Le jumeau numérique est le double virtuel d’un système complexe : un hôpital, un organe, un médicament, ou bien encore une zone de conflit. Dans le secteur de la santé, la start-up française Anatoscope a par exemple développé le jumeau numérique de patients présentant des caractéristiques différentes afin de simuler sur eux l’efficacité de prothèses orthopédiques – une fois l’efficacité prouvée grâce à la simulation numérique, la production personnalisée a été lancée.
Aussi éloignées que soient les missions de l’armée et de l’hôpital, l’essor des technologies numériques conduit néanmoins à développer des outils et des pratiques fortement similaires. Par exemple, la complexité d’un combat en zone de guerre et d’une organisation hospitalière peuvent s’appréhender à la fois par la modélisation systémique et par la simulation, deux possibilités justement offertes par le « jumeau numérique ».
Modélisation et simulation pour créer des connaissances actionnables à l’armée et à l’hôpital
Depuis 2016, chaque régiment de l’armée de Terre est équipé d’un « espace d’instruction collective à la numérisation de l’espace de bataille assisté par la simulation ». Par exemple, l’outil de simulation de combat Battle Space 3 modélise en 3D de vrais terrains de conflits, ce qui permet aux soldats de s’entraîner virtuellement et ensuite d’étudier différents itinéraires, différents scénarios de combats, d’analyser leurs points forts et leurs points faibles.
Dans la même logique que celle suivie par les militaires, les professionnels de la santé commencent à se doter de « jumeaux numériques » pour mieux se préparer aux soins. Par exemple, le jumeau numérique d’un anévrisme de l’aorte permet de fabriquer des endoprothèses spécifiques à chaque patient et permet au chirurgien de préparer son intervention grâce aux simulations des complications qui pourraient survenir après l’opération.
Le jumeau numérique d’un hôpital peut également aider à mieux se préparer aux situations sanitaires exceptionnelles. Même si de telles modélisations restent encore expérimentales, il existe déjà des jumeaux numériques de services de soins, par exemple le jumeau du service des urgences du CHU de Saint-Étienne.
Pour les zones de conflits comme pour les hôpitaux, l’objectif est de développer et d’utiliser des connaissances « actionnables », c’est-à-dire « valables et pouvant être mises en action » immédiatement, au quotidien. En effet, les jumeaux numériques modélisent le fonctionnement de systèmes complexes, prenant en compte les processus, interactions, rétroactions, effets amplificateurs, etc. Il procède ensuite à des simulations de ce fonctionnement. Dans le cas d’un hôpital, il pourrait par exemple considérer différents scénarios de crise sanitaires : variation du nombre et de l’ampleur des clusters sur le territoire, du taux de personnels contaminé, du nombre de respirateurs disponibles par exemple, afin de tester la fiabilité de l’organisation.
Il existe cependant une différence notable entre l’armée et l’hôpital : la subsidiarité, c’est-à-dire le fait que « tout échelon supérieur s’interdit de réaliser lui-même ce qu’un échelon inférieur pourrait faire ».
La subsidiarité et le sens donné aux missions : la force de l’armée, la faiblesse de l’hôpital
L’armée de Terre française a publié en 2016 un ouvrage qui explique comment elle s’adapte à un monde incertain. Notamment, elle recueille tous les avis « sans que le niveau hiérarchique de ceux qui les émettent n’intervienne dans l’appréciation de leur pertinence », en vertu du principe fondateur de subsidiarité. La collaboration à tous les niveaux de la chaîne de commandement permet de proposer des actions, des adaptations pour être meilleur que l’ennemi. Les décideurs que sont tous les soldats, indépendamment de leur grade, s’appuient sur des flux d’informations croisés avant, pendant, et après la mission, afin de créer des connaissances actionnables. Le partage d’information est en outre indispensable pour poser « les bases d’une compréhension mutuelle, d’une appropriation de la mission en permettant à chacun d’inscrire son action dans un cadre plus vaste ». Cette implication profonde n’enlève rien à la discipline et à la relation de commandement, mais constitue un facteur essentiel du sens donné aux missions et à l’engagement sous les drapeaux.
