A douze mois de l’élection présidentielle de février 2024, des partis politiques ont démarré la mise en œuvre de leurs stratégies de prospection politique qui précède la campagne électorale. La prospection politique désigne l’ensemble des activités de promotion menées par un parti politique pour accroître le nombre de ses membres ou ses sympathisants. C’est une activité cruciale d’un parti politique cherchant, en amont d’une élection, à enrôler de nouveaux membre à transformer en électeurs. Dans cette optique, le parti politique au pouvoir au Sénégal se distingue nettement, des autres partis, par d’une part, par l’adoption du démarchage électoral, et d’autre part par l’objectif de vendre 1 500 000 cartes de membre d’ici la présidentielle de 2024.
En prospection politique où en campagne électoral, les partis politiques disposent d’un répertoire d’actions : Les meetings, les caravanes, les campagnes d’affichage, le tractage, le démarchage électoral où porte-à-porte, les ventes de cartes de membre, les collectes de fonds, le recours aux moyens de communication écrits, télévisuels et aux outils numériques tels que l’internet, les réseaux sociaux, les e-mails, le phoning où démarchage téléphonique et les SMS, etc. Le point commun est de faire preuve de la plus intense démarche de proximité, surtout par le déploiement sur le terrain, avec les potentiels adhérents aux programmes politiques.
A cet égard, le démarchage électoral où le porte-à-porte constitue l’activité qui permet le plus haut degré de proximité et de personnalisation du contact entre les partis politiques et la population. Le démarchage électoral consiste pour une équipe de prospection politique ou de campagne électorale à se rendre directement chez les habitants dans une zone géographique particulière dans le but d’engager une interaction directe, en face à face avec les électeurs pour solliciter leurs suffrages.
L’efficacité du démarchage électoral est manifeste dans la quête de suffrages dans les démocraties établies. Les candidats qui ont mis en œuvre cette technique de campagne électorale, appelée « canvassing » en anglais, ont en général remporté l’élection: Obama aux USA, Hollande et Macron en France, etc. Non seulement, il contribue fortement à la victoire, mais en outre, il augmente la participation électorale.
Cependant malgré son efficacité, le démarchage électoral constitue une menace sérieuse à l’intégrité d’une élection. En effet, il est privé et souterrain, favorisant ainsi la manipulation de l’intention de vote de l’électeur par la corruption, le mensonge, la fausse promesse, l’intimidation, le favoritisme, et le clientélisme. A chaque électeur ciblé, est délivré un message personnalisé pour obtenir son suffrage. Ce modèle de communication politique remplaçant le débat public sur les opinions et les enjeux politiques risque ainsi de saper l’intégrité des informations fournies aux électeurs.
Une démocratie qui vise à renforcer la cohésion sociale nécessite un modèle de communication politique partagé pour éviter qu’elle ne se fracture en communautés politiques distinctes. Un modèle de communication politique commun favorise la transmission de messages politiques, compris et évalués par les citoyens. Sans espaces publiques inclusives et ouvertes, l’agrégation des intérêts individuels ou des croyances sur le bien commun risque de se déformer à mesure que le démarchage électoral est adopté comme modèle de communication politique.
En outre, dans une démocratie, il est souhaitable que la communication politique soit générale et publique, ce qui permet un contrôle citoyen étendu et permanent. Lorsqu’elle est publique, elle est un frein aux mensonges, contradiction et contrevérités dans les discours. Ils peuvent d’être décelés et combattus dans l’espace de communication dialogique. Cela rend rigoureux et prudent tout acteur politique surtout en période électorale. Lorsqu’elle est dialogique, la communication politique se fait suivant deux options : rester très générale, pour répondre à la diversité des électeurs potentiels, ou s’adresser à des sous-groupes, avec des messages plus concrets. Ce que les électeurs visés apprécieront mais pas nécessairement les autres. La communication politique dialogique a alors pour effet indirect de faire comprendre, à tous les citoyens, qu’en démocratie, on ne peut pas donner à chacun ce qu’il voudrait avoir où entendre.
Enfin, le démarchage électoral, étant une activité souterraine et privée, permet à un parti politique ou à un candidat d’introduire des éléments de polémique électorale auxquels les adversaires n’ont pas la possibilité d’y répondre. Les messages véhiculés par le démarchage électoral sont de nature à influencer le vote des électeurs. Par conséquent, les adversaires doivent en être informés et disposer du temps nécessaire pour faire des répliques, même si la diffusion des messages ne sont pas imputables au parti ou au candidat lui-même mais à d’autres personnes. A défaut, une telle activité électorale est suffisamment malhonnête, qu’il peut affecter la sincérité des résultats d’un scrutin.
