Saint-Louis (3 au 5 décembre 2018) : Colloque international sur le thème Globalisation, langues nationales et développement en Afrique.
Notre conférence Sargal …. célèbre Pathé Diagne le linguiste. Choix ne pouvait être plus heureux que celui-là car ses travaux dans cette discipline font autorité. «Familier de la linguistique européenne, du structuralisme saussurien, des travaux de Louis Hjelmslev et de la glossématique de Roman Jakobson et de l’École de Prague »,Pathé a ,dès le début des années 60, participé, par ses travaux aux États-Unis, à l’avènement de la linguistique transformationnelle et générative. Dans la mouvance de l’École de Emon Bach, il a contribué en collaboration avec Joseph Wilkins, aux travaux de linguistique comparative initiés au sein de la West African Linguistic Society et réalisé, au début des années 1960, à l’Université de Carbondale, Illinois, le premier Manuel du Français et le premier Manuel du Wolof, selon la méthode transformationnelle ou générative . Dans la foulée, Pathé Diagne rédigera, en collaboration avec les professeurs Joseph Greenberg et David Dalby, la partie introductive à la linguistique historique, du volume I de l’Histoire Générale de l’Afrique publiée par l’UNESCO. Pathé est, de toute évidence, un linguiste hors pair et le choix fait par l’Institut d’Études Avancées (IEA) de lui rendre hommage est on ne peut plus justifié.
Mais peut-on, pour autant, réduire Pathé Diagne (PD) à un linguiste, si prestigieux que soit le titre ? Assurément non L’homme aurait encore pu être retenu si l’Institut d’Études Avancées (IEA) avait décidé de célébrer un économiste, un philosophe ou un historien des civilisations, voire un exégète du livre Saint des musulmans , Al Quran, qu’il a traduit en wolof.
Car PD est tout cela; il est aussi à l’aise dans la discussion sur les formes pronominales que sur les cycles économiques ; tout aussi capable de disserter de paléontologie génétique et d’archéologie linguistique de l’ère ramakushi il y a 8000 à 10000 ans avant JC que de la restauration de sa ville natale St Louis pour en faire une cité d’avenir, portant au Blues people comme les appelle LeroiJones la même attention que celle qu’il porte à la statuaire olmèque précolombienne. Tout se passe comme s’il avait fait sien le fameux « Homo sum et nil humanum a me alienum est …. »
C’est que « les humanités » n’ont pas de secret pour lui. Par la diversité des champs qu’il explore et la rigueur avec laquelle il les laboure, PD fait penser immédiatement à Cheikh Anta Diop avec qui il a, au demeurant, de nombreuses similarités et affinités sur lesquelles je dirai deux mots.
D’où lui vient cette capacité ? Lorsque je lui pose cette question, et l’interroge sur son itinéraire intellectuel, Pathé me répond que son itinéraire intellectuel est simplement celui d’un homme qui a pu s’offrir le luxe de fréquenter les bibliothèques plus que de raison. Je ne crois pas que ce soit si simple ; quelque chose me suggère qu’il y a là un raccourci trompeur, ou une simplification outrancière.
Aujourd’hui, je voudrais me risquer à donner quelques clés à cette question. Et je voudrais en privilégier trois
Certes, Pathé est curieux intellectuellement mais la curiosité ne suffit pas à expliquer sa richesse et sa densité car, si elle ne s’adosse à rien, la curiosité peut mener au dandysme intellectuel et à l’éclectisme bon enfant, fréquents dans les salons mondains mais tout à fait aux antipodes de la pensée structurée et dense de Pathé .
1) Pathé Diagne est dense parce qu’il est travailleur ou, plus justement, chercheur.
