Il était promis à une belle carrière dans le secteur des bâtiments, ponts et chaussées. Mais guidé par sa passion et faisant fi de l’appréhension de ses proches, Ibrahima Diagne a pris une autre trajectoire : celle des déchets solides. Dans un pays où tout ce qui touche aux déchets est stigmatisé, il a osé. Ingénieur en génie civil, il s’est formé sur le tas, a gravi des échelons jusqu’à devenir expert international des déchets. Son sacerdoce, former des cadres pour aller vers l’émergence du secteur.
Qu’est-ce qui peut bien pousser un ingénieur spécialisé en bâtiments, ponts et chaussées à opter pour une carrière dans la gestion des déchets solides? Une vocation? Une passion ? De la folie? Difficile d’y répondre. Ce qui est sûr, c’est que quand Ibrahima Diagne a pris cette option, ses parents et ses camarades n’ont pas compris ce revirement ; surtout que son cursus scolaire est des plus brillants.
Fils d’enseignant, Ibrahima Diagne obtient son baccalauréat en 1995 au lycée Lamine Guèye. L’État du Sénégal lui offre alors une bourse d’excellence qui lui permet de faire les classes préparatoires, communément appelées Maths sup. Il intègre plus tard une école d’ingénieurs dans la filière génie civil. Sa spécialité : bâtiments, ponts et chaussées. C’est d’ailleurs à cette compétence que le jeune Ibrahima démarre sa carrière. À Veritas plus particulièrement, puis à Agetip, avant de faire un virage de 360 degrés. Il rejoint la Ville de Dakar comme Agent voyer, chef de la division des grands travaux et de l’entretien. Pendant cinq ans, il apprend ce qu’est vraiment la propreté urbaine à force d’entretenir la voirie et les réseaux divers, les bâtiments et les espaces publics, de veiller à la salubrité des marchés, des gares routières. En 2006, quand l’État du Sénégal résilie le contrat le liant à Ama Sénégal, Ibrahima est recruté comme Directeur technique de l’Entente Communauté des Agglomérations de Dakar- Communauté des Agglomérations de Rufisque (Cadak-Car) qui venait d’être porté sur les fonts baptismaux. Il avait pour mission d’assurer la continuité du service. Une nouvelle tâche qui allait donner un coup de fouet à sa carrière dans le secteur des déchets solides au niveau régional. « J’ai commencé au bas de l’échelle, au niveau de la Ville. J’ai ensuite évolué sur une compétence régionale avec l’Entente Cadak-Car », indique-t-il. En 2011, il rejoint le Ministère en charge du Cadre de vie avec la création de l’Unité de Coordination de la Gestion des déchets solides (Ucg) suivie de sa nomination comme Coordonnateur.
Ibrahima Diagne a fait du chemin. Et a fini par avoir une compétence nationale. « J’ai été à la bonne place, au bon moment. J’ai trouvé un vide. Il n’y avait pas de compétence dans le secteur. Je peux dire que j’ai été le précurseur », avoue-t-il. Déjà à l’école, il mobilisait ses amis autour des questions environnementales. En 1992, au lycée, il était président de l’association sénégalaise des amis de la nature (Asan). À l’école d’ingénieur, il a été récompensé comme étant le meilleur président de club (environnement). Il avait exporté le « set-setal » au Maroc et animait également un journal sur l’environnement. C’est cet engagement citoyen juvénile qui lui a donné les prédispositions pour intégrer ce métier de gestionnaire de l’environnement et de la gestion des déchets et de devenir plus tard le Directeur du Projet de promotion de la gestion intégrée et de l’économie des déchets solides au Sénégal (PROMOGED).
D’ouvrier à expert des déchets
Ibrahima Diagne s’est formé sur le tas. Faute de référent, il était obligé de faire beaucoup de recherches documentaires. « J’ai visité une cinquantaine de pays en Afrique, en Europe, en Amérique et en Asie pour m’imprégner de leur dispositif de gestion des déchets. J’ai eu à faire des stages à la mairie de Paris, pour apprendre ce qu’ils sont en train de faire ». Au niveau national, Ibrahima Diagne a été sur le terrain. « J’ai conduit un camion de collecte, j’ai été collecteur, balayeur, récupérateur, superviseur, ouvrier des déchets. Aussi, n’ai-je pas hésité à me rapprocher, en toute humilité, des anciens de la Communauté urbaine de Dakar (Cud) et Sias pour bénéficier de leurs conseils et expertises. J’allais chez eux, discuter avec eux pour comprendre ce qui s’est passé entre 1983 et 2000 sur la gestion des déchets », renseigne-t-il. Et c’est à partir de là qu’il a commencé à réécrire l’histoire des déchets dans l’optique de comprendre ce que les anciens avaient fait, ce qu’ils avaient réussi et moins réussi, les contraintes. « Nous avons tracé, à partir de ce moment, les perspectives de développement du secteur et compris que nous devons être le trait d’union entre l’ancienne génération et la nouvelle», relève-t-il.
