mardi, novembre 5, 2024

Corruption en Afrique : le protocole Bolloré

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Mediapart révèle de nouveaux éléments qui pointent l’implication personnelle de Vincent Bolloré dans l’affaire de corruption présumée de deux chefs d’État pour obtenir la gestion de ports africains. Après l’échec de son plaider-coupable, le milliardaire est présumé innocent en attendant son futur procès.

C’est une page de la Françafrique qui va se tourner. Le 20 décembre 2021, le groupe de Vincent Bolloré a annoncé la mise en vente de ses activités de logistique en Afrique, qui ont fait sa fortune depuis près de quarante ans. Alors qu’il assure vouloir se retirer du groupe en cette année 2022, celle de ses 70 ans, et passer le pouvoir à ses deux fils, le milliardaire breton a concentré son empire sur les médias (Canal+, CNews, Europe 1, Le Journal du dimanche, Paris Match), l’édition (Editis, Lagardère) et la communication (Havas).

À la suite de ses acquisitions dans les médias, qu’il a mis au pas dans un climat de terreur et de censure, l’homme d’affaires est désormais soupçonné de vouloir peser sur la présidentielle, en mettant ses antennes au service de l’extrême droite, et en particulier du candidat Éric Zemmour.  Vincent Bolloré a été auditionné (ce mercredi après-midi par la commission d’enquête du Sénat sur la concentration des médias

Le milliardaire breton a une dernière affaire à régler, mais devant la justice, qui l’accuse justement d’avoir joué aux marionnettistes pour faire élire, il y a plus de dix ans, les présidents du Togo et de la Guinée afin d’y développer son empire portuaire.

En février 2021, son groupe a reconnu des faits de corruption et payé une amende de 12 millions d’euros. Vincent Bolloré et deux de ses cadres (son bras droit Gilles Alix et le directeur international de Havas, Jean-Philippe Dorent) ont eux aussi plaidé coupable, mais le tribunal de Paris a refusé, jugeant que la peine négociée avec le parquet national financier (PNF) était trop clémente (lire ici et là). 

Vincent Bolloré et ses deux collaborateurs, qui sont de nouveau présumés innocents, devraient donc être jugés publiquement. Contactés via leurs avocats, ils n’ont pas répondu ou ont refusé de répondre.

Mediapart a eu accès à de nombreux documents issus du dossier judiciaire, qui confirment et complètent les premières révélations du Monde sur cette affaire. Nos documents montrent l’implication personnelle de Vincent Bolloré dans le financement des campagnes électorales – ce qu’il a démenti lors de l’instruction.

Ils dévoilent aussi les coulisses du système Bolloré en Afrique, où se mêlent corruption présumée, renvois d’ascenseur, opérations d’influence et soutien sans nuance à des autocrates africains régulièrement accusés de violations des droits humains. Ces pratiques ont fait du milliardaire breton un homme aussi puissant que certains chefs d’État, au point d’inspirer un communiqué du Quai d’Orsay, ou de faciliter la coopération entre les services de renseignement français et guinéens.

Des campagnes payées sur instruction de « V. Bolloré »

En cette année 2009, Vincent Bolloré a des soucis au Togo, et en particulier avec le port de Lomé, un actif stratégique, car c’est l’un des seuls ports en eaux profondes de la région. Bolloré veut éjecter de la société de gestion des terminaux son associé Jacques Dupuydauby, qu’il accuse de détournement de fonds. Il veut aussi une extension de la concession.

En mars 2009, le milliardaire breton fait appel à son ami le président Nicolas Sarkozy, à qui il a prêté son yacht deux ans plus tôt au lendemain de son élection. Michel Roussin, ancien ministre de la coopération de Jacques Chirac devenu conseiller de Bolloré, est à la manœuvre.

Le 16 mars 2009, Roussin écrit une note à Bolloré dans laquelle il dit qu’il « a rencontré le président ». « Je lui ai fait part de ton message concernant le Togo. Il m’a réclamé une fiche sur le sujet que je peux lui remettre la semaine prochaine », lors d’un déplacement de Nicolas Sarkozy en Afrique auquel le conseiller de Bolloré est invité. « J’ai bien reçu la note concernant le Togo qui sera remise pendant le voyage », confirme Roussin à Bolloré le 24 mars, veille du déplacement présidentiel.