Le principal outil pour tenir les gouvernements responsables dans les démocraties établies, sont les élections. Les résultats des élections qui expriment la volonté des électeurs dépendent, à leur tour, des informations crédibles dont disposent les électeurs sur les enjeux critiques et les acteurs politiques. Aussi, fournir des informations aux électeurs par le démarchage électoral soulève des inquiétudes relatives à la diffusion de fausses informations qui peuvent tromper les électeurs.
En effet, le démarchage électoral permet de différencier les messages, qui peuvent contenir de la désinformation pour influencer l’intention de vote des électeurs. Si l’électorat est induit en erreur par la désinformation, il n’est pas certain que les résultats des élections reflètent leurs véritables préférences. Mais plus inquiétant encore, cela remet en question l’intégrité des élections, et saper la confiance des citoyens dans la démocratie. En définitive, lorsque cette pratique est organisée à grande échelle, comme le fait actuellement le parti politique au pouvoir, cela peut conduire à des abus manifestes. Non seulement, Il comporte des risques indéniables d’atteinte à la vie privée mais aussi à l’intégrité d’élections au Sénégal.
Le démarchage électoral ne se fait pas au hasard, à l’intuition où l’instinct, encore moins à l’aveuglette. A grande échelle, à un niveau national, non seulement, il est lourd en termes de logistique, ressources humaines et financières, mais en outre, il faut d’une part déterminer la cible, et d’autre part, il est nécessaire de trouver les moyens de l’identifier et la localiser.
Dès lors, se posent les questions suivantes sur le démarchage électoral du parti politique au pouvoir : Qui est la cible de cette opération de vente de cartes de membre ? Comment un parti politique, qui en 14 ans d’existence, en donnant les cartes de membre gratuitement aux populations, n’a pu obtenir que 812 782 adhérents, soit 58 055 par an, peut-il se fixer comme objectif de vendre 1 500 000 cartes de membres sur une période de moins de 3 mois ? Enfin, comment arrive-t-il à identifier et localiser ces potentiels membres ?
Le parti politique au pouvoir a démarré depuis novembre 2022 une opération visant à vendre 1 500 000 cartes de membre. Donc, officiellement ce parti serait à la recherche de nouveaux membres. Mais, des déclarations de responsables de ce parti indiquent sans équivoque, qu’ils sont à la recherche d’électeurs en vue de la présidentielle de 2024. Ainsi, un responsable de ce parti affirme « A l’arrivée, si nous avons 1 million 500 mille militants, ajoutés au coefficient du président, nous pouvons espérer plus de 3 millions de voix ». D’autres de déclarer « On nous a alloué un effectif de 32 000 électeurs inscrits. », « L’objectif minimal est 53 000 électeurs dans le département de Tivaouane » ou encore, « nous cherchons 2 000 électeurs dans la commune de Gorom 2 (département de Rufisque) ».
Cependant, il est à remarquer qu’aux élections législatives du 31 juillet 2022, le fichier électoral était de 7 036 466 électeurs, aussi, il n’est pas pertinent de vouloir les cibler tous. En outre, une révision des listes électorales n’a jamais enregistré une augmentation du fichier électoral de 1 500 000 nouveaux inscrits. Des législatives de 2017 à la présidentielle de 2019, il y a eu 463 597 nouveaux inscrits. Tandis que de la présidentielle de 2019 aux législatives de juillet 2022, les nouveaux inscrits sont au nombre de 353 423. Ainsi, le nombre de nouveaux inscrits pour une révision exceptionnelle des listes électorales en 2023 ne devrait pas dépasser 250 000, voir 300 000. Et, il est à noter que tous les nouveaux inscrits ne seront pas du parti au pouvoir. Par conséquent, la cible principale de cette recherche d’électeurs n’est pas constituée de nouveaux militants à inscrire sur les listes électorales.