Un chercheur, c’est d’abord quelqu’un qui apprend, s’initie. Pathé n’a pas de mal à le comprendre lui qui , dès le jeune âge, a baigné dans une atmosphère studieuse où l’on enseigne que Ku Jangul doo tari (Qui n’a pas appris, ne peut réciter sa leçon). Cette atmosphère, c’est celle de l’école coranique d’abord qu’il fit chez Youssoupha Sall et qui le marquera profondément ; il aurait pu la faire chez lui ou d’autres oncles car dans la famille de Tafsir Oumar Sall dont il est un descendant direct par sa mère Rokhaya Sall, les érudits étaient nombreux, y compris parmi les femmes dont l’une d’elles, Maam Taam, tenait un daara féminin. Le daara saintlouisien est alors une école de vie, un lieu où l’on se forme à plusieurs disciplines. PD y apprend le Coran mais aussi son intérêt pour la linguistique s’y forme, avec l’apprentissage du wolofal, qu’il maitrisera avant même d’aller à l’école française. Mais le daara est aussi un lieu où l’on se forme à la tolérance, à la solidarité, à l’humilité. Ces qualités, PD les mettra à profit et les affinera au petit lycée de la rue Neuville et plus tard au lycée Faidherbe à St louis, où PD fait partie des plus brillants élèves ;même s’il est déjà contestataire il est connu et reconnu, réputé pour ses capacités intellectuelles. Diagne Pathé, ainsi qu’il est appelé alors, se distingue par son gout pour la littérature française, singulièrement la poésie.
Mais il étonne aussi par son avidité à chercher le savoir hors des sentiers battus qui le conduira à lire, Nations Nègres et Culture en une nuit, alors qu’il n’est qu’en seconde. De St Louis, il rejoindra le lycée Van Vollenhoven à Dakar, autre centre d’excellence, où il s’illustrera également en passant haut la main les deux parties du baccalauréat qui lui ouvrent l’accès à l’enseignement supérieur
Après un passage à l’Université de Dakar sanctionné par deux licences en lettres et en sciences économiques, PD va s’inscrire à la Sorbonne et à l’École Pratique des Hautes Études en Sciences Sociales, deux institutions où officient les grands maitres des sciences sociales de l’époque. Ses professeurs ont pour noms Georges Balandier, Georges Gurvitch, Leroi Gourhan, Gilles Martinet ,G.Manessey, E.Benveniste, L.Homburger, Piveteau, L.V Thomas, R.Aron. Ils font autorité dans les domaines de la sociologie, de l’anthropologie, du comparatisme, de l’égyptologie, de l’archéologie, et de la paléontologie… Il fréquente aussi Sciences Po où officie un certain Raymond Aron. PD s’intéresse davantage à ces disciplines qu’aux sciences économiques dans lesquelles il s’illustrera pourtant en soutenant une thèse sur l’intégration économique de l’Afrique de l’Ouest . Il approfondit sa connaissance des travaux de Cheik Anta Diop dont il deviendra l’ami et à qui il consacrera d’ailleurs un ouvrage :Cheikh Anta Diop et l’Afrique dans l’histoire du monde.
Il s’intéresse à la Harlem Renaissance et sera un des premiers Sénégalais de sa génération à se rendre aux USA et à participer aux combats intellectuels des Afro-Américains avec qui il cheminera à Dakar lors du Festival mondial des arts nègres, en 1966, et à Alger avec le Festival culturel panafricain tenu en 1969
C’est fort ce tout cela que PD va, vers la fin de la décennie 60, s’installer à Dakar pour y poursuivre une carrière de chercheur. Lorsqu’il pose ses pénates à l’Institut Fondamentale de l’Afrique noire (IFAN) de l’Université de Dakar il a déjà commis deux ouvrages devenus des classiques: Une grammaire moderne du wolof –seul avant lui le grammairien Senghor s’était risqué à un tel exercice pour une langue africaine, en l’occurrence le Sereer- et le Pouvoir politique traditionnel en Afrique de l’Ouest alors que nombre de ses professeurs dont Balandier et Martinet l’avaient assuré chacun dans son territoire que ses thèses ne trouveraient pas d’éditeur dans la France bien-pensante.
A l’IFAN, il va poursuivre les travaux de linguistique entamés à Paris .Il le fait avec brio et publie coup sur coup des ouvrages qui feront date : l`Anthologie wolof de la littérature universelle, IFAN, Dakar 1970, l`Anthologie de la littérature wolof, IFAN, Dakar, I971, témoignent de cette intense activité intellectuelle. PD se lance aussi dans la traduction en wolof de classiques de Sophocle, de Tolstoï, de Shakespeare, de Buchner, de Gogol, etc. Plus que jamais il fait sien l’adage « xam sa lakk xamm sa bopp » (si tu connais ta langue, tu connais ton identité).