Trois jours plus tard, le 27 mars, Vincent Bolloré prend personnellement la plume pour écrire au dictateur togolais Faure Gnassingbé, en lui signifiant son « bien amical souvenir ». Il y détaille ses projets pour le port, où son groupe veut notamment construire un troisième quai.

L’agenda de Bolloré mentionne, à la date du 21 avril, un contact avec Faure Gnassingbé. Une semaine plus tard, à la suite d’une décision de la cour d’appel de Lomé, son associé Jacques Dupuydauby est éjecté du port. Bolloré en récupère la gestion directe. Au cœur de l’été, il écrit de nouveau au président togolais au sujet de son projet pour le port.

Le 15 septembre 2009, Faure Gnassingbé écrit à son tour à son « cher ami » Bolloré, pour le prévenir qu’il a dépêché auprès de lui Charles Gafan. Il s’agit du patron de Bolloré Togo, mais le président de la République le présente comme son « envoyé spécial » : « Il a toute ma confiance et saisira cette opportunité pour vous délivrer un message verbal. » 

On ignore le contenu de ce message. Mais le numéro 2 du groupe Bolloré, Gilles Alix, a indiqué aux policiers qu’en cette année 2009, c’est Charles Gafan qui « nous a dit qu’il fallait contribuer aux dépenses de communication » de Faure Gnassingbé pour la campagne de l’élection présidentielle de mars 2010.

La même demande a été adressée par un autre canal à Jean-Philippe Dorent. Ce familier des palais présidentiels africains dirige le département international du puissant groupe de communication Havas, contrôlé par le groupe Bolloré.

Le 16 septembre, au lendemain du courrier de Gnassingbé, c’est le branle-bas de combat chez Havas. Jean-Philippe Dorent écrit au célèbre communicant politique Stéphane Fouks, qui officie dans la filiale Euro RSCG (aujourd’hui Havas Worldwide), un message intitulé « Togo » : « Dès que tu as une clarification de VB, on va voir le PR [président de la République] », lui écrit Dorent. 

Le 6 octobre 2009, Dorent et Fouks ont rendez-vous avec Vincent Bolloré au sujet du Togo, selon les agendas et courriels saisis par les enquêteurs. Selon M. Bolloré, il s’agissait seulement de discuter de l’usage de l’avion du groupe pour que les deux cadres de Havas se rendent au Togo.

Une semaine plus tard, à la suite d’un « message de VB », Dorent relance Fouks au sujet d’un « aller-retour journée » au Togo. Ce voyage semble avoir eu lieu le 10 novembre, selon l’agenda de Stéphane Fouks, qui mentionne un rendez-vous avec le « président Togo » et Jean-Philippe Dorent.

Le directeur international de Havas est très sollicité. Le 25 novembre 2009, il écrit de nouveau à Stéphane Fouks, au sujet de la Guinée cette fois : « [J’ai reçu un] coup de fil de Gilles Alix à la demande de VB pour qu’on aide un opposant guinéen. » Il s’agit d’Alpha Condé, qui veut se présenter à l’élection présidentielle de juin 2010.

Jean-Philippe Dorent est « un peu sceptique sur ses chances » de gagner, mais les ordres sont les ordres. « Je lui ai proposé pour l’instant qu’on l’aide pour mieux exister sur le Net et dans la presse », précise-t-il à Stéphane Fouks.

Dans le même courriel, le directeur international de Havas explique que Vincent Bolloré a prévu de s’engager personnellement pour qu’Alpha Condé entre en relation avec Claude Guéant, à l’époque bras droit de Nicolas Sarkozy à l’Élysée : « Pour les contacts politiques, c’est VB et Bernard qui gèrent (il voit Guéant cet après-midi). »

Havas doit donc contribuer à deux élections présidentielles. Mais ça coûte cher. Au Togo, Faure Gnassingbé ne veut pas payer plus de 100 000 euros, et l’opposant guinéen Alpha Condé n’a pas un sou.

Le 8 janvier 2010, Jean-Philippe Dorent envoie les budgets à Gilles Alix, le numéro 2 du groupe Bolloré : 800 000 euros pour le Togo et 100 000 euros pour la Guinée. « J’ai parlé à V. Bolloré des deux budgets. Il les trouve par trop élevés », répond Alix. Havas accepte de baisser le Togo à 700 000. Nouveau refus. « Concernant le Togo, VB souhaite un plus gros effort et ramener à 400 000 € », dont 100 000 facturés à la présidence et 300 000 à la charge du groupe Bolloré, écrit Gilles Alix.