Une révision des listes électorales ne pouvant permettre d’atteindre l’objectif de 1 500 000 membres-électeurs, se pose dès lors, la question de savoir d’où viendrait le restant. L’électorat inscrit peut être divisé en trois segments : ceux qui ont voté pour le parti au pouvoir, ceux qui ont voté pour les autres partis politiques et enfin les abstentionnistes. Dans la recherche de suffrages pour gagner la présidentielle de 2024, il n’est pas pertinent, pour le parti au pouvoir, de démarcher ses propres électeurs, encore moins, ceux qui ont voté pour les adversaires. Aussi, pour combler le gap, le parti au pouvoir ne peut que cibler les abstentionnistes de la dernière élection législative du 31 juillet 2022.
Pour rappel, 3 757 356 électeurs n’ont pas voté lors de ce scrutin, sur un fichier électoral de de 7 036 466 inscrits. Une abstention record de 53,4 %. Ces abstentionnistes, volontaires où non, des législatives de juillet 2022, constituent un véritable réservoir de votes à mobiliser en vue de la présidentielle de 2024. Ainsi, les nouveaux électeurs dont le parti au pouvoir est à la recherche seront puisés principalement parmi les abstentionnistes des législatives du 31 juillet 2022. D’ailleurs, le démarchage des abstentionnistes est confirmé par les déclarations d’un responsable de ce parti. Dans cette option, les promesses de vote en vue de la présidentielle de 2024, sont matérialisées par la carte de membre et la collecte des informations électorales dans la fiche comité, tout en s’assurant de l’adresse électorale du nouveau membre. Toutes ces informations sont téléchargées en temps réel sur l’application en ligne de gestion du parti politique au pouvoir (nous y reviendrons).
Le parti politique au pouvoir est ainsi en train de consolider son fichier électoral illégal crée depuis l’élection présidentielle de 2019, qui leur avait permis de faire des prévisions de victoire au 1er tour, 1 an avant le scrutin. Ces dernières furent confirmées par les résultats définitifs. Et déjà en novembre 2022, certains de leur responsable ont recommencé la même stratégie de communication pour préparer les sénégalais à une victoire au 1er tour à la présidentielle de 2024.
Le ciblage des abstentionnistes des dernières élections législatives de 2022 par le parti politique au pouvoir au nombre de 3 757 356 électeurs, amène à s’interroger sur les moyens qui peuvent être mis en œuvre pour les identifier et les localiser. Comment, le parti au pouvoir arrive-t-il à identifier et localiser la cible de sa stratégie de mobilisation d’électeurs par le terrain, tel que annoncé par son président et approprié par les responsables? Enfin, la légalité de cette démarche est largement à questionner au Sénégal, notamment par les électeurs qui devraient être curieux de savoir comment le parti au pouvoir a eu accès à leurs coordonnées.
Les données sur les scrutins passés, notamment les listes d’émargement des législatives du 31 juillet 2022, sont fondamentales pour pouvoir identifier et localiser les abstentionnistes à démarcher. En effet, elles serviront à créer une base de données des électeurs ayant effectivement participé au scrutin. Cette dernière croisée au fichier électoral permet de créer la base de données de tous les électeurs qui n’ont voté aux législatives du 31 juillet 2022. À l’issue d’une telle opération, on dispose du nombre d’abstentionnistes par département, commune, lieux et bureaux de vote, ainsi que de leurs noms et adresses. Les abstentionnistes peuvent ainsi être démarchés.
Se pose ainsi la question de la communicabilité des listes d’émargement des élections passées au Sénégal. A cet effet, il est crucial de constater que la seule disposition sur l’accès aux listes d’émargement est l’article L.260 relative aux élections des conseillers départementaux, qui dispose : « Les listes d’émargements sont tenues à la disposition de tout électeur qui en fera la demande dans un délai de huit jours ». Aucune disposition du code électoral relative aux élections législatives ne permet la communication des listes d’émargement.
Aussi, on est fondé à avoir des soupçons de détournement de fichiers publics par le parti politique au pouvoir, utilisés à des fins de propagande électorale. Si les partis politiques ont bien évidemment un souci légitime d’approcher les populations, en particulier, les électeurs et de leur exposer leurs programmes dans le cadre de leur prospection politique où leur campagne électorale, il convient de rappeler qu’ils ne doivent pas utiliser à cette fin des fichiers qu’ils se seraient procurés en dehors de toute base légale auprès d’organismes ou d’institutions publics.