Inversement, les professionnels au sein des hôpitaux sont globalement peu impliqués dans les prises de décisions qui les concernent directement, ce qui contribue à altérer le sens donné au travail. La culture du secteur porte des valeurs humanistes – égalité, neutralité, continuité des soins et adaptation aux besoins de la population – qui entrent en tension avec l’organisation du management et les outils portés par la technostructure. Ces derniers paraissent en effet souvent rigides, contraignants, inutiles ou même incompatibles avec la réalité du terrain. Globalement, contrairement à ce qui se produit dans l’armée, il est difficile de s’approprier les décisions prises par une tutelle, de trouver du sens à une activité qui étouffe les initiatives sortant du cadre imposé et finalement, d’être agile pour faire face à l’incertitude. C’est d’ailleurs pour cette raison que la tutelle a laissé une liberté d’action tout à fait inédite de quelques semaines aux équipes de terrain pour affronter la première vague de la pandémie.
La collaboration de tous les professionnels est nécessaire pour mettre en place des jumeaux numériques utiles
À l’armée comme à l’hôpital, la modélisation et la simulation grâce au jumeau numérique invitent les équipes à se concerter, collaborer, communiquer pour agir, penser dans et avec la complexité.
Le jumeau numérique d’un hôpital dans son ensemble n’existe pas encore, il nécessiterait le rapprochement des sphères gestionnaire, soignante et technique afin de chercher à comprendre ensemble les situations, les objectifs fixés, les résultats obtenus en fonction d’un contexte donné. La compréhension est « à la fois fin et moyen de la communication humaine ». Ce chemin à parcourir ensemble pour définir et faire vivre le jumeau numérique permettrait aux professionnels de mieux comprendre les différentes situations selon chaque point de vue, de participer à la définition et à la mise en œuvre des décisions selon le principe de subsidiarité et ainsi, de maintenir ou de faire progresser la qualité des soins et la qualité de vie au travail en dépit des incertitudes.
Les défis de la mise en place de jumeaux numériques d’hôpitaux
Les résultats seront toujours imparfaits, car tous les scénarios ne peuvent pas être imaginés et toutes les données ne peuvent pas être recueillies, aujourd’hui en tout cas. Néanmoins, le jumeau numérique d’un hôpital permettrait de visualiser différentes nuances de la réalité auxquelles les équipes pourraient être confrontées. Au lieu de perdre du temps à réguler les dysfonctionnements et à agir dans une inconfortable précipitation, l’étude de chacune de ces nuances permettrait ensuite aux professionnels d’anticiper et de se préparer aux nouvelles situations possibles en agissant sur l’organisation.
Comme la simulation en 3D de conflits utilisée par les soldats, le jumeau numérique de l’hôpital peut aider les acteurs à penser l’organisation selon différents angles de vue, celui des soignants et des non soignants, des personnes avec ou sans responsabilité hiérarchique. Le jumeau numérique oblige ainsi une volte-face épistémologique (passant du positivisme au constructivisme) en permettant aux professionnels de voir que la réalité n’est pas univoque, qu’il n’existe pas une seule solution, bonne et définitive, à un problème. Cette piste est largement explorée dans le cadre du programme de recherche COPING (Covid pandemic institutional management), destiné à mieux appréhender les situations d’incertitudes comme celles engendrées par la pandémie.
La prouesse technologique réside dans la réalisation du double virtuel d’une organisation complexe et du test d’une multitude de scénarios de crises (flux plus ou moins importants de patients lors d’une pandémie, de victime après une tempête, etc.) afin de vérifier la robustesse des différents processus de soins (actes de soins, personnels mobilisés, médicaments et matériels nécessaires, etc.) et des différents processus de services supports (restauration, lingerie, etc.). La prouesse intellectuelle réside dans le fait d’accepter qu’il n’existe pas une seule bonne solution définitive, mais de multiples solutions, qui changent selon le contexte, mais qui gagnent à être trouvées ensemble, puis adaptées au fur et à mesure par ceux qui doivent les appliquer, au plus près des patients.
Sandra Bertezene, Professeur titulaire de la Chaire de gestion des services de santé, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.