Les budgets sont calés, mais Jean-Philippe Dorent a un problème : il ignore précisément qui va payer les prestations de Havas pour les deux candidats (300 000 euros pour le Togo et 100 000 euros pour la Guinée). « Peux-tu me préciser quelle structure et quel intitulé pour établir les factures ? », écrit-il à Gilles Alix, le 3 février 2010. Le bras droit de Vincent Bolloré lui répond qu’il doit les adresser à SDV Afrique, une société de la branche logistique du groupe, « avec un contenu sobre ».

La justice considère qu’il s’agit de fausses factures : elles mentionnent des prestations de communication réalisées pour le compte du groupe Bolloré, alors qu’elles rémunèrent en réalité le travail de Havas pour les campagnes de Faure Gnassingbé et Alpha Condé.

Pour le Togo, Jean-Philippe Dorent et les équipes de Havas s’activent. Leur mission, décrite dans une « note stratégique » du 4 février 2010, consiste à blanchir le régime du clan Gnassingbé. Faure Gnassingbé a accédé au pouvoir en 2005, après la mort de son dictateur de père et des élections truquées. Les manifestations qui ont suivi ont été impitoyablement réprimées, avec 400 à 500 morts selon un rapport de l’ONU.

La note stratégique indique que Havas doit « rétablir le bilan » de Faure Gnassingbé. Il s’agit, sans rire, de vanter son rôle dans « l’enracinement de la démocratie et de l’État de droit », et de « proposer un autre regard sur le Togo », en particulier sur « la réalité des élections de 2005 ».

Les communicants de Bolloré ont prévu de s’appuyer sur « les médias internationaux prescripteurs ». Ordre est donné de dresser une liste de journalistes en renseignant « leur “sensibilité politique” en fonction des articles publiés ». Le reporter du Monde, par exemple, est jugé « plutôt négatif mais ouvert au dialogue ». Mais la transparence du régime a des limites : La Croix, Radio France et RFI se sont vu interdire de couvrir le scrutin de mars 2010. 

Un communiqué du Quai d’Orsay « à la demande de VB » 

Le 22 février, dix jours avant le vote, Jean-Philippe Dorent écrit à l’un de ses collègues de Havas, le célèbre publicitaire Jacques Séguéla, un courriel intitulé « Togo Urgent ». « Comme tu le sais, je gère la campagne présidentielle là-bas à la demande de VB », explique-t-il.

Faure Gnassingbé, qui souhaite une élection présentable vis-à-vis de la communauté internationale, redoute des manifestations, voire des violences de l’opposition avant le scrutin. « VB m’a donc demandé de solliciter ton intervention auprès de [Bernard] Kouchner [ministre des affaires étrangères à l’époque – ndlr] pour obtenir une position publique et rapide de la France sur le refus de toute violence », écrit le directeur international de Havas à Jacques Séguéla.

Jean-Philippe Dorent joint à son courriel un projet de communiqué du ministère des affaires étrangères, qu’il a lui-même rédigé afin de « donner le ton ». Le texte « appelle l’ensemble des responsables politiques togolais pour rejeter résolument toute violence ». Le 27 février, Séguéla indique qu’il a fait passer le message à Bernard Kouchner et qu’il « attend sa réponse ».

Le 1er mars, trois jours avant le scrutin, le Quai d’Orsay a bien publié un communiqué. Il n’est plus accessible sur le site du ministère. Selon des citations du communiqué dans la presse de l’époque, il reprend, de façon adoucie, le principal élément de langage des hommes de Bolloré : « Nous comptons sur l’ensemble des parties pour faire de ce scrutin un moment d’expression démocratique et pacifique. »

Face à la juge d’instruction Aude Buresi, Vincent Bolloré a démenti avoir sollicité cette intervention. « Comme je tutoie Bernard Kouchner depuis vingt ans, si j’avais voulu lui demander quelque chose, je l’aurais fait directement. » Joints par Mediapart, Bernard Kouchner et Jacques Séguéla indiquent n’avoir aucun souvenir d’un tel épisode. 

