Le mathématicien français fait partie des quatre lauréats de la plus prestigieuse récompense de sa discipline, annoncés ce matin en direct du Congrès international des mathématiques (ICM). Il est distingué pour ses travaux dans le domaine des probabilités, un champ en pleine évolution et en interaction avec de nombreuses sciences.
Il est aujourd’hui au sommet de sa discipline : Hugo Duminil-Copin, professeur à l’université de Genève et à l’Institut des hautes études scientifiques (IHES), membre du Laboratoire Alexander Grothendieck1 est lauréat de la médaille Fields 2022, la plus prestigieuse des récompenses mondiales des mathématiques, aux côtés de trois autres lauréats: l’Ukrainienne Maryna Viazovska (deuxième femme lauréate de l’Histoire), le Britannique James Maynard et l’Américano-sud-coréen June Huh. L’annonce a été faite en direct du Congrès international des mathématiques (ICM) qui se tient cette année, exceptionnellement, en ligne, du 7 au 14 juillet 2022. Il s’agit, ni plus ni moins, de la 16e médaille Fields issue d’un laboratoire dont le CNRS est tutelle.
« La France peut s’enorgueillir de l’excellence de sa recherche en mathématiques, aujourd’hui célébrée grâce aux travaux de Hugo Duminil-Copin à qui le CNRS adresse toutes ses félicitations, souligne Antoine Petit, président-directeur général du CNRS. Cette excellence en mathématiques est un atout pour notre pays, pour son attractivité, pour sa recherche dans tous les domaines et pour ses capacités d’innovation. C’est un atout qu’il faut mieux faire connaître, et cette médaille Fields va nous y aider. Mais nous devons aussi préparer l’avenir, dans un contexte de concurrence internationale de plus en plus important, en continuant à investir dans l’éducation et la recherche en mathématiques. »
Les probabilités sont le domaine de ce mathématicien de 37 ans, déjà lauréat de nombreux prix internationaux dont celui en 2016 de la European Mathematical Society (EMS). Fortement associées dans l’imaginaire collectif aux jeux de hasard, les probabilités se sont progressivement affirmées comme un champ de recherche à part entière et irriguent à présent la plupart des sciences. Cette discipline, qui offre des outils aussi nécessaires à la Bourse qu’à la physique quantique, fait véritablement l’objet d’une recherche académique riche et variée, dont les travaux d’Hugo Duminil-Copin sont la parfaite illustration, tout comme ceux d’Alice Guionnet qui est quant à elle oratrice plénière de l’ICM 2022, un honneur rare pour les membres de la communauté mathématique.
La spécialité du nouveau médaillé : les probabilités liées à la physique. Il s’intéresse tout particulièrement au modèle d’Ising, nommé d’après le physicien allemand Ernst Ising (1900-1998). « Ce modèle sert à comprendre le ferromagnétisme », explique Hugo Duminil-Copin. Le ferromagnétisme ? Il s’agit du mécanisme selon lequel un matériau peut être attiré par des aimants ou en devenir un. « Dans ce modèle, les aimants y sont considérés comme constitués de dipôles, des sortes d’aimants minuscules pointant vers le Nord ou le Sud, poursuit le médaillé. Les dipôles sont disposés dans une configuration aléatoire dont nous étudions les propriétés probabilistes. La question la plus naturelle consiste à vouloir savoir si un système ou un matériau se comportent ou non comme un aimant. Or, et c’est très intéressant, la réponse dépend de la température. »
Des matériaux magnétiques… ou pas
Les variations de température produisent en effet des transitions de phase, c’est-à-dire des changements d’état, qui ont un impact direct sur les propriétés physiques des matériaux. Le système peut ainsi passer d’un état ferromagnétique, à la magnétisation spontanée, à un état paramagnétique, où l’aimantation ne va avoir lieu qu’en présence d’un champ magnétique extérieur. Ce phénomène, découvert par Pierre Curie, est très bien décrit par le modèle d’Ising qui fournit de nombreux résultats depuis près de cent ans. Mais ceux-ci étaient loin de décrire toutes les situations.
« Ces résultats sont surtout obtenus sur le modèle planaire, confirme Hugo Duminil-Copin. J’ai donc préféré étudier le modèle d’Ising en trois dimensions – ce qui correspond aux conditions réelles des aimants – mais aussi en quatre dimensions, la quatrième dimension correspondant au temps. Cela permet de relier le modèle d’Ising à la théorie des champs quantiques. » Celle-ci combine les principes des champs électromagnétiques à la physique quantique.