Le démarchage par le parti politique au pouvoir de 1 500 000 électeurs, pour au final obtenir 3 millions suffrages confirmés, afin de clamer partout que la victoire à la présidentielle de 2024 est déjà acquise, est le 2ème acte extrêmement grave (après la non organisation de la révision ordinaire des listes électorales) de manipulation du processus électoral du scrutin de 2024. À l’évidence, le parti politique au pouvoir est entrain de redéployer les actes de manipulation qui ont permis sa victoire à la présidentielle de 2019.
En considérant tout ce qui précède, ces actes en cours appellent des réponses immédiates juridiques (nous y reviendrons), législatives mais surtout politiques.
À cet effet, le démarchage électoral est à interdire strictement au Sénégal. Dans le même ordre d’idée, il convient d’interdire à quiconque d’utiliser les listes d’émargement d’élections passées pour recenser, identifier et localiser les abstentionnistes.
C’est d’autant plus important que le candidat du parti politique au pouvoir a la possibilité avec l’aide de l’administration d’avoir accès aux listes d’émargement de la dernière élection et qu’il est ainsi le seul à pouvoir contacter ceux qui ne sont pas allés voter afin de solliciter d’eux des suffrages. Par le démarchage en cours des abstentionnistes, il est avéré que le parti politique au pouvoir a recours à ce type de prospection politique qui vicie la sincérité du scrutin de la présidentielle de 2024. Plus généralement, il convient d’interdire à quiconque de traiter de quelque manière que ce soit les listes d’émargement afin de pouvoir identifier et localiser les abstentionnistes d’élections passées.
Ainsi, des députés doivent faire des propositions de loi tendant à interdire le démarchage des électeurs. Aussi, la disposition ci-après est à introduire dans le code électoral : « Le démarchage électoral d’un électeur est interdit ».
Dans le même ordre d’idées, le démarchage d’un électeur pour solliciter un soutien électoral et une promesses de vote est à interdire : « Quiconque, par des dons ou libéralités en argent ou en nature, par des promesses de libéralités, de faveurs, d’emplois publics ou privés ou d’autres avantages particuliers, faits en vue d’influencer le vote d’un ou de plusieurs électeurs aura obtenu ou tenté d’obtenir leur suffrage, soit directement, soit par l’entremise d’un tiers, quiconque, par les mêmes moyens, aura déterminé ou tenté de déterminer un ou plusieurs d’entre eux à s’abstenir, sera puni de (à déterminer). Seront punis des mêmes peines les électeurs qui auront agréé ou sollicité les mêmes dons, libéralités ou promesses ».
En outre, une peine est aussi à prévoir contre ceux qui porte atteinte à l’intégrité d’un scrutin « ceux qui, par des manœuvres frauduleuses quelconques, (…) auront porté atteinte ou tenté de porter atteinte à l’intégrité d’un scrutin, violé ou tenté de violer le secret du vote (…) sont punis (à déterminer)».
Sur les listes d’émargement la proposition de loi suivante est à élaborer : « La collecte et le traitement de tout ou partie des listes d’émargement d’élections passées afin de démarcher les électeurs est interdite ». Il est aussi à prévoir des peines pour toute infraction à cette disposition.
Enfin, pour renforcer la protection de l’intégrité d’un scrutin, des dispositions sont nécessaires pour lutter contre la désinformation électorale fondé sur le principe suivant lequel l’introduction d’éléments nouveaux de polémique électorale auxquels il n’est pas possible de répondre utilement est susceptible d’affecter la sincérité du scrutin, même si leur diffusion ne serait pas imputable à l’un des partis ou coalitions politiques, ou des candidats : « Il est interdit à tout parti politique, coalition politique et candidat ou des tiers de porter à la connaissance du public un élément nouveau de polémique électorale à un moment tel que ses adversaires n’aient pas la possibilité d’y répondre utilement avant la fin de la campagne électorale ».
Ce travail que des députés doivent prendre en charge, au vu de la configuration actuelle de l’assemblée nationale du Sénégal, est à prendre en charge dans le moyen terme.
Dans l’immédiat, une réponse politique est à privilégier. Il s’agit d’un travail de communication par le terrain et les médias, afin d’alerter les électeurs sur les dangers du démarchage électoral et les actes de manipulation du processus électoral en perspective de la présidentielle de 2024.
Ndiaga Gueye
Doctorant en Sciences de l’Information et de la Communication
Chercheur en marketing politique à l’ère du big data
Laboratoire: LARSIC,