Une fois réélu, au terme d’un scrutin marqué par de nouvelles irrégularités, selon les observateurs de l’Union européenne, Faure Gnassingbé a accordé, en mai 2010, un avenant à la concession du port, comprenant plusieurs des demandes que Vincent Bolloré lui avait faites dans ses courriers de 2009. Les concessions étaient prolongées de 25 ans, avec construction d’un troisième quai, ainsi que des exonérations fiscales.

Vincent Bolloré et le « traître »

Lors de l’instruction, Vincent Bolloré a formellement démenti avoir été informé de la prise en charge par son groupe des dépenses électorales des présidents togolais et guinéen. « Je n’étais absolument pas au courant de ces factures ni des opérations qu’elles sous-tendaient. Je n’ai fait que signaler deux situations de personnalités qui représentent un gage de stabilité nécessaire pour la démocratie dans les pays dans lesquels nous avons nos investissements », a-t-il déclaré à la juge Buresi en novembre 2020.

Confrontés aux multiples mentions relatives aux instructions de « VB » dans leurs échanges de courriels, Gilles Alix et Jean-Philippe Dorent ont indiqué qu’ils utilisaient le nom de leur patron pour faire avancer les dossiers plus vite, même lorsqu’ils ne lui avaient pas parlé. « Tout le monde le sait à l’intérieur du groupe », a insisté Gilles Alix.

Lors de son interrogatoire par la juge Buresi, Vincent Bolloré a pourtant déclaré qu’il n’en savait rien. Il dit avoir « découvert » à la lecture du dossier judiciaire que « les gens utilisaient mes initiales pour essayer de faire pression ». « Je peux vous dire que sur ce sujet-là, j’ai pris des sanctions », a-t-il lancé à la magistrate.

Lesquelles ? « Il y a eu de sérieuses mises au point », a-t-il corrigé, au sujet de « cette pratique […] à cause de laquelle je suis mis en cause ». « C’est très mal, oui. La preuve, il n’y aurait pas cela… », a soupiré Vincent Bolloré.

Le milliardaire a un autre problème : lors de sa garde à vue en 2018, son bras droit Gilles Alix a contredit sa ligne de défense, affirmant que « Vincent Bolloré était au courant » du financement de la campagne de Faure Gnassingbé, et qu’il avait approuvé l’opération, sans toutefois en connaître le montant.

Il s’est rétracté un an plus tard dans un courrier, estimant que ses propos ont été « mal analysés » par les policiers. « Je suis ravi que […] Gilles Alix vous ait fait parvenir cette lettre qui dédouane complètement mon rôle », s’est félicité Bolloré devant la juge Buresi.

Interrogé lui aussi par la magistrate en septembre 2020, le bras droit de Bolloré a de nouveau dédouané son patron, et déploré la fuite dans Le Monde de « mes propos en garde à vue qui me font passer pour un traître vis-à-vis de l’ensemble du groupe ». « Il n’est pas agréable aujourd’hui de voir certains jeunes cadres de nos activités me tourner le dos », a-t-il ajouté.

Il est vrai qu’au sein du groupe Bolloré, la fidélité au chef est une qualité indispensable. Comme l’avait révélé le site Les Jours, en septembre 2015, à la suite de sa prise de contrôle de Canal+, le milliardaire avait viré dans la même journée un tiers des cadres de la chaîne, avec l’explication suivante : « Je suis désolé pour ceux qui ne font pas partie de mon équipe, voilà, je n’ai rien contre vous, je ne vous connais pas. » 

Renvoi d’ascenseur pour Havas au Togo

Au Togo, les bonnes relations entre Vincent Bolloré et Faure Gnassingbé ne se sont pas arrêtées à la prolongation du port. Le président a manifestement tenu à remercier Havas, qui l’avait si bien conseillé pour sa réélection.

Le 21 mai 2013, la ministre des télécoms du Togo envoie un courriel à Vincent Bolloré, « conformément aux instructions du président de la République », pour l’informer que le Togo a besoin d’un prestataire pour réaliser des sites Web institutionnels de promotion du pays. Il y a, en pièce jointe, un document avec les détails du marché.

Un mois et demi plus tard, Havas remporte ce contrat à 150 000 euros en battant l’agence TBWA, avec laquelle le Togo travaillait jusque-là. « C’est une belle victoire », écrit dans un courriel Jean-Philippe Dorent, le directeur international de Havas qui avait supervisé la communication du candidat Gnassingbé. Yannick Bolloré, fils de Vincent et à l’époque numéro 2 de Havas, félicite lui aussi ses troupes : « Bravo. C’était le dossier envoyé par VB ? » En effet.

