À 84 ans, le Professeur Moustapha Kassé reste hyper actif, continuant à produire des ouvrages, à animer des débats et à multiplier les conférences à l’échelle sous-régionale. Il colle bien à sa réputation d’universitaire généreux dans le partage du savoir.
C’est à l’École de Dakar, tout près de la paroisse universitaire, que le Professeur Moustapha Kassé nous reçoit. Dans son bureau personnalisé, des meubles marron-beige, quelques objets surannés, des placards remplis d’ouvrages et de belles photos partout, celles de sa défunte épouse, Aïssatou Saré, font le décor. « La chance de ma vie a été d’avoir épousé cette dame », lance le Professeur, posant un triste regard sur l’un des multiples portraits fixés sur les murs. « L’excellente épouse en tout » est décédée le 6 mai 2017. Une disparition qui a terriblement bouleversé l’économiste. « Je suis là. Je fais comme tout le monde, mais en réalité, je ne suis plus moi-même ». Pas un seul jour qui passe sans que Doyen Kassé ne pense à la mère de ses enfants. Et quand la Faculté des Sciences économiques et de gestion (Faseg) a officialisé l’hommage qu’elle veut lui rendre, les premières pensées du Professeur Kassé sont allées à la défunte professeur de Lettres. Sans surprise. «Elle aurait aimé être à mes côtés pour vivre ensemble ce bonheur, mais Dieu l’a voulu autrement. Ainsi va la vie. Je l’accepte », soutient, d’une voix émue, le Professeur Kassé qui nous accueille, pieds nus, un essai entre les mains, toujours immergé dans l’émotion. Cependant, en bon pédagogue, l’agrégé a réussi à calmer ses angoisses, recréant vite une ambiance gaie et conviviale et se montrant prêt à échanger et à partager. Complète et belle métamorphose ! Mais, quel privilège d’avoir en face un Professeur de cette envergure, qui manipule, comme peu savent le faire, formules et concepts, tutoyant les disciplines, livrant des commentaires, assumant des convictions et dégageant des perspectives ! Tout cela avec aisance et rigueur. « Je suis un manipulateur d’idées », répond-il aux détracteurs qui l’accusent d’avoir flirté avec Senghor, soutenu Abdou Diouf et conseillé Abdoulaye Wade. Sa ligne de conduite : chercher et mettre les résultats de ses recherches au service des gouvernants. « Je ne vois pas Senghor, Diouf et Wade. Je vois le Président du Sénégal qui est élu pour satisfaire les préoccupations des Sénégalais », argue le Doyen honoraire de la Faseg, riche de sa vaste culture dans plusieurs domaines : macro et microéconomie, comptabilité et croissance. Des connaissances et une ouverture d’esprit qui ont fait de l’économiste ce qu’il est aujourd’hui : un universitaire adulé et respecté par la communauté scientifique, qui ne recule devant rien surtout s’il estime avoir raison. Au début des années 2000, quand le Professeur Kassé a voulu lancer l’Institut de formation en administration et création d’entreprise (Iface), critiques et insultes ont fusé de partout. « Tout a été dit sur les murs et les tableaux d’affichage. J’ai foncé et aujourd’hui, l’Iface est une fierté nationale », se réjouit l’universitaire également membre fondateur du Programme de troisième cycle interuniversitaire (Ptci), autre innovation qui renforce sa fierté.
Cursus extrêmement perturbé
Moustapha Kassé voit le jour en 1938 dans un petit village, Kassé Khelcom, près de Thilmakha Mbackol, dans le département de Kébémer. Son Papa, Mamadou, était commerçant. Sa maman, Fatou Diongue, ménagère. Au lendemain du décès de son grand-père, en 1942, la famille quitte le Cayor pour venir s’installer dans le Sénégal oriental, plus précisément à Nguidiwol, juste après Kothiary. Sur place, le papa s’investit dans le commerce et devient tablier. Son activité se développe rapidement, le poussant à aménager à Tambacounda. Pour le jeune Kassé, c’est aussi une chance pour démarrer un cursus scolaire. Il entre ainsi à l’École régionale de Tambacounda qui dépendait de l’Académie de Kaolack. Après un passage brillant à l’entrée en sixième (1er de l’Académie), le collégien est orienté à l’École des fils de Chefs de Saint-Louis, actuelle école Khayar Mbengue, où il obtient le Brevet et intègre le Lycée Faidherbe. Commencent alors les problèmes. Le lycéen, déjà influencé par le Parti africain de l’indépendance (Pai), est soupçonné d’appartenir à un groupe de perturbateurs. Avec feu Amath Dansoko, du Pit (Parti de l’indépendance et du travail), et d’autres élèves, Kassé est renvoyé du lycée. Et partout où il est réorienté, les Proviseurs refusent de le prendre. Celui de Vanvo (actuel Lamine Guèye), lui dit clairement qu’il ne reçoit pas un communiste qui pourrait contaminer ses élèves. Les mêmes réserves sont brandies par le Proviseur du lycée Malick Sy de Thiès qui venait juste d’ouvrir ses portes. « Personne ne voulait me prendre. J’étais dans une angoisse terrible », se souvient le Professeur Kassé qui a finalement été accepté à Lamine Guèye sur instruction du Ministre de l’Éducation nationale.
Le jeune communiste se calme. Le temps de décrocher son baccalauréat S qui lui ouvre les portes de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar où il est admis à la Faculté de Médecine. Toutefois, Moustapha Kassé est vite rattrapé par son passé de gréviste perturbateur.
À l’origine de sa nouvelle désillusion, des tracts trouvés dans la cour. L’étudiant est convoqué dans le bureau du Doyen qui lui lance les propos suivants : « Ici, on fait des études longues. On n’a pas le temps de rédiger des tracts. Allez-vous inscrire ailleurs ». Contraint de quitter la Fac de Médecine, l’étudiant banni trouve place à la Faculté de Droit et des Sciences économiques où il a été renvoyé pour une énième fois, toujours pour les mêmes motifs. « Je trouve finalement une bourse pour aller à Alger où j’ai obtenu une Maitrise en Sciences économiques avant de revenir à Dakar pour soutenir un Dess et un Doctorat », confie le Professeur Kassé qui aime rappeler ce parcours tumultueux qui a forgé son caractère de militant engagé contre l’arbitraire et l’injustice. « Je ne peux tolérer certains déséquilibres ; voilà ce qui explique mon attachement aux idées de gauche », dit l’économiste qui, à 84 ans, continue de sillonner la sous-région (Brazzaville, Abidjan, Niamey), avec toujours le même bonheur : celui d’animer des débats et des conférences. Et quand Monsieur Kassé est à Dakar, il assiste parfois aux « Mardis de l’Université », s’adonne à la marche où vit ses deux autres passions : l’écriture et la lecture. Tout cela, en n’arrêtant jamais de penser à la mort. « Le pire ennemi de l’homme, c’est le temps. Oui, je pense tout le temps à la mort. Je me dis qu’elle est proche, et je rends grâce à Dieu ».
Abdoulaye DIALLO, Le Soleil