Mais restons un peu dans un monde à trois dimensions, dans lequel les travaux de notre médaillé permettent d’identifier les transitions de phases. Celles-ci peuvent être continues, c’est-à-dire que l’aimantation baisse progressivement jusqu’à atteindre zéro au point critique, ou discontinues dans le cas où les propriétés changeraient brusquement à certains paliers. Avec Michael Aizenman et Vladas Sidoravicius, Hugo Duminil-Copin a montré qu’en dimension trois, le modèle d’Ising présentait une transition de phase continue. Une avancée qui confirme de façon théorique et donc robuste des observations expérimentales !
« L’étude des transitions de phases permet de mieux comprendre les propriétés des matériaux, affirme Hugo Duminil-Copin, chercheur à la soixantaine de collaborateurs, un chiffre assez exceptionnel pour la discipline et révélateur de son envie de partager, de relier les gens et les idées. Je ne suis cependant pas motivé par les applications, mais par l’élégance des idées ou la beauté des problèmes. Je lâche des idées dans l’air, peut-être que quelqu’un les transformera pour développer des applications. Je préfère laisser cette partie à ceux qui savent le faire. »
Une marche au hasard
Avant les questions de transition de phase, Hugo Duminil-Copin a commencé par travailler avec son directeur de recherche Stanislav Smirnov, professeur à l’université de Genève et Médaille Fields 2010, sur les marches auto-évitantes. Il s’agit de marches aléatoires, où chaque nouveau pas se fait dans une direction aléatoire (ce qui explique qu’on les appelle aussi « marches de l’ivrogne »), mais avec la particularité qu’il n’est pas possible de repasser par un endroit où l’on est déjà allé. Hugo Duminil-Copin et Stanislav Smirnov ont en particulier étudié ces marches bien spéciales sur des réseaux hexagonaux.
Hugo Duminil-Copin travaille également sur la théorie de la percolation. Là, il s’agit de modéliser la porosité des matériaux pour comprendre si un gaz ou un fluide peut les traverser. Comme par exemple dans un masque à gaz… Le matériau est représenté comme un labyrinthe aléatoire, lui-même modélisé sous la forme d’un graphe aléatoire dont chaque arête correspond à un tunnel où un fluide peut s’engager. Plus les graphes aléatoires sont connectés et plus il y a des tunnels permettant au liquide ou au gaz de passer. On retrouve ici des questions de transition de phase, entre des états où les arêtes sont plus ou moins ouvertes. « Les modèles de percolation sont essentiellement basés sur des arêtes indépendantes, alors je travaille à élaborer une théorie avec des arêtes qui ne le sont pas », ajoute Hugo Duminil-Copin.
Une chose est sûre : les différents travaux du tout récent lauréat de la médaille Fields révèlent son goût pour la physique. « J’ai toujours aimé la physique et j’ai longtemps hésité entre les deux, précise-t-il. Puis j’ai trouvé, presque par hasard et grâce aux probabilités, un domaine à l’interface de l’intuition physique et de la rigueur mathématique. C’est une belle synergie entre mes deux façons de composer. » L’approche partagée par d’autres chercheurs révèle à quel point les probabilités et la physique sont aujourd’hui intimement liées.
Une discipline très proche de la physique
Spécialiste de l’histoire des probabilités, Laurent Mazliak, maître de conférences à Sorbonne Université et membre du Laboratoire de probabilités, statistique et modélisation2 (LPSM), ne dit pas autre chose. S’il faut remonter au début du XIXe siècle pour identifier un évènement fondateur de la discipline (« Pierre-Simon de Laplace devient la figure tutélaire en 1812 avec la publication de la Théorie analytique des probabilités, explique-t-il. Il a ainsi posé les fondements d’une théorie probabiliste qui était encore très fragmentée. »), Laurent Mazliak date le rapprochement avec la physique au début du XXe siècle, et spécialement dans l’entre-deux-guerres. À ce moment-là, l’essor et les évolutions de la physique la rendent avide en probabilités et en statistiques. Les liens ne sont jamais distendus, comme l’attestent donc les travaux d’Hugo Duminil-Copin, mais aussi par exemple ceux de Nicolas Curien.