La lune de miel continue. Du 13 au 15 novembre 2013, le président togolais démarre sa visite officielle en France par un passage en Bretagne. Au programme : visite du chantier naval de Lorient, et escale à Ergué-Gaberic, le fief de Vincent Bolloré, où le chef de l’État est invité à déjeuner avec sa délégation de quinze personnes dans le manoir familial du milliardaire. 

L’année suivante, Vincent Bolloré lance un projet pharaonique : une boucle ferroviaire en Afrique de l’Ouest, qui doit passer par le Togo. Le 19 janvier 2014, un cadre du groupe chargé du projet écrit à Vincent Bolloré un compte rendu de sa visite sur place. Il explique que « le président du Togo accepterait que le groupe Bolloré dispose d’une exclusivité nationale sur le ferroviaire ». 

L’emploi présumé fictif du demi-frère de Gnassingbé

Vincent Bolloré se montre lui aussi très prévenant avec le président togolais. Entre 2014 et 2016, il a recruté comme « conseillère » la fille du juriste français Charles Debbasch, récemment décédé, qui était le conseiller spécial et l’homme d’influence de Faure Gnassingbé. Le milliardaire dit l’avoir embauchée seulement parce qu’il a « trouvé cette jeune fille énergique et intelligente ».

Vincent Bolloré affirme que c’est aussi à cause de ses seules compétences qu’il a personnellement recruté, quelques mois après la présidentielle de 2010, le demi-frère du président Gnassingbé, Patrick Bolouvi, pour fonder et diriger une nouvelle filiale de Havas au Togo.

D’abord embauché officiellement comme « stagiaire aux expéditions »le 1er novembre dans la branche logistique du groupe, Patrick Bolouvi commence par ne rien faire pendant « huit mois », selon des courriels internes. À tel point que Havas et le groupe Bolloré doivent se mettre d’accord pour se partager les coûts de son salaire (60 000 euros) pendant sa période d’« inactivité ».

Une fois la filiale Havas Media Togo lancée, début 2012, le demi-frère de Faure Gnassingbé semble ne pas travailler davantage, malgré une rémunération très confortable de 8 500 euros par mois. Il est le « directeur pays le plus cher dans un petit marché », déplore par courriel un dirigeant de Havas.

Un autre cadre sonne l’alarme dans un courriel du 25 janvier. « Patrick refuse d’aller à la mine, ni même travailler un minimum correctement », écrit-il. Le demi-frère du président « ne rappelle pas et ne répond pas aux e-mails » et « semble avoir totalement baissé les bras sur la question du business », au point de « décrédibiliser » Havas avec l’un de ses plus gros clients africains, le groupe textile Vlisco. « Bref, comment manager cette personne ? », demande ce cadre de Havas. 

Ce courriel est si grave qu’il est transféré à Vincent Bolloré en personne. Il n’a pas réagi et a maintenu Patrick Bolouvi en poste. Face à la juge Buresi, le milliardaire a indiqué que d’autres courriels montrent que le demi-frère du président togolais « travaillait plutôt bien ». 

Les alertes se sont pourtant poursuivies en interne. Le 16 mars 2012, un cadre de Havas indique que la filiale n’a toujours pas conquis le moindre client, à tel point que « les pertes du Togo » risquent « d’absorber tout le résultat de Havas Media Afrique ».

Le 3 avril, un autre cadre écrit qu’il n’est « pas confortable avec tout ce qu’on donne à Patrick », en particulier la « signature des comptes bancaires » de la filiale : « Je suis conscient de son statut particulier, mais il y a une limite. » Un mois plus tard, Patrick Bolouvi ne répond toujours pas au téléphone à ses collègues de Havas. « Pourrais-tu m’appeler de toute urgence pour apporter des éléments de réponse ? », le supplie un cadre. 

L’enquête pour corruption en Guinée enterrée

On retrouve un scénario similaire avec la présidentielle de 2010 en Guinée, le premier scrutin démocratique de l’histoire du pays. Vincent Bolloré a cette fois le beau rôle, puisque Alpha Condé était à l’époque un opposant historique au régime, décrit au sein du groupe comme un « Mandela africain ». C’est surtout un ami de Vincent Bolloré, qui l’a connu lors de son exil en France.