Malgré son expertise reconnue, Diagne ne s’est pas arrêté en si bon chemin. Il a fait des cours du soir pour avoir un Diplôme d’études supérieures spécialisées (Dess) en gestion des projets et, plus tard, un Master of Business Administration (Mba) des universités Paris-Dauphine et Sorbonne pour renforcer ses compétences managériales. De même, il s’est inscrit pour un doctorat sur la valorisation des déchets solides. Le fait de capitaliser une vingtaine d’années d’expérience ne l’a point rassasié ; il continue toujours d’apprendre. Et envisage même de faire un deuxième doctorat sur l’économie et la sociologie des déchets. « Quand j’ai quitté le privé pour les communes, et plus tard pour les déchets, ma famille et mes amis ne comprenaient pas mon choix, qu’ils assimilaient à de la folie. En réalité, ils ne pouvaient pas comprendre qu’avec mon parcours scolaire, mes compétences, et avec tout ce qu’il y a comme perspective de développement au Sénégal, je puisse choisir d’enclencher une nouvelle carrière dans un secteur nouveau, d’aller vers l’inconnu », rappelle-t-il.
À force de persévérance et de formation, Ibrahima Diagne est devenu expert international en déchets par la pratique. En plus de la passion, reconnaît-il, des compétences plurielles sont aussi nécessaires. « Les déchets, c’est très complexe. Il faut être un passionné, faire des sacrifices et faire preuve de beaucoup d’abnégation. Quand on a la chance de travailler sur le devenir des Sénégalais, de réfléchir sur ce que sera la gestion des déchets dans les 30 années à venir et d’impulser la mise en place des systèmes et des infrastructures et sachant l’impact que cela a dans la société, c’est un vrai don de Dieu », se félicite-t-il.
Reconversion dans la recherche
Son contact avec le Professeur Gérard Bertolini, l’un des pionniers de la rudologie, a beaucoup changé sa perception de la gestion des déchets. En 2014, ce dernier l’avait initié à la sociologie des déchets, puis en 2016 sur l’économie des déchets. « Cela m’a éclairé sur les contraintes ou les insuffisances que nous avons eues dans le passé dans ce secteur. J’ai compris qu’il y a beaucoup de choses qu’on n’a pas su bien faire parce qu’on n’avait pas su intégrer ces aspects socio-économiques ; ce qui fait que depuis lors, à chaque fois que je dois aborder la question des déchets, la porte d’entrée c’est la sociologie du milieu ». Cela lui a permis d’élargir les hypothèses problématiques, et d’intégrer les aspects sociologiques dans la gestion des déchets.
Le principal enjeu du système, selon M. Diagne, demeure le capital humain. C’est ce qui l’a ainsi motivé à s’investir dans la création de compétences dans ce secteur, dans la formation de nouveaux cadres. « Nous avons initié et encadré plus de 200 diplômés sénégalais de niveau Bac+4, dont une centaine qui font carrière dans ce secteur. Mais avec les perspectives de développement du secteur, nous sommes encore loin de satisfaire les besoins en termes de compétence », avoue Ibrahima Diagne dont la première production scientifique portera sur « le surcoût lié à l’exploitation sauvage prolongée de la décharge de Mbeubeuss », surtout les impacts économiques. L’expert international demeure convaincu que « les externalités négatives ont souvent des impacts économiques qui peuvent être très préjudiciables pour l’économie nationale ». C’est ce qui d’ailleurs, pense-t-il, a renforcé le plaidoyer pour amener les partenaires techniques et financiers à accompagner le Sénégal dans la mise en place du Projet de promotion de la gestion intégrée et de l’économie des déchets solides au Sénégal (Promoged). Ibrahima Diagne salue la vision généreuse du président de la République, Macky Sall qui, dans une perspective « zéro déchet » ; un idéal autour duquel il a engagé tout le gouvernement du Sénégal et les principaux acteurs dans cette dynamique.
Aujourd’hui, Ibrahima Diagne se voit moins dans une perspective opérationnelle. Il pense déjà à sa reconversion dans la recherche et l’innovation. « On doit davantage investir dans la question de la capitalisation et de la recherche-action », estime-t-il. Le défi, selon M. Diagne, c’est de travailler sur les combustibles et matières premières de substitution en mesure de remplacer le charbon, l’énergie fossiles, les matières vierges ; bref, créer de nouveaux produits à partir de matières recyclées.
Arrivé par effraction dans le secteur des déchets, Ibrahima Diagne est, par la force des choses, devenu un homme du sérail. Après une vingtaine d’années d’expériences dans le milieu, il ne regrette pas son choix. Mieux, il se sent dans son élément. « Si c’était à refaire, je le referais avec beaucoup plus d’engagement, d’abnégation », assure-t-il.
Par Samba Oumar FALL, Le Soleil