Les collectes et diffusions illégales de données à caractère personnel ont fini de semer une psychose presque généralisée chez la population. Si l’arsenal juridique est jugé suffisamment répressif, son application par les autorités compétentes, notamment les juges, est peu persuasive, d’après beaucoup de spécialistes.
C’est à se demander si la loi 2008-12 du 25 janvier 2008 a servi à quelque chose dans la protection de la vie privée et des données à caractère personnel des Sénégalais. Aujourd’hui plus que jamais, ces données sont royalement bafouées, violées au vu et au su de tout le monde. Installant parfois une psychose presque généralisée chez beaucoup de populations. Le plus inquiétant, selon certains observateurs, c’est que ceux qui sont censés protéger ces dernières contre de telles dérives, ne semblent pas suffisamment en faire une préoccupation majeure. Alors que la Commission de protection des données personnelles du Sénégal (CDP) est presque inaudible, il est aussi relevé une certaine mollesse de la jurisprudence dans la protection de la vie privée des citoyens.
Enseignant à la faculté des Sciences juridiques et politiques de l’Ucad, le professeur Massamba Gaye, se référant à quelques décisions souvent relayées dans la presse, estime que les juges ne sont pas assez dissuasifs. Il peste : ‘’De ce que la presse a publié sur de telles affaires, la condamnation n’a pas été à la hauteur des faits commis.
Divulguer l’intimité d’une personne et s’en sortir avec des peines de sursis ou fermes dérisoires encourage les délinquants de ce type. La nuisance faite à la victime est sans commune mesure avec la sanction infligée au coupable.’’ Le juriste réagissait ainsi à un post de Maitre Mouhamadou Bassirou Baldé qui alertait, sur Facebook, contre ce péril qui guette la vie privée des citoyens. Dans un cri du cœur, la robe noire s’indigne et rappelle les dispositions de la loi. ‘’Attention, lance-t-il, arrêtez de filmer ou d’enregistrer des gens à leur insu. Le fait de collecter des données à caractère personnel par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite est pénalement réprimé. Ainsi, le présumé auteur encourt une peine d’emprisonnement d’un à sept ans et d’une amende de 500 000 à 10 000 000 F CFA ou de l’une de ces peines.’’ Et d’ajouter, comme pour inviter les autorités judiciaires à prendre leurs responsabilités : ‘’Si la justice ne fait rien, personne ne sera à l’abri.’’ Pourtant, à travers la loi de 2008, la volonté du législateur était clairement exprimée.
Avec le développement de l’informatique et de ses applications, lit-on dans l’exposé des motifs, le domaine traditionnel de la vie privée s’enrichit chaque jour de nouveaux éléments. ‘’Partie intégrante de ces éléments, poursuit le texte, les données à caractère personnel se révèlent être des ressources très convoitées. Leur traitement doit se dérouler ‘dans le respect des droits, des libertés fondamentales, de la dignité des personnes physiques’. De ce fait, la législation sur les données à caractère personnel s’avère être un instrument de protection générale à l’égard des droits et libertés fondamentaux de la personne.’’
Aux termes de l’article 1er alinéa 1er de ladite loi, ce texte a pour objet de mettre en place un dispositif permettant de lutter contre les atteintes à la vie privée susceptibles d’être engendrées par la collecte, le traitement, la transmission, le stockage et l’usage des données à caractère personnel. Il résulte de l’alinéa 2 que ‘’la loi garantit que tout traitement, sous quelque forme que ce soit, respecte les libertés et droits fondamentaux des personnes physiques ; elle prend également en compte les prérogatives de l’Etat, les droits des collectivités locales, les intérêts des entreprises et de la société civile’’. Aussi, précise l’alinéa suivant, la loi veille à ce que les technologies de l’information et de la communication (Tic) ne portent pas atteinte aux libertés individuelles ou publiques, notamment à la vie privée.