Là encore, le groupe Bolloré a payé 100 000 euros de prestations de communication réalisées par Havas. Le bras droit du milliardaire, Gilles Alix, a assuré sur procès-verbal que le groupe n’a pas financé la campagne électorale, mais seulement « la mise en lumière de la candidature potentielle d’Alpha Condé ».

Les documents internes de Havas, saisis par les enquêteurs, démontrent le contraire. « Il s’agit de passer à la phase supérieure et de l’accompagner dans la campagne », écrit une cadre d’Euro RSCG (filiale de Havas). Cela passe notamment, selon une note interne, par la conception des affiches, le « media training », et la publication d’une tribune du candidat, « idéalement dans le quotidien Le Monde (par Euro RSCG) ». Ce texte a bien été publié le 18 janvier 2010.

Havas a un problème : il est prévu de publier un livre d’entretien avec Alpha Condé, mais cela ne rentre pas dans le « budget » de 100 000 euros pris en charge par Bolloré. Le groupe, grand seigneur, accorde finalement une rallonge de 70 000 euros pour cet ouvrage, Un Africain engagé, réalisé par Jean Bothorel, ami et biographe de Vincent Bolloré. L’écrivain a indiqué aux policiers que le milliardaire lui a personnellement demandé d’écrire le livre.

Le 16 novembre 2010, au lendemain de l’élection d’Alpha Condé, Jean-Philippe Dorent, directeur international de Havas, exulte dans un courriel à ses collaborateurs : « Un grand bravo à toute l’équipe. »

Mais l’histoire ne fait que commencer. Le 9 février 2011, Dorent écrit à Alpha Condé « au sujet de l’aide que nous pouvons vous apporter ». Il propose au nouveau président guinéen de mettre gratuitement à sa disposition, « pendant deux ou trois mois », l’une des consultantes de Havas qui a travaillé avec lui pendant la campagne.

Apparemment, ce nouveau cadeau a produit ses effets. Une note interne de Havas, rédigée trois mois plus tard, indique qu’Alpha Condé a déjà confié à l’agence l’organisation de ses voyages officiels à Paris et aux États-Unis, ainsi que sa communication avec les médias internationaux. « Un contrat-cadre en communication pour l’année 2011 est à l’étude » à la présidence, précise la note. 

Pour la branche logistique de Bolloré, le retour sur investissement est tout aussi immédiat. Le 8 mars 2011, Alpha Condé résilie brutalement la concession du port de Conakry, détenue par le groupe français Necotrans, et la confie trois jours plus tard, sans appel d’offres, au groupe Bolloré.

Le 16 mars, Necotrans porte plainte pour corruption auprès du parquet de Paris. C’est une consultante de Havas qui se charge, dans des courriels estampillés « confidentiel à l’attention du président » Alpha Condé, d’organiser la riposte pour le compte de la République de Guinée, et de rédiger le communiqué de presse publié par les autorités portuaires du pays pour « désamorcer » la plainte.

Mais le véritable désamorçage a eu lieu en France, où l’affaire a été prestement enterrée par le parquet de Paris, dirigé à l’époque par Jean-Claude Marin, et son collaborateur Michel Maes, alors chef de la section financière.

Le 5 mai 2011, Gregory Quérel, président de Necotrans, est auditionné par les policiers pour étayer la plainte. Ce sera le seul acte d’enquête. Dès le 17 mai, Michel Maes ordonne aux policiers de clore immédiatement le dossier et de lui renvoyer la procédure. Le parquet de Paris classe l’affaire sans suite un mois plus tard pour « absence d’infraction ».

C’est ainsi que Vincent Bolloré a réussi à obtenir que la corruption présumée en Guinée soit prescrite. Lorsque l’enquête actuelle, ouverte en 2013, s’est penchée sur la même affaire, il était trop tard car elle avait déjà été examinée par la justice. Le milliardaire ne sera donc jamais jugé pour ces faits. En 2019, la cour d’appel a constaté la prescription, mais a taclé l’attitude du parquet de Paris, qui « était en mesure de faire vérifier » les soupçons en 2011.

Joint par Mediapart, Jean-Claude Marin dit n’avoir aucun souvenir de cette affaire. Nous ne sommes pas parvenus à joindre Michel Maes.

