Cloud, vidéo à la demande, réseaux sociaux, webconférence, 5G, intelligence artificielle, blockchain, cryptomonnaies, Internet des objets… Ces technologies, outils et pratiques créent des opportunités de marché sans précédent pour les entreprises, et colonisent le quotidien des individus. Mais derrière ces évolutions « digitales » et « virtuelles » se cache un monde moins connu fait de serveurs, d’immenses bâtiments climatisés 24h/24, de câbles et autres relais qui consomment plus de 4 % de la consommation mondiale d’énergie primaire.
Le numérique était ainsi à l’origine de 3,7 % des émissions totales de gaz à effet de serre dans le monde en 2018. 44 % de cette empreinte serait due à la fabrication des terminaux, des centres informatiques et des réseaux et 56 % à leur utilisation. Et l’évolution est exponentielle : rien qu’en France, on estime que ces émissions pourraient augmenter de 60 % d’ici 2040, atteignant 6,7 % des émissions totales du pays. À titre de comparaison, la part du transport aérien est de 4,7 %.
Les Français peu informés
Le problème est suffisamment sérieux pour que les acteurs privés du numérique et les pouvoirs publics s’en saisissent. Des opérateurs comme Orange communiquent par exemple de plus en plus sur les « éco-gestes » numériques en faveur de l’environnement. De leur côté, les GAFAM souhaitent se montrer vertueux en mettant en avant l’énergie verte qui fait fonctionner leurs immenses centres de données et leurs efforts pour réduire leur impact environnemental.
En France, le Sénat a lancé en 2020 une mission d’information relative à l’empreinte environnementale du numérique et l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) a publié un guide pratique sur le sujet.
Toutefois, comme le montre notre étude récente, non seulement les internautes français se sentent assez peu informés de l’impact environnemental du numérique, mais lorsqu’ils le sont, ils ne souhaitent pas pour autant changer leurs habitudes. Ils attribuent la responsabilité d’agir aux entreprises et aux pouvoirs publics.
Plusieurs raisons sont mises en évidence pour justifier ce rejet de la responsabilité individuelle : les pratiques concernées (Internet mobile, réseaux sociaux, vidéo en streaming, etc.) sont tellement ancrées dans les habitudes et dans les esprits qu’elles constituent une « norme sociale » dont il serait difficile – voire stigmatisant – de s’éloigner ; la croyance que chaque progrès technique génère sa part de pollution et qu’il faudrait l’accepter au vu de ses nombreux bénéfices ; un certain scepticisme sur la réalité du problème (pour un répondant à notre étude, « après tout, 3,7 % des gaz à effet de serre, ça ne fait pas beaucoup ! ») ; un sentiment d’impuissance (« me désabonner de Netflix ne résoudra pas le problème »).
Pourtant, la plupart se déclarent sensibles aux questions environnementales.
Inconfort psychologique
Ces motivations paradoxales génèrent de la dissonance cognitive : les internautes sont attachés aux bénéfices apportés par le numérique et enclins à adopter de plus en plus de services digitaux mais ils en perçoivent simultanément les effets délétères sur l’environnement.
Dans l’enquête que nous avons menée, nous avons étudié l’intention d’adopter une solution simple permettant aux internautes de réduire leur impact écologique : adopter un moteur de recherche « vert » qui compense ses émissions de gaz à effet de serre à la place du moteur habituel.
Nos résultats montrent plusieurs voies par lesquelles les individus peuvent réagir pour surmonter leur dissonance cognitive : certains vont tout simplement minimiser la gravité de la menace environnementale (ce qui revient à nier le problème), d’autres vont développer du scepticisme quant à l’efficacité de la solution proposée, d’autres, enfin, acceptent de changer leur comportement et d’adopter la solution proposée (dans le cas testé, utiliser un moteur de recherche écologique à la place de Google).
Que faire ?
Nos résultats ont plusieurs implications pratiques. D’abord, les parties prenantes concernées (start-up du numérique, GAFAM, pouvoirs publics, ONG environnementales, etc.) doivent davantage communiquer pour sensibiliser les consommateurs. L’impact écologique des pratiques « virtuelles » étant très abstrait dans l’esprit des consommateurs, les campagnes de sensibilisation gagneraient à décomposer la chaîne de valeur écologique en étapes clés pour aider les individus à visualiser le lien entre les comportements en ligne et leurs effets environnementaux tangibles.
Mais face à l’ubiquité du numérique, informer le grand public n’est pas suffisant et peut même se révéler contreproductif selon la manière dont les individus gèrent la dissonance cognitive. En termes de R&D, les entreprises doivent donc se concentrer sur le développement de solutions innovantes moins nocives pour l’environnement mais tout aussi fonctionnelles.
Elles doivent également reconsidérer le modèle économique typique d’un accès illimité au contenu numérique et inclure les coûts environnementaux indirects résultant de la consommation de données. Par exemple, les fournisseurs de services peuvent envisager de prendre en compte les niveaux d’utilisation dans leur modèle de tarification, voire adopter une tarification incitative en offrant aux consommateurs des remises lorsque leur consommation est réduite.
Quelques conseils…
Enfin, il est essentiel d’aider les consommateurs à réguler leurs propres comportements numériques, par exemple en leur fournissant des services ou des applications en ligne qui les aideraient à mieux contrôler leur comportement en ligne (par exemple, le temps d’écran d’Apple).
De nombreux conseils peuvent être proposés pour réduire simplement son empreinte : trier ses e-mails, éviter d’envoyer de gros fichiers joints à de trop nombreux destinataires, enregistrer dans les favoris l’adresse des sites web fréquemment visités, compresser les fichiers avant de les déposer sur le cloud, sélectionner les photos et les vidéos déposées sur les espaces partagés, éviter de streamer des vidéos en 4K alors qu’une résolution HD est suffisante, mais aussi, conserver plus longtemps ses équipements (smartphone, ordinateur).
Le défi de la pollution numérique requiert la participation active de tous les acteurs, et pas uniquement des internautes. On ne peut leur proposer sans arrêt de nouveaux usages toujours plus gratifiants et créateurs de valeur (gain de temps, praticité, etc.) mais générant une consommation toujours plus forte d’énergie, et en même temps leur demander d’en supporter seuls les conséquences. La responsabilisation des consommateurs ne doit pas occulter celles des entreprises et des États ; tous les trois doivent agir de concert pour promouvoir des modèles économiques et des styles de vie plus sobres.
Laurent Bertrandias et Leila Elgaaied-Gambier