Sa décontraction le fait remarquer des chercheurs qui, en passant devant son bureau dont la porte est toujours ouverte ,l’entendent chanter, siffloter, commenter un match de football, fredonner des accords de Thelonious Monk ou disserter sur la rencontre entre le Neandertal et l’Homo sapiens avec une égale aisance ne donnant jamais l’impression d’être en peine. PD va être remarqué aussi hors de l’IFAN par des cinéastes comme Ousmane Sembene ou Johnson Traore avec qui il va collaborer sur différents projets . Hors du Sénégal, PD est connu aux USA où il se rend régulièrement à partir de 1967 alors que le Black Power prend son envol en 1972. Il dispense des cours dans plusieurs universités mais surtout il dialogue avec un grand nombre de nationalistes afroaméricains . Molefi Asante, Leroi Jones qui deviendra Amir Baraka, Ron Karenga qui n’est pas encore Maulana,Stokely Carmichael qui s’installera dans la Guinée de Sékou Toure sous le nom de Kwame Toure.
Pourtant travailler à Dakar participait de la gageure . Pouvoir surmonter les conditions de travail difficiles, ne suffisait pas . Il fallait y ajouter une grande dose d’audace. D’autant qu’ à la différence de ces chercheurs qui labourent les terrains bien balisés de leurs thèses Pathé se pose en défricheur, un de ceux qui n’ont de cesse de questionner, voire bousculer les doxa et les idées reçues .Ce trait de caractère, cette indépendance d’esprit lui vaudra d’être combattu par le système mandarinal français qui se déploie à pleines voiles au Sénégal à l’époque avec une université qui est la 17 eme de France et un IFAN qui est encore très largement français. PD sait que les mécanismes coopérationnels de la France gaulliste et ne lui feront pas de cadeau; il a devant lui l’exemple de Cheikh Anta Diop réduit au rang d’ermite dans son laboratoire de carbone avec un salaire de misère de 150 dollars. Mais cette perspective n’effraie pas PD qui du reste affiche un souverain mépris pour les biens matériels . L’historien des civilisations va continuer à s’engager sur un terrain où la controverse est particulièrement vive. Dans le sillage de CAD combattu par l’Université, il défend les thèses de Nations Nègres et culture. Il fera preuve sur ce terrain de la même rigueur que celle qu’il met à défendre les langues africaines. L’ère /aire ramakushi, à laquelle il va consacrer plusieurs ouvrages d’une rare érudition, l’occupe. .Pour autant, l’historien ne se désintéressera pas d’une histoire plus immédiate, en particulier celle des « mésaventures africaines » de la France gaullienne pour reprendre le sous-titre de son ouvrage De la République de Felix Éboué à la Francafrique de Charles de Gaulle.
Pour réaliser ses projets, pour faire triompher son intelligence, et ses intuitions géniales, PD mobilise cette qualité qu’il possède en abondance: son audace. Et un côté rebelle qu’il possédait déjà au lycée Faidherbe et qui lui fit préférer le béret basque aux couvre-chef plus classiques. Et l’audace, Pathé n’en manque point ; qui allait le conduire à affronter l’establishment euro ou sémito-centriste et attraire en justice, en France, un certain Jean Daniel, éditorialiste du Nouvel Observateur qui fut déclaré coupable et condamné. Une audace qui allait le conduire à déconstruire les paradigmes d’un certain Léopold Sedar Senghor devenu le servant de la francophonie après avoir été le chantre de la négritude. Senghor était alors au summum de son imperium politique et intellectuel et résumait sa philosophie d’une maxime : « Sévir sans faiblesse coupable ni cruauté inutile » Telle était sa position face à ses adversaires politiques depuis la mise sur pied du régime présidentiel en 1963 mais aussi face aux intellectuels. Pour le monocrate qu’il était devenu en instaurant un présidentialisme exacerbé en lieu et place d’un régime parlementaire dont il se défit en 1962, le maitre mot était sévir, au risque de susciter une résistance à laquelle PD prit une part active, même si elle est peu connue. Le festival d’ Alger en 1969 marqua le paroxysme de l’ affrontement Diagne-Senghor qui jusqu’alors avait été à fleurets mouchetés.
