Le chef, tant cuisinier que mercenaire, de 62 ans a appelé au soulèvement contre le commandement militaire russe. Cet affront envers Vladimir Poutine marque une rupture entre ces deux anciens alliés.
GUERRE EN UKRAINE – Il assurait que ses soldats « ne se rendr(aient) pas », avant de se raviser dans une spectaculaire volte-face. En appelant au soulèvement contre le commandement militaire russe et en revendiquant l’occupation du QG des forces russes à Rostov-sur-le-Don, le patron de la milice privée Wagner Evguéni Prigojine a franchi le Rubicon ce samedi 24 juin.
Affirmant disposer de « 25 000 » combattants « prêts à mourir » pour ses idées, le chef mercenaire de 62 ans a appelé l’armée et la population à se joindre à lui après avoir accusé l’état-major de mener des frappes meurtrières contre ses troupes. En réaction, les puissants services de sécurité du Kremlin ont ouvert une enquête pour « appel à la mutinerie armée » et instauré un « régime d’opération antiterroriste » à Moscou et Voronej, ville située entre Rostov et la capitale.
Cet (ultime ?) affront envers les plus hautes sphères du pouvoir illustre la personnalité de l’homme d’affaires, passé maître dans l’art de la provocation et sorti de l’ombre depuis le début de la guerre en Ukraine. Sa victoire revendiquée avec Wagner en mai dernier à Bakhmout, dans l’Est de l’Ukraine, pendant que l’armée régulière s’enlisait face aux défenseurs ukrainiens a d’ailleurs été sa consécration.
La provocation comme arme de guerre
Car c’est aussi à l’occasion de cette bataille, qui s’est intensifiée en janvier, que les tensions avec l’état-major se sont accentuées. Evguéni Prigojine ne cache en effet pas sa haine pour le ministre de la Défense Sergueï Choïgu et accuse régulièrement la Russie de priver Wagner de munitions. Il multiplie aussi les vidéos sur son réseau social fétiche, Telegram, dans lesquelles il insulte les commandants russes.
Il accuse notamment le commandement russe de « vouloir détruite Wagner ». C’est une « trahison de la patrie »,a-t-il tonné en février dernier, en pleine offensive à Bakhmout. « Si tout est fait pour tromper le commandant en chef [Vladimir Poutine], alors soit le commandant en chef vous déchirera le c.., soit ce sera le peuple russe qui sera furieux si la guerre est perdue », a-t-il rajouté en mai. Des propos inenvisageables pour n’importe qui d’autre en Russie, dans un contexte de répression totale de la part du Kremlin.
Son passage de l’ombre à la lumière a débuté en septembre, au moment où l’armée russe subissait revers sur revers en Ukraine, une humiliation pour les va-t-en-guerre dont il fait partie, surtout dans le contexte d’une opération éclair qui aurait dû conduire à la victoire en trois jours. Il sort alors du bois en admettant, pour la première fois, qu’il est bien le fondateur en 2014 du groupe paramilitaire Wagner, actif en Ukraine comme en Syrie, mais aussi un peu partout en Afrique (notamment aux dépens de la France). Et il s’impose comme un meneur.
De la prison à la fortune des hot-dogs
En octobre 2022, il pousse cette logique de réclame plus loin encore, installant en grande pompe dans un immeuble de verre de Saint-Pétersbourg, au nord-ouest de la Russie, le siège de la « compagnie militaire privée Wagner ». Les bureaux de ladite CMP ont été perquisitionnés ce samedi, après l’appel à la rébellion.
Pour se doter d’une armée à la hauteur de ses ambitions, Evguéni Prigojine, natif comme Vladimir Poutine de Saint-Pétersbourg, recrute des milliers de détenus pour combattre en Ukraine, en échange d’une amnistie.
L’univers de la prison, Evguéni Prigojine le connaît bien, ayant lui-même passé neuf ans en détention à l’époque soviétique pour cambriolage, proxénétisme ou violences, comme le raconte Mediapart. Il sort en 1990, alors que l’URSS est en train de s’effondrer et profite de l’arrivée du capitalisme pour lancer une entreprise de vente de hot-dogs, avec succès.
Il monte ensuite en gamme, jusqu’à ouvrir un restaurant de luxe qui devient l’un des plus courus de Saint-Pétersbourg, là où Vladimir Poutine connaît en parallèle sa propre ascension politique.
Le « cuisinier de Poutine »
Après l’accession en 2000 de Vladimir Poutine à la présidence, son groupe de restauration officie au Kremlin, ce qui lui vaut le surnom de « cuisinier de Poutine » et la réputation d’être devenu milliardaire grâce aux contrats publics, que ce soit dans la restauration des écoles russes ou de l’armée de Moscou.
C’est cet argent qu’il aurait utilisé pour fonder Wagner, armée privée d’abord composée de vétérans endurcis de l’armée et des services spéciaux russes.Avec ce groupe, il sert non seulement les intérêts du Kremlin, mais aussi les siens.
Ce pécule lui aurait aussi permis de financer sa « ferme à trolls » qui a fait campagne pour Donald Trump lors de l’élection présidentielle américaine de 2016, relate encore Mediapart. Un outil de désinformation puissant, influent, qui pose Prigojine comme un grand propagandiste du Kremlin. Il a d’ailleurs été inculpé dans cette affaire en 2018.
Longtemps au service de Vladimir Poutine, qu’il surnommait même « papa », Evguéni Prigojine renie désormais ses liens avec le pouvoir en place. « Poutine a fait le mauvais choix. Le pire pour lui. Bientôt, nous aurons un nouveau président », a estimé le patron de Wagner ce samedi.
Pourrait-il aller jusqu’à penser à lui-même ? S’il l’espérait secrètement, ces espoirs risquent d’être réduits à néant. Le chef militaire, d’abord déterminé à marcher sur Moscou, a finalement appelé au retrait de ses forces pour éviter un bain de sang dans la soirée du 24 juin, après négociations avec le président biélorusse Alexandre Loukachenko. Si Prigojine ne doit pas faire l’objet de poursuites, le Kremlin a annoncé qu’il serait envoyé au Bélarus, loin du front ukrainien… et du devant de la scène.
Avec Le HuffPost et AFP