Quand Bolloré se mêle des services secrets

Présenté par Vincent Bolloré comme un grand démocrate, Alpha Condé s’est mué au fil des années en autocrate, régulièrement critiqué par les organisations de défense des droits humains.

Cela n’a en rien altéré les bonnes relations entre les deux hommes. Après la concession du port de Conakry, Bolloré veut en obtenir la gestion déléguée. Le 4 mai 2014, le directeur du groupe en Guinée prévient Vincent Bolloré que le ministre des transports souhaite « écarter Bolloré ».

Qu’à cela ne tienne : quatre jours plus tard, le numéro 2 du groupe, Gilles Alix, s’envole pour Conakry, où il rencontre le président Alpha Condé. « Accueil plus que chaleureux et le président semblait apaisé. Ce dernier m’a dit en tête-à-tête qu’il faisait son affaire de nous octroyer la gestion déléguée du port », écrit-il le lendemain à Vincent Bolloré. 

Cinq mois plus tard, en octobre 2014, le milliardaire envoie un autre émissaire en Guinée : son conseiller Ange Mancini, ancien commissaire divisionnaire, qui fut, jusqu’en juin 2013, coordinateur national du renseignement à l’Élysée sous Nicolas Sarkozy, puis peu de temps sous François Hollande.

Le 23 octobre, Mancini écrit à Vincent Bolloré qu’il a pu rencontrer « à deux reprises le PR [président de la République] » Alpha Condé. Au menu : les projets du groupe en Guinée, mais aussi le renseignement. « Nous avons présenté notre démarche au PR et à son coordinateur du renseignement pour fluidifier la mise en relation avec ses homologues français. »

Pourquoi le groupe Bolloré se mêle-t-il ainsi de coopération entre les services secrets ? Contacté, Ange Mancini n’a pas donné suite. Vincent Bolloré n’a pas répondu.

Le président Condé mendie des investissements à Vincent Bolloré au téléphone

Le groupe Bolloré continue d’entretenir l’amitié. En Guinée, sa filiale Vivendi a organisé en 2015, pendant la campagne présidentielle, un concert géant à la gloire du président candidat Alpha Condé. La même année, Faure Gnassingbé est réélu président au terme d’un scrutin à nouveau contesté par l’opposition. Vincent Bolloré envoie immédiatement un courrier au président pour le féliciter de sa « brillante réélection » et lui faire part de sa « fidèle amitié ».

Bolloré soigne aussi ses relations en implantant des Bluezones (des zones d’activité alimentées à l’énergie solaire) et des salles de spectacles et de cinéma CanalOlympia – qualifiées de cadeau fait à la Guinée par le président Alpha Condé. Interrogé par les policiers, Vincent Bolloré a démenti. « Est-ce que chaque fois que l’on fait un investissement, cela doit être vu comme un cadeau alors que c’est dans l’intérêt social de notre entreprise », a-t-il soupiré.

Entre le président du groupe Bolloré et les présidents de la République, le plus puissant n’est pas forcément le chef d’État. C’est ce que montre une écoute téléphonique du 26 avril 2016, dans laquelle Alpha Condé mendie des investissements à Vincent Bolloré.

« Moi je voulais déjeuner avec toi pour montrer aux gens qui mènent campagne que je m’en fous », lance en riant le président guinéen. « Tu es gentil. Écoute, tu sais, ça passera hein », répond Vincent Bolloré.

« Bon mais Vincent, il faut accélérer quand même l’histoire des Olympia là. Il nous [en] faut trois », ajoute Alpha Condé. « Trois. Absolument, ben je vais vérifier que c’est en route », promet le milliardaire.

Le président guinéen voudrait aussi que le groupe s’implique dans son projet de construction d’un terminal pétrolier dans le port de Benty. « Ah ça je ne connais pas, je vais regarder », répond Vincent Bolloré.

« Vous n’avez pas assez investi sur la Guinée, insiste Alpha Condé. On doit voir le port de Conakry en 2010 et comment il est maintenant. [Il faut que] Canal+ Afrique soit plus réactif sur la Guinée. » Là encore, Vincent Bolloré promet de « venir faire plus ». Et de conclure par ces paroles amicales : « Bon ben je t’embrasse. Merci de ton appel en tout cas, c’est vraiment sympa. »

Par Médiapart