Senghor n’est pas à Alger mais il y a dépêché deux poids lourds de son gouvernement :Assane Seck et Amadou Makhtar Mbow. Ils seront bien incapables cependant de faire face à la puissance de feu d’un PD d’autant plus à l’aise qu’il ne cherche rien ni dans les cénacles du pouvoir, ni dans les rangs de l’opposition .Senghor réagira avec une sévérité qui frise la cruauté : PD sera renvoyé de l’IFAN. Mais alors qu’ à l’époque coloniale il s’est trouvé un Boissier Palun pour faire plier ou pour contourner une sanction excessive prise contre Pathé par l’administration du lycée Faidherbe, en 1969 il ne se trouve plus personne pour faire entendre raison à un Senghor d’autant plus ferme qu’il voit en PD un exemple qu’il ne faut pas laisser prospérer. PD restera de marbre face à la décision de l’autocrate et continuera son combat sans jamais faire de concessions . Par intégrité intellectuelle autant que politique, il refuse la soumission à un ordre senghorien suranné. Il va quitter l’institution universitaire où il aurait pu faire carrière mais la victoire de Senghor est une victoire à la Pyrrhus car PD aura laissé des traces de son passage avec une production intellectuelle de qualité sous la forme de plusieurs livres et de dizaines d’articles.
L’intégrité de Pathé se double d’une humilité qui est un autre trait majeur. PD n’est pas homme des paillettes ou des ors et dorures. La lumière, il ne la cherche pas ,pas plus qu’il ne tire la couverture à lui. Les rampes des projecteurs, il les abhorre et lorsqu’il ne peut y échapper, il cherche un commensal avec qui les partager ou attribue ses mérites a d’autres. Pathé est un homme généreux.
2) La densité de PD est celle d’un homme généreux :
Cette générosité s’exprime de diverses manières :elle prend d’abord la forme de la solidarité avec les plus vulnérables. Les raisons de son expulsion de Faidherbe sont éclairantes à cet égard. C’est en effet pour ne pas servir de témoin à charge à un professeur français corrige par un élève sénégalais que PD fut l’objet cd représailles. Il préféra prendre quelques libertés avec la vérité plutôt que de dire une vérité qui aurait pu nuire à son camarade.
Cette solidarité avec les plus vulnérables explique sans doute son intérêt pour une certaine approche de l’ histoire : celle qui rétablit la vérité sur ceux-là qu’on tend à oublier, donne voix aux sans -voix, sert ceux-là que le destin semble desservir. Il pense comme Chinua Achebe que les lions ont besoin de leurs historiens. Il rétablit ainsi la vérité sur Jean Bart, qui avait en fait pour nom Jambar Diagne, était lamane maitre de terre. C’est ce trait d’esprit qui explique aussi qu’il se soit intéressé au Faidherbe de 1870 plutôt qu’au Gouverneur de St Louis car le vainqueur des Prussiens dut sa victoire aux soldats originaires des quatre communes, héros pas suffisamment chantés.
Cette générosité prend aussi la forme d’une ouverture d’esprit remarquable. Rien n’en témoigne davantage que la ligne éditoriale de la maison d’ édition qu’il fonda en 1974. Sankore, ainsi qu’il l’appela pour souligner l’ouverture, accueillit tenants et adversaires de l’ethnophilosophie ,marxistes et libéraux, laudateurs et contempteurs de Cheikh Anta Diop. La librairie éponyme amplifiait les controverses fécondes mais surtout les démocratisait car Sankoré qui était central spatialement parlant, était libre d’accès. .Toutes les langues s’y parlaient et toutes les générations y étaient également bienvenues, tout comme les formes d’expression: s’y rencontraient les cinéastes, les peintres et sculpteurs ; les romanciers et les musiciens, les mathématiciens et les chanteurs de khassaides, les juristes et les anarchistes autoproclamées. PD était d’autant plus enclin à débattre que ce n’est pas un homme de chapelle. Il est en fait de ceux qui, en politique comme dans d’autres sphères, ne transigent pas sur la souveraineté du sujet. Souveraineté comprise comme chez Spinoza comme la capacité de dire non.
