Dans son livre Le Protocole de l’Elysée, Thierno Alassane Sall mettait en exergue l’incroyable déficit d’investissement dans le domaine de la téléphonie et des services dérivés. Alors que cette entreprise s’est déployée dans la sous-région, on était en droit d’espérer que sa gestion du territoire serait (ou devrait plutôt) être plus professionnelle et plus volontariste.
Mais force est de constater un insoutenable gap dans ce domaine : comment expliquer les perturbations récurrentes dans le réseau de la téléphonie mobile et la faible couverture dans certaines zones du pays ? En avril 2022 l’ARTP avait mis en place un comité de pilotage pour l’amélioration du réseau mobile, mais les prestataires, la Sonatel à la tête, semblent trainer les pieds : les utilisateurs sont universellement mécontents du service qui leur est proposé. Le constat est empirique : dans certaines zones du pays, y compris dans les grandes villes, surtout celle frontalières, la téléphonie et la connexion internet sont plus qu’aléatoires. Le déséquilibre est tel qu’on peut parler sans exagération d’injustice sociale entre la capitale et le reste du pays en termes de qualité et de couverture effective.
Comment expliquer qu’avec ce chiffre d’affaire (1455 milliards de FCFA sur les 5 pays dont le Sénégal, le Mali, la Guinée, la Guinée Bissau et le Sierra Léone en 2022) l’accès à la téléphonie et à internet soit encore un luxe dans nos pays ? La Sonatel se gargarise d’un investissement de l’ordre de 62 Milliards FCFA (+22,5% par rapport à 2021) dans lesdits pays, mais ne reconnait presque jamais l’énorme gap entre les besoins (la demande) et l’offre. Sachant que c’est un domaine où, grâce aux technologie toujours de plus en plus sophistiquée et à l’accroissement naturel de la clientèle, il n’y a presque pas de risque à peiner à amortir les gros investissements, on ne comprend pas la faiblesse de l’accès à ces besoins pourtant devenus nécessaires au développement de beaucoup d’activités économiques. Comment expliquer que dans certains quartiers de Thiès ADSL n’est même pas disponible alors qu’on se vante d’avoir lancé la fibre pour le haut débit ? Thiès, une grande ville de cette taille peine à avoir internet dans beaucoup de quartiers !
Pire, le délai de réparation d’un dérangement de la ligne est anormalement long ! On te fait des promesses de passage sans fin avec des agents sur le terrain qui ne savent vraisemblablement pas parler correctement aux clients. Un véritable scandale ! Comparé au Maroc ou le délai est parfois de 2 heures (même en ce qui concerne les demandes d’accès) on peut mesurer le gouffre économique que représente la mauvaise qualité de service de la Sonatel. Dans ce pays ami, on voue un respect presque religieux au client : de petites agences de quartier permettent de raccourcir les délais de réponse. Mais une telle prouesse exige moins d’avidité de la part des oligarques actionnaires et plus de volonté dans le domaine de l’investissement et surtout de la création d’emploi.
Ce que la Sonatel nous fait relève purement et simplement d’un manque de respect voire de la maltraitance : dans tous les pays civilisés, les organisations consuméristes lui colleraient des procès à plusieurs centaines de milliards. Comment comprendre le récit de cette dame qui a demandé un transfert de ligne pour cause de déménagement et qui, après avoir payé les frais suite à ce message « Bonjour. Votre demande 13233063 est réalisable. Vous pouvez des maintenant payer les frais d’accès par Orange Money au #144#312# pour la validation. » se voit opposer une autre réponse du genre « pour raison de saturation votre demande ne peut être satisfaite dans l’immédiat : la durée d’attente est de 90 jours » ? Dans quel pays sommes-nous ? Une si grande entreprise qui parle trois langages différents : « 1. Le délai d’attente est de 10 jours ; 2. A cause de la Tabaski et de la saturation de demandes, il y a eu retard pour votre branchement ; 3. Pour raison de saturation du poteau de votre zone, on ne peut pas vous brancher avant 90 jours ? » C’est quoi ce délire dans un pays où les droits de l’homme sont respectés ? Qu’est-ce qui empêche la Sonatel de recruter un personnel suffisant pour ne pas se laisser déborder par les évènements comme la Tabaski ? Comment avec un tel chiffre d’affaire et une quasi-monopole dans le domaine (ADSL) prétexter d’un problème de saturation technique ?
Avec ce type de comportement dans la gestion d’un secteur aussi vital, on comprend aisément pourquoi le Sénégal a du mal à émerger. On comprend pourquoi le chômage des jeunes devient une poudrière qui éclate à la moindre étincelle. On comprend pourquoi le sentiment d’exclusion est de plus en plus contagieux, et comment les jeunes et même les moins jeunes sont de plus en plus tentés par l’exil ou l’inféodation à des gourous de toutes sortes ainsi qu’à des populistes. La mal gouvernance est une culture, il faut la combattre dans les consciences et dans les actes par des sanctions exemplaires. La citoyenneté, le civisme et le patriotisme ne tombent pas du ciel : ce sont des effets de la reconnaissance de soi du citoyen dans les institutions de la cité, dans le partage des richesses, dans la façon dont le bien public est géré.
Alassane K. Kitane