantité de déchets électroniques, en réduisant l’empreinte énergétique et les dégradations environnementales causées par l’industrie minière, et en préservant des ressources critiques stratégiques pour le continent européen. Mais aujourd’hui, ce potentiel reste encore largement sous-exploité.
Un enjeu stratégique pour l’Union européenne
Valoriser les déchets électroniques est intéressant car cela permet de réduire, mécaniquement, leur quantité. Ils constituent aujourd’hui l’un des flux de déchets à la croissance la plus rapide, dégradent les écosystèmes et représentent un enjeu majeur de santé publique.
L’exploitation de ces ressources secondaires permet aussi de diminuer la pression sur les ressources primaires du fait de l’exploitation minière – et donc de réduire son impact environnemental élevé. En effet, le recyclage de certains métaux est moins énergivore que leur extraction minière. C’est le cas de l’aluminium : sa production par recyclage nécessite dix à quinze fois moins d’énergie que sa production primaire.
D’autant plus que plusieurs des métaux valorisés font partie de ressources critiques au niveau de l’Union européenne. Elles sont essentielles à l’industrie, en particulier dans un contexte de transition énergétique, et présentent un fort risque de tensions d’approvisionnement. À ce titre, l’Union européenne publie et met à jour régulièrement depuis 2011 la liste des métaux critiques qui devraient constituer des priorités de valorisation pour les mines urbaines.
La cinquième liste, publiée en 2023, identifiait 34 métaux critiques, dont les terres rares, le lithium, le cuivre ou le nickel. Malheureusement, on ne peut que constater le fossé entre les recommandations de l’Union européenne et les pratiques de valorisation des mines urbaines.
Un cycle de vie truffé d’obstacles au recyclage
En cause, des obstacles techniques, organisationnels, réglementaires et économiques à chaque étape du cycle de vie d’un objet, qui limitent son potentiel de valorisation. Dès la conception des objets, on peut identifier certaines pratiques qui limitent la recyclabilité des métaux, comme le recours aux alliages, ou encore l’hybridation des matières, notamment utilisée pour l’emballage de liquides alimentaires. La plupart des briques de ce type sont ainsi constituées de carton et de PolyAl, un mélange de polyéthylène (un type de plastique) et d’aluminium.
Or, pendant longtemps, on a récupéré et recyclé le carton des briques alimentaires, mais pas le PolyAl, produisant ainsi une situation de recyclage incomplet. Dans ce cas précis, les entreprises Tetra Pak et Recon Polymers ont fini par mettre au point un procédé de séparation, et ouvrir une usine de recyclage spécifique pour le PolyAl en 2021. Mais un grand nombre d’autres produits continuent à être difficiles à recycler, précisément parce que cet aspect n’a pas été pris en compte au moment de leur conception.
Les usages dispersifs, qui consistent à utiliser de petites quantités de métaux dans des produits pour en modifier les propriétés, sont une autre pratique qui pose problème pour le recyclage : des nanoparticules d’argent sont par exemple intégrées dans les chaussettes pour empêcher les mauvaises odeurs. Ou encore, quelques grammes de dysprosium, une terre rare, sont parfois utilisés pour booster les capacités magnétiques des aimants. Autant d’usages des métaux qui confisquent à jamais leur circularité.
Hibernation électronique dans les greniers
Une fois l’objet conçu et utilisé, le deuxième frein vient du consommateur, qui a tendance à stocker ses objets électroniques, qu’ils fonctionnent ou non, plutôt qu’à les déposer dans une filière spécifique pour qu’ils soient recyclés. Le phénomène est tel qu’on parle d’hibernation électronique. En 2009 déjà, une étude pionnière estimait qu’en moyenne, les foyers américains abritaient 6,5 objets électroniques en hibernation dans leur grenier, et ce chiffre n’a fait qu’augmenter de façon exponentielle au fil des années.
En 2021, une étude menée par Google identifiait sept obstacles principaux au recyclage des appareils électroniques par les consommateurs : le manque de sensibilisation aux options de recyclage existantes, les attentes d’une compensation financière ou sociale, la nostalgie, la volonté d’avoir un terminal de rechange en réserve, la volonté de récupérer des données sur le terminal, ou encore de supprimer des données, et enfin le manque de praticité des filières de réemploi ou de recyclage.
Une étude plus récente menée en Suisse nuance cependant ces résultats : 40 % des répondants affirmaient être prêts à se séparer de leur vieux téléphone portable pour une compensation inférieure à cinq dollars. Il serait toutefois intéressant de mener la même enquête dans des pays moins riches que la Suisse…
Le troisième point de blocage, enfin, concerne les systèmes de collecte et les infrastructures de recyclage. En France, pour la plupart des filières de déchets spécifiques (déchets électroniques, emballages, pneus, etc.), tout est centralisé par des éco-organismes, des organismes privés qui peuvent avoir une responsabilité organisationnelle – ils organisent concrètement les opérations de recyclage – ou financière, auquel cas ils s’occupent uniquement de la gestion financière de la filière. Ces éco-organismes sont régulièrement au cœur de controverses : des analyses indiquent que la valorisation matière des flux de déchets gérés par les éco-organismes est souvent sous-optimale, notamment à cause de leurs objectifs de rentabilité.
Impliquer ingénieurs, designers, politiques et consommateurs
Pour accompagner les entreprises dans une démarche d’écoconception, il existe pourtant plusieurs initiatives, dont la démarche Cradle to Cradle, « du berceau au berceau », qui invite à considérer l’ensemble du cycle de vie des objets conçus, afin notamment de permettre leur recyclabilité.
Cependant, si on adopte une focale plus large, on ne peut ramener l’engagement des industriels en faveur du recyclage à une rationalité économique étroitement conçue. Cet engagement dépend de facteurs organisationnels, sociaux, voire anthropologiques qui, s’ils ne sont pas antinomiques avec la rationalité économique, appellent à penser le problème du non-recyclage de façon plus large.
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Il existe des leviers pour développer l’exploitation des mines urbaines avec, à la clé, des avantages économiques, environnementaux et géopolitiques.
- Du côté des ingénieurs et des concepteurs de produits, cela passe par un design plus responsable, en prenant en compte l’entièreté du cycle de vie des produits au moment même de leur conception.
- Du côté des consommateurs, cela implique une plus grande sensibilisation à la pratique du tri des flux de déchets spécifiques, notamment électroniques.
- Les entreprises, pour leur part, doivent raisonner sur un temps plus long et pas seulement en fonction de la rentabilité à court terme, dans un contexte de volatilité du cours des métaux.
- Les États, enfin, gagneraient à mettre en place des réglementations adaptées à la complexité du secteur, n’excluant pas des objectifs ambitieux de taux de recyclage spécifiques par type de métal, ainsi qu’une forme de planification territoriale pour mieux coordonner les flux.
La difficulté à tendre vers l’économie circulaire
Rappelons enfin que même dans le cas idéal d’une exploitation optimale du gisement que constituent les mines urbaines, avec des taux de recyclage élevés pour tous les métaux, nous serions toujours loin d’une situation d’économie circulaire. En effet, chaque année, la demande en métaux continue d’augmenter de manière très significative.
La recyclabilité et le recyclage effectif des métaux sont donc des conditions nécessaires, mais non suffisantes à la mise en place d’une économie véritablement circulaire. En effet, seule une décroissance des flux de matière et d’énergie dans l’industrie permettrait aux mines urbaines de se substituer en partie, et non de s’ajouter, à l’exploitation des gisements primaires.
Fanny Verrax, Professeur associé en transition écologique et entreprenariat social, EM Lyon Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.