Cette capacité à dire non Pathé la porte en bandoulière car il est l’héritier d’une tradition communale citoyenne qui s’est forgée au sein d’un Saint Louis comptoir multiracial, multiculturel et multiconfessionnel depuis l’époque du négoce transocéanique alors que les monarchies de droit divin régnaient en Europe et les califats despotiques en Orient. Dans le passage Nehme où se nichait Sankore, non seulement on pouvait dire non mais on était encouragé à le dire. Et ce dans la langue de son choix. Comme s’il se fût agi de mettre en pratique les propos de Serigne Moussa Ka inscrits en épigraphe de son ouvrage sur la littérature wolof selon lesquels « toute langue est belle qui chante chez l’esclave la dignité et chez l’homme célèbre l’intelligence » Et lorsque l’espace ou le temps de la librairie s’avérait contraignant, PD invitait les protagonistes du jour à poursuivre la discussion ailleurs. C ‘était souvent chez lui. L’agora se déplaçait alors de Ponty à Yoff Ranrhar où le cebbu jenn St louisien servi face à l’ Atlantique finissait par avoir raison des ardeurs des uns et des autres ou réussissait le tour de force de mettre d’accord, de réconcilier les protagonistes et devenait ainsi un liant renforcé par la magie du lieu et la majesté d’une Fat Sow, tout à la fois complice intellectuelle de PD, hôtesse prévenante et commensale taquine.
La générosité conduit aussi PD à reconnaître à ses interlocuteurs ou à ses sujets beaucoup plus de qualités qu’euxmêmes ne s’en trouvent ou ne s’en connaissent. C’est ainsi qu’à propos d’un évènement comme Mai 68, PD est un des rares de sa génération à en avoir saisi, à mon sens, l’esprit profond. La lecture qu’il en fait est particulièrement valorisante car là où beaucoup de sa génération ne voient qu’une simple disruption, si ce n’est, pire encore, mimétisme de la part d’étudiants manipulés par des Albo-européens, PD dans sa grande générosité autant que lucidité lit Mai 68 comme une manifestation d’envergure qui se distingue des autres manifestations politiques par la très grande générosité, le désintéressement, le dévouement de la plupart des acteurs de ce mouvement, singulièrement des plus jeunes. Il est, sous ce rapport, «frère d’âme », comme dirait mon neveu David Diop, du situationniste Raoul Vaneighem pour qui la révolution est une offrande à l’amour. C’est encore de générosité que fait preuve Pathé lorsqu’il attribue à ce qu’il appelle l’esprit de Saint Louis ou de Tafsir Omar, son grand-père maternel, des qualités dont je persiste à croire qu’elles lui sont propres..
C’est encore sur le compte de la générosité que s’inscrit son sens aigu de l’amitié. Chez PD générosité rime avec amitié. Une amitié élevée au rang de mystique. PD ne renie aucun de ses amis, même ceux qui ont fait des choix aux antipodes des siens. Tout au plus peut-il s’en éloigner, pour ne pas les gêner, comme ce fut le cas avec Diouf au pouvoir ( Président de la République du Sénégal en 1981 après avoir été Premier Ministre entre 1970 et 1980); mais jamais il ne les fustigera. Sa fidélité en amitié explique aussi qu’il ne se soit jamais joint au chœur des critiques de Présence Africaine bien que la Société Africaine de Culture (SAC) à laquelle il prêta pendant fort longtemps ses lumières ne l’ait pas payé en retour et ait même contribué, par sa tiédeur à faire couler l’Association internationale des arts et cultures (AIFESPAC).
