vendredi, novembre 22, 2024

Safi Faye, générique de fin pour une pionnière

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Une géante du cinéma sénégalais vient de partir. Safi Faye, la fille de Fadial, s’en est allée dans la nuit du mercredi 22 février. Première femme à passer derrière les cameras au Sénégal et en Afrique noire, Safi Faye laisse à la postérité, une œuvre puissante et engagée. De «Lettre paysanne», film censuré par Senghor, à «Mossane», pour lequel elle s’est battue pour arracher à des «producteurs voleurs», Safi Faye a pleinement vécu sa vie de cinéaste. En 2017, invitée d’honneur du Festival du film-documentaire de Saint-Louis, elle avait accordé une interview au Quotidien. Quelques temps forts de cet entretien.

Longue pause cinéma

«Mossane a été un film écrit et fini 15 ans après. J’ai mis 15 ans pour l’écrire. J’ai dû le réécrire 7 ou 8 fois, parfaire tout le temps et ensuite chercher tous les financements. Je les ai trouvés. Ensuite, tout le monde dit que c’est une légende, alors que c’est moi qui ai tout inventé. Pour arriver à ce stade d’invention de nouvelles images poétiques, j’ai épuisé tout ce que j’avais comme créativité. Et je ne suis pas quelqu’un qui puisse faire des films d’adaptation d’un livre ou d’une œuvre de quelqu’un d’autre. Et c’était tellement long, dur et dépressif. Je n’ai plus envie de souffrir, parce que Mossane a été bloqué pendant sept ans en Justice. Des producteurs français avaient volé les droits. Cette douleur m’a fait prendre conscience que je n’ai plus de plaisir. Jusqu’à Mossane, tout ce que je faisais, c’était avec plaisir. Et pour moi, le plaisir va avec la création. Et dès l’instant que j’ai souffert, que j’ai été malade, que ma santé a été remise en question, j’ai peur de me lancer encore dans de grandes œuvres. Et j’estime aussi que vu toutes les critiques positives sur Mossane comme œuvre, ce serait aléatoire pour moi de réussir une œuvre comme celle-là. Mais je n’ai pas arrêté de faire des films, parce que je suis en train d’ordonner et de mettre à jour toutes mes archives personnelles. Le fait d’avoir été institutrice m’a donné l’opportunité de ne jamais jeter un bout de papier. Depuis que je me connais, les photos pendant que j’allais à l’école, au lycée ou que j’enseignais à l’Ecole normale, j’ai tout archivé. Et pendant le Festival mondial des arts nègres, j’ai été détachée de l’enseignement pour recevoir tous les intellectuels africanistes que Senghor avait invités pour ce festival. Donc, j’ai des tonnes de documents que je suis en train d’ordonner. C’est un travail très difficile, mais j’aime la recherche.»

Projet de film

«Je prépare un film de 45 minutes sur moi, parce que je n’aimerais pas qu’on fasse un film sur moi après ma mort. Je laisserai ce dernier document avant de mourir. Je ne filme pas, mais dans ma tête, un film est en train de mûrir. Je le ferai à mon rythme, qui est un peu plus lent qu’à mes débuts. Je n’ai pas de contraintes, mais c’est beaucoup de travail. Les Américains qui ont des fondations de conservation savent que j’ai une collection de documents, d’archives personnelles qu’aucun autre n’a. Et donc là, ils viennent de travailler sur les archives de Ousmane Sembène. Ils sont allés partout dans le monde pour y accéder. Or moi, j’ai tout.»

Bataille judiciaire autour de Mossane

«Le cameraman, c’était celui qui avait gagné la Caméra d’or avec Fassbender. Il a tourné les films des grands cinéastes et il a aimé mon écriture. Il a dit : «Safi, tu ne peux pas me payer, mais je ferai ton film.» Ce sont vraiment des choses inimaginables qui me sont arrivées. On a fait le film avec ferveur et amour. Et les Français ont accaparé mes droits comme s’il s’agissait d’un film de commande. Mais ce qu’ils ne savaient pas, c’est que moi, dès que j’écris un film, je vais l’inscrire à la Société des auteurs. Et cette dernière ne pardonne pas comme ça, qu’on essaie de voler des droits d’auteur. C’est respecté comme le droit des livres. Mais j’avais derrière moi tous les coproducteurs. On est allé en Justice. Et ce qu’il y a, c’est que quand ça va en Justice, ça prend 7 ans. Il y a des délais, des convocations, chacun prend un avocat. Cela a été une bataille juridique pour qu’on me rende mon film. Et quand on me l’a rendu, je l’avais juste tourné, il fallait le monter. Comme par hasard, je l’avais tourné en 90 et on me l’a rendu juridiquement par le Centre national du cinéma (Cnc) en 96. J’avais tout le monde de mon côté, mais les Français, c’étaient des vo­leurs.»