Mais, après plus de 10 ans de mise en œuvre, les résultats ont été très insignifiants. Aujourd’hui, la divulgation de contenus privés sur la place publique est devenue monnaie courante. Certains en ont même fait un business et font des émules au sein de la population. Du jour au lendemain, l’honneur et la dignité des citoyens sont ainsi bafoués sur la place publique. Et le plus souvent, ce sont les victimes de ces violations manifestes de la vie privée qui se retrouvent au banc des accusés d’une société inquisitrice. Pour le président des Africtivistes, Cheikh Fall, il est temps de remettre de l’ordre, à travers notamment une éducation et une sensibilisation plus accrue de l’opinion. ‘’Je pense que c’est un véritable problème. Et la posture d’un organe comme la CDP devrait être un peu plus proactive. Ces genres de situations sont des occasions pour faire de l’information, de la sensibilisation et sanctionner dans les cas où c’est nécessaire. La commission doit aussi être plus proactive dans l’éducation des citoyens dans ce domaine qui est quand même un peu méconnu. Il faut reconnaitre qu’il y a quand même quelques efforts. Mais parfois, ce sont les moyens qui lui manquent pour en faire davantage’’.
Des enquêteurs partagés sur la valeur probante et sur l’enregistrement des personnes poursuivies Cela dit, des divergences persistent quant à l’utilisation des contenus privés, dans le cadre des enquêtes et procédures judiciaires. A ce propos, les enquêteurs ne parlent pas le même langage. Si les uns admettent la validité de tels procédés, d’autres contestent et invoquent des situations précises. ‘’En matière de droit commun, indique un officier de police judiciaire, je ne trouve pas le fondement juridique de tels enregistrements. Encore que ces déclarations n’ont aucune valeur juridique. Ce qui est consigné sur PV, c’est ce qui vaille devant le juge ; pas des déclarations dans un véhicule’’, soutient-il, faisant directement allusion à l’affaire Bougazelli. Selon lui, les seuls cas où ces procédés sont admis, c’est notamment en matière de criminalité transnationale organisée ou en matière de terrorisme. ‘’Dans ces cas, renseigne l’OPJ, il y a ce que l’on appelle les procédés intrusifs. C’est, par exemple, quand la loi parle de captation d’images, de livraison surveillée, etc. Cela entre dans le cadre des techniques d’enquête spéciale. Cela veut dire que l’enquêteur peut matérialiser, par photo ou par vidéo, là où est passée la personne. C’est possible par exemple en matière de stupéfiants et de terrorisme. Mais je n’en vois pas l’utilité en l’espèce’’.
Pour d’autres spécialistes des enquêtes judiciaires, ces pratiques seraient même courantes et sont effectuées dans le cadre strict de la procédure. Pas plus ! ‘’Dans le cadre de l’affaire Bougazelli, souligne-t-il, il faut dire que c’est en cours d’enquête et l’enquêteur entend la personne poursuivie tenter de les corrompre… C’est comme filmer quelqu’un en train de voler et mettre la vidéo dans les pièces à conviction. Pour moi, c’est tout à fait justifié’’. En plus du procédé, nos interlocuteurs ne parlent pas non plus le même langage sur la valeur probante de tels enregistrements. Se prononçant sur l’affaire Kilifeu, un OPJ explique : ‘’La vidéo a été prise certes de manière illégale, mais elle peut aider à prouver la culpabilité. Donc, elle est recevable. En effet, en matière pénale, la preuve est libre.’’ Pendant ce temps, d’autres OPJ estiment que ce genre de vidéo ne saurait servir de preuve. ‘’Oui, il y a la liberté de la preuve, mais il y a aussi la loyauté de la preuve. La liberté de la preuve signifie que la preuve peut être apportée par tous les moyens déterminés par la loi : c’est-à-dire l’écrit, les aveux, les témoignages, les présomptions du fait de l’homme et le serment. Il appartient donc aux enquêteurs de trouver des preuves consignées sur PV’’, soutient un autre OPJ. Toutefois, tient-il à préciser, il n’est pas interdit que les autorités judiciaires s’en servent pour déclencher l’action publique. ‘’Il faut savoir que la saisine peut être faite à partir de n’importe quel moyen. Les vidéos, c’est une information à partir de laquelle la police peut être saisie ou se saisir.
Mais on ne peut pas les utiliser comme preuve’’, a-t-il expliqué. Consultant en cyber-sécurité, Ibrahima Sow, lui, trouve légal le fait, pour des enquêteurs, de filmer une scène d’arrestation. ‘’Mais cela doit entrer dans le cadre strict de l’enquête. Personne n’a le droit de les utiliser dans un cadre autre que l’enquête. Toute utilisation autre est réprimée par la loi’’. Revenant sur l’affaire Kilifeu, il explique : ‘’Je pense que la vidéo peut servir de preuve. Mais il est libre, lui aussi, de porter plainte contre celui qui l’a filmé.’’
MOR AMAR, Enquêteplus