J’en arrive à un autre trait de caractère de PD : c’est l’intégrité. C’est une intégrité morale résultant d’une éducation stricte et quelque peu aristocratique avec ce que cela comporte non de mépris mais de détachement par rapport aux oripeaux des nouveaux riches; mais l’intégrité de PD elle est aussi une intégrité intellectuelle qui pousse à un sacrosaint respect des faits. Cette intégrité, rien n’en témoigne davantage que le portrait qu’il dresse de Félix Éboué en qui il voit « le dépositaire et le légataire d’une tradition communale citoyenne …antérieure aux révolutions républicaines du 18eme siècle… » PD. rétablit la vérité sur Éboué parce qu’il ne supporte pas l’injustice de l’oubli, la falsification de l’Histoire de la Résistance par De Gaulle et ses épigones, « la mémoire absentée ». L’intégrité s’exprime par sa volonté et sa capacité à écouter et à parler, à présenter et à partager. Pathé aime communiquer, mais moins pour rallier quelqu’un à sa cause, recruter des talibés ou des militants que pour inciter au dépassement, faire bouger les lignes et faire voir en chacun ce qu’il a de mieux. Son intégrité conduira PD à toujours dire ses limites pour inviter d’autres à le dépasser; les faiblesses de ses argumentaires, il ne les cachera jamais et s’il y a une chose dont il a pu souffrir ce n’est pas de la contestation de ses idées, révolutionnaires sur bien des points, mais de leur insuffisante contestation, en raison de débats insuffisants auxquels il était pourtant prêt, qu’il voulait même susciter. Loin de vouloir marquer un territoire, qu’il aurait pu considérer comme le sien pour l’avoir débroussaillé, PD invite les autres à y planter leurs pénates s’ils le souhaitent, sans payer un ticket d’entrée. C’est assez rare chez les chercheurs formés à l’esprit de la rivalité féroce, forcené, distincte de l’émulation saine, pour mériter d’être souligné
PD EST DENSE AUSSI PARCE QU’IL EST UN HOMME D’ACTION.
Loin de l’image du chercheur enferme dans sa bulle, sa tour d’ivoire, PD est de plusieurs combats significatifs
Homme d’action, le vocable qui revient le plus sous sa plume est celui de mobilisation. Mobiliser est, comme chez les militants les plus aguerris, son leitmotiv ! PD « mobilise » des arguments. Les idées sont, chez lui, des armes de combat. Par moments, il utilise comme synonyme « convoque ». Mais «mobiliser » renvoie parfois dans son lexicon a des groupes sociaux : des jeunes, des intellectuels, des leaders politiques, des hommes d’affaires. Dans ces cas, mobilise est synonyme d’«interpelle », « fait appel à »
Et l’intellectuel PD mobilise tous azimuts.
A l’Union Générale des étudiants de l’Afrique Occidentale ( UGEAO), fer de lance du combat anti-colonial à l’Université de Dakar, son panafricanisme s’affirme et ce n’est pas un hasard s’il est élu secrétaire aux relations extérieures,
A Paris, il adhère à la Fédération des Étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) et fait sien le précepte selon lequel le militant se devait d’être « techniquement compètent et politiquement conscient » Techniquement compètent, il l’est celui qui continue sur la lancée de Dakar à être inscrit en Droit et Sciences Économiques et en Lettres et à accumuler des certificats. Quant à sa conscience politique, elle lui vaudra de connaître les brutalités policières dans les rues de Paris singulièrement lors de la marche organisée par la FEANF en 1961 pour dénoncer l’assassinat de Lumumba, qui se termina par des affrontements au cours desquels PD perdit le manuscrit de sa thèse de troisième cycle.
Il sera, à partir de son retour définitif au Sénégal, de tous les combats.
Ne va-t-il pas lancer avec le Lebu Malinké Sembene et le Sérère Samba Dione la revue Kaddu ?Ne va-t-il pas avec le même Sembene mener avec panache la bataille sur les géminées ? Et avec lui tomber les armes à la main puisque Ceedo restera interdit de projection au Sénégal sous le magistère du poète -président Senghor ?
Touche-à- tout génial, et point échaudé par les parties perdues, ne voilà -t-il pas que Pathé va travailler sur le scenario de Reewu Taax avec Mahama Johnson Traore ?
Et que dire du symposium qu’il pense et organise sur la pensée de Cheikh Anta Diop ? Cinq soirs d’affilée, l’amphi de la Fac de Droit allait refuser du monde, plein qu’il était à craquer d’un public d’une très grande diversité mu par le désir d’écouter Cheikh Anta Diop, de toucher un homme élevé au rang de mythe vivant par certains, adulé par certains, combattu férocement par d’autres, mais ne laissant personne indiffèrent. Cheikh Anta Diop respirait le bonheur et en éprouvait une profonde gratitude pour PD qui avait réussi le tour de force de faire sauter les verrous qui, pendant vingt ans, lui avaient barré l’accès à l’Université qui porte aujourd’hui son nom. Les liens privilégiées qu’entretenait PD avec A. Diouf ont pu favoriser cet exploit mais il est certain que sa propre capacité de persuasion et sa rigueur analytique ont pesé d’un poids tout aussi lourd dans une décision que certains faucons de l’époque avaient vite fait de mettre sur le compte d’une désenghorisation à laquelle se serait attelée son Brutus de fils.