Le Festival de Cannes

«Cannes ne prend que le film de l’année, fait dans l’année. Et pour une fois, Cannes a dit : «on n’a jamais vu un chef-d’œuvre comme ça», et ils l’ont sélectionné. Personne n’en revenait. Et le Sénégal était fier. Cannes, ce n’est pas seulement le plus grand festival du monde. Et on a vu le drapeau du Sénégal flotter parmi tous les drapeaux du monde. C’était une fierté pour Abdou Diouf. Il a convoyé tout le monde à Cannes. J’ai oublié ma douleur et ma peine. Parce que j’étais malade, maigre et tout. Et le succès est arrivé. Mais le succès n’est pas arrivé là. Il est arrivé depuis que j’ai commencé à filmer. Djibril Diop Mambety, je me rappelle, quand je montais les marches, il a enlevé son écharpe et il a couvert le tapis rouge de son écharpe de bas en haut. C’est pour cela que j’étais très affectée après le film. Je n’ai pas dormi de la nuit. Je suis quelqu’un qui aime travailler en écriture et en imagination. J’ai fait la plus grande école de cinéma. A Louis Lumière, on t’apprend tout. Moi, j’ai fait cinéma et photographie. Prati­quement, toutes les photos du film, c’est moi qui les ai faites pendant la répétition. Pratiquement, tous mes autres films sont allés à Cannes. Fadial est le premier film africain sélectionné à Cannes. Lettre paysanne est allé à Cannes, mais pas à Cannes officiel. Au moment de Lettre paysanne, je l’ai soumis à la quinzaine des réalisateurs, ils ne l’ont pas pris. Mais à ce moment-là, les parties politiques, les communistes, les socialistes, parallèlement, faisaient aussi leur festival de Cannes et donc moi je suis allée dans la section communiste, donc du journal L’Humanité.»

Attachement au pays sérère

«Quand je suis venue en France d’abord, mes parents sont venus voir si mes conditions de vie étaient positives. Sinon, mon père m’aurait ramenée. Après la Mecque, ils passaient à Paris pour voir. Parce que c’étaient des parents aimants, possessifs, mais qui avaient confiance en moi, et ils se disaient, moi vivant à l’étranger, tous leurs enfants s’en sortiraient. Donc, j’avais déjà la mission de conseiller mes sœurs : «Ayez le Bac avec mention ! Si vous avez le Bac avec mention, vous aurez une bourse.» Le cinéma, à cette période-là, il fallait vivre en Europe pour pouvoir en faire. Il n’y avait rien, à la télévision, c’étaient des images de la France qu’on nous montrait. Mais chaque année, je suis ici au Sénégal.»

«Lettre paysanne»

«J’étais la première à oser aborder ces questions. Parce que tous sont devenus des citadins. Et tous tournent leurs films, pas dans leur village, mais pratiquement à Dakar. Moi j’ai mon village, j’ai tout ancré sur mon village. Et je sais que quand je tourne, Sembène vient, tout le monde vient voir dans mon village. On est tous nés de la terre, on est tous des paysans. Je suis la première à avoir donné la parole aux paysans. Parlez, videz votre sac ! Parce que j’ai trouvé l’agronome, l’économiste, je l’ai trouvé, n’étant pas allés à l’école, mais ils analysaient la situation économique aussi bien que René Dumont, qui était le plus grand agronome d’Europe. Il fallait que je le montre. C’est leur parole.

Message aux jeunes cinéastes

Je suis contente de vivre leur siècle. Parce que c’est celui de l’informatique. Nous, notre siècle, on touchait la pellicule. Tout était manuel, c’étaient de gros matériels. Ils ont la chance d’être dans le numérique. Tout ce que j’ai à leur dire, c’est qu’ils ne seront jamais riches avec leurs films. Parce que tout ce qui restera à l’auteur d’un film, ce sont les droits d’auteur si le film est inscrit dans les sociétés de droits d’auteur. Quand Youssou Ndour chante, il reçoit des droits d’auteur, partout dans le monde, même si ses chansons passent au Japon. C’est comme cela que ça doit être pour le cinéma. Ensuite, il faut essayer de ne pas faire n’importe quoi, mais de faire ce qu’ils ont envie de faire : une histoire avec un début et une fin. C’est leur imagination qui doit les guider. C’est pour cela que je ne fais pas de films d’adaptation. Et ne jamais se décourager parce qu’un échec, c’est provisoire. Si on persévère, on arrive à son but. Le succès arrive, mais avant, il y a plein d’échecs. Il faut avoir le courage de les assumer et de faire son autocritique et essayer d’inventer de nouvelles images. Ma mère me disait, comment tu peux souffrir comme ça et continuer. Mais c’est tellement obsédant un film que dès qu’on l’a fini et donné au public, on pense à un autre. Moi, ça a toujours été comme ça. Je n’ai pas fini. Je travaille sur un autre film qui sera encore plus difficile.

 

Mame Woury Thioubou , Le Quotidien