« La mécanique quantique est intrinsèquement aléatoire, avance Nicolas Curien, professeur à l’université Paris-Saclay et membre du Laboratoire de mathématiques d’Orsay (LMO, CNRS/Université Paris Saclay). Einstein disait que Dieu ne jouait pas aux dés, mais il semble que le hasard a bien un rôle important. Les probabilités actuelles nous ont d’ailleurs permis d’améliorer les démonstrations de beaucoup de travaux plus anciens en physique théorique. »
Nicolas Curien est spécialisé dans la géométrie des grands graphes aléatoires. Cette discipline a connu un puissant essor car elle a permis la modélisation et l’étude de grands réseaux, comme Internet et les réseaux sociaux. Les applications courantes consistent à tirer des informations des réseaux, comme inférer à partir de ses connexions les goûts ou les idées d’un utilisateur pour des annonces publicitaires. « Je m’intéresse plutôt aux graphes venant de la physique théorique, où ces graphes servent par exemple à représenter la gravité quantique en deux dimensions, souligne le mathématicien. Ces graphes sont moins denses que ceux des réseaux sociaux, je pourrais même les dessiner sur une feuille sans que leurs arêtes se croisent ! »
« J’essaye surtout de comprendre l’universalité, poursuit Nicolas Curien. De nombreux modèles perdent en effet leurs propriétés lorsqu’ils deviennent très grands et changent d’échelle. Énormément de modèles discrets convergent alors vers un seul modèle continu, et j’essaye d’établir comment cette universalité se met en place. L’archétype de ce phénomène est la loi gaussienne, ou loi normale. » C’est cette loi, centrale dans les statistiques et les probabilités, qui régit la manière dont les valeurs se distribuent autour de la moyenne. Plus l’échantillon est grand, et plus les valeurs extrêmes sont contrebalancées par des résultats proches de la moyenne. « Les statistiques sont des probabilités à l’envers, s’amuse Nicolas Curien. En probabilités, on connaît la distribution et on regarde ses propriétés. En statistiques, on a les données et on tente de remonter à la distribution qui les a faites naître. Les probabilités sont cependant devenues une discipline mature, qui se nourrit elle-même. Ses problématiques internes ont largement diffusé avec l’explosion du machine learning (apprentissage automatique) et des statistiques basées sur les probabilités. »
De l’espace à la Bourse
L’essor, ces dernières décennies, de concepts puissants et des outils de calcul ont en effet permis aux probabilités de déborder sur tout le champ scientifique, au point de faire naître des disciplines entières comme avec l’apparition des mathématiques financières.
C’est cette mutation même qui a poussé Laurent Mazliak à mettre de côté les équations pour étudier de plus près l’histoire des mathématiques et des probabilités. Il travaillait précédemment sur l’optimisation et le contrôle stochastique. Cela consiste à utiliser des équations différentielles, qui décrivent la dynamique d’un paramètre, dans lesquelles une part d’aléatoire est prise en compte.
« Si je souhaite envoyer une fusée sur la Lune, je veux qu’elle arrive, mais aussi qu’elle le fasse avec un coût minimal en carburant, illustre Laurent Mazliak. Je peux décider de faire cette optimisation en ajoutant des perturbations de la trajectoire, modélisée par un processus aléatoire, ce qui ajoute une difficulté au traitement du modèle. Il y a derrière toute une théorie mathématique pour trouver les méthodes de contrôle et les conditions optimales, née autour de la Seconde Guerre mondiale pour aider les débuts du téléguidage et de la programmation. »
« Le contrôle stochastique a été appliqué pour gérer des portefeuilles tout en tenant compte des évolutions aléatoires de la Bourse, poursuit Laurent Mazliak. La discipline a bénéficié en parallèle de toute la financiarisation de l’économie et de sa dérégulation, notamment aux États-Unis, au début des années 1980. Ça a été un véritable tsunami dans les années 1990 et c’est d’ailleurs à ce moment-là que j’ai dévié de ma trajectoire de mathématicien, voulant comprendre comment fonctionne une communauté scientifique qui, en quelques années, pouvait à ce point être fascinée par le fonctionnement de la Bourse. Une fascination qui d’ailleurs a entraîné des avancées mathématiques significatives. »
Les chercheurs n’ont ainsi jamais cessé de trouver de nouvelles applications et des questionnements plus fondamentaux. Un succès qui n’a cependant pas toujours déteint sur toute la société. « Les probabilités sont une notion mathématique qui devrait être mieux comprise du grand public, conclut Nicolas Curien. Elles sont maintenant partout, jusque dans les sondages dont nous sommes abreuvés par les médias. Il faut en maîtriser les principes pour ne pas se faire piéger par des raisonnements fallacieux et des paradoxes probabilistes. » Espérons que la lumière portée sur les travaux du nouveau médaillé Fields contribue à cet objectif d’intérêt public.