Étrangement,-mais est-ce si étrange que cela ?-PD ne sera jamais un bon militant au sens de partisan. Exception faite d’un bref apparentement au Rassemblement National Démocratique (RND) de Cheikh Anta Diop, et encore n’en suisje pas certain, PD restera à l’écart des partis. Aucun d’eux parmi les partis majeurs de l’époque ne le convaincra suffisamment pour qu’il y milite: ni le Parti Africain pour l’Indépendance (PAI,) ni le Parti pour le Regroupement Africain (PRA/Sénégal), ni le Parti Socialiste (PS), ni le Parti démocratique Sénégalais (PDS). Il entretient pourtant des rapports cordiaux avec les leaders de ces formations . Avec Majhmout Diop, il partage, outre des origines saint-louisiennes, la passion pour l’indépendance : Moom sa rew . Avec Abdoulaye Ly, une passion pour l’histoire; avec Abdou Diouf, une indéfectible amitié qui s’est nouée sur les bancs du lycée Faidherbe; avec Abdoulaye Wade, un certain intérêt pour la réflexion sur les questions économiques
Mais PD ne peut être encarté car il est profondément pluraliste et ne saurait se complaire dans l’exclusivisme qui jette des anathèmes. Il est pour la controverse féconde, nullement pour les fatwas et les anathèmes ou encore moins les attaques ad hominen si caractéristiques des partis. PD est pluraliste, comme l’était l’empire meridional, pharaonique comme celui confédéral yoruba, wolof ou mandeng des Mansa du Mali, voire le Commonwealth anglo-saxon la différence de l’empire France Afrique qui lui, comme l’Empire romain ou latin, portugais ou espagnol, relève d ’un hégémonisme totalitaire d’ordre culturel, politique et économique de prédation et de dépossession On ne saurait parler de l’action de PD sans évoquer le projet AIFESPAC qu’il conçoit, pilote pendant plusieurs années. Ambitieux, le projet l’était qui ne visait rien moins que de démontrer l’antériorité de l’arrivée des Africains sur le continent américain sur Christophe Colomb. Le projet était à l’image de son concepteur : multidimensionnel. Pathé jette aujourd’hui sur le projet AIFESPAC un regard dont je ne sais s’il est lucide ou désabusé, mais son jugement est sans appel : le projet a été coulé par des États finalement peu ambitieux et timorés .
Homme de pensée, homme de communication, homme généreux, Homme d’action : PD est tout cela. Mais chez lui, point de barrière, point de frontière entre ces diverses facettes et les traits de caractère qui y sont attachés. Au contraire, chez lui ces diverses facettes se complètent et donnent lieu à une certaine originalité. PD pense en homme d’action et agit en homme de pensée. Il touche ceux qu’il rencontre par sa capacité à redonner espoir, booster le moral, mobiliser, justifier la dissidence et redonner le gout de l’avenir
Gout de l’avenir et ouverture par rapport à l’avenir :PD est féru de prospective. Il va monter dans les années 80 alors que les pays sont tous sous ajustement structurel, prisonniers d’horizons temporels très courts imposés par les institutions de Bretton Woods, le Centre d’études de prospective alternative et de politologie (CEPAP) dont l’ambition est clairement affichée : il s’agit d’échapper à la dictature des urgences, d’aider les pays et les institutions à lever le nez du guidon, à oser voir loin, voir large et en profondeur. Il est de ce point de vue l’inspirateur du projet Futurs Africains que le PNUD de son ami Pierre. Claver Damiba financera de 1992 à 2002 et dont j’ai assureré la coordination régionale. Mais ce qui l’intéresse dans la démarche prospective, ce sont moins les outils et méthodes, dont PD connait plus que beaucoup le caractère subjectif malgré les apparences de scientificité de certaines d’entre elles, que l’esprit qui est celui de Gaston Berger. PD qui aime à rappeler que le père de la prospective moderne est un Saint Louisien – sa grand-mère s’appelait Fatou Diagne aime-t-il à préciser, est fasciné par l’esprit de la prospective; un esprit qui se décline en plusieurs postulats dont le premier est que l’avenir est ouvert, est domaine de liberté. PD va retrouver avec le CEPAP des thèmes qui lui sont chers : l’intégration africaine, les économies industrielles, etc.
Parce que l’esprit de Gaston Berger c’est que l’avenir est domaine de volonté, PD va penser stratégies de développement. Dans ce cadre, bien avant que mon ami et jeune frère Kako Nubukpo ne s’illustre sur cette question, PD montre que le CFA constitue une entrave à la souveraineté et aux stratégies propres des Etats africains de la zone Franc.
Chers amis,
Je vais conclure avec la conscience claire que je n’ai pas rendu justice à PD, que de cet homme, je n’ai même pas dit peut-être l’essentiel. Mais je manquerais à un devoir élémentaire de vérité et d’élégance toute saint-louisienne si, en dépit de toutes les contraintes, je m’aventurais à terminer mon évocation imparfaite de la trajectoire, de l’œuvre, et de la vie de PD sans réserver une place spéciale à Fat Sow, son épouse, sa complice intellectuelle, la mère de ses enfants, sa partenaire de vie. Fat Sow et PD se rencontrent à l’IFAN en 1967 et ils ne se sont plus jamais quittés. Fat Sow est alors une des rares femmes sénégalaises sociologues. Comme Pathé, elle a des ascendances SaintLouisiennes mais est aussi une Dakaroise, familière des cinémas et ciné -club, du Théâtre de verdure et autres lieux réservés aux privilégiées des premières heures de l’indépendance
Mais tout comme Pathé, elle a un côté rebelle, car féministe. Son intégrité morale et sa beauté feront le reste et lui confèreront une place spéciale dans la vie de PD.
Qu’il me suffise, pour bien mettre en exergue la place spéciale de Fat Sow dans la vie de PD, de signaler que c’est la seule personne vivante à qui PD ait exclusivement dédié un ouvrage. La dédicace est d’une sobriété touchante. «A Fatou Sow» et ce sera tout. La concision de la dédicace en dit long sur l’incapacité de PD à définir la place que Fatou Sow occupe dans sa vie. C’est une place unique et pour moi qui m’honore de me compter parmi les neveux de PD, Fatou Sow a un nom qu’elle porte en exclusivité :Umpaan
Umpaan, parce que nul n’est mieux placé que toi pour être notre émissaire auprès de PD. Dis lui que notre plus grand souhait est qu’il continue d’être, en bon St Louisien, l’océan aux vagues fougueuses et la mer aux multiples bras ; une lame de fond irrésistible mais aussi un homme attentif aux méandres, un adepte du pluralisme culturel, confessionnel, politique. Un pluralisme qui explique la cloche dans une mosquée, le soutien du cadi musulman au mulâtre catholique, l’opposition du légaliste Lamine Gueye au Général De Gaulle qui revient aux affaires en 1958.
Dis à PD que nous souhaitons qu’il continue d’être, comme dirait Senghor avec qui il n’a pas toujours été tendre, mais dont la poésie le touche plus qu’il ne veut sans doute l’admettre, enraciné mais ouvert à tous les souffles. Et qu’en ces périodes de crispation identitaire, il mette autant d’énergie à dénoncer l’universalisme, misérable cache-sexe d’un hégémonisme islamo-oriental ou occidental, qu’à célébrer l’universel comme projet.
-Dis-lui, enfin, que nous souhaitons que pour longtemps encore, il continue, d’être pour nous le lamane des humanités, le Jambar de tous les fronts à qui nous vouons un profond respect et une affection des plus sincère .
NOTA : Le décès de Pathé Diagne survenu le 23 Aout 2023 à Dakar a remis à l’ordre du jour tout l’intérêt du texte que Dr Alioune Sall a servi à l’auditoire lors du colloque international sur le thème Globalisation, langues nationales et développement en Afrique – Hommage à deux pionniers de la linguistique africaine : Arame FAL et Pathé Diagne. Sud Quotidien reproduit en deux jets cette conférence magistrale qui a été prononcée dans la foulée du lancement de l’Institut d’Études avancées (IEA) de Saint-Louis en 2018, sous le titre Pathé Diagne, lamane de la pensée, au linguiste, éditeur et économiste qui, depuis de nombreuses années, a vécu dans la pénombre.
Par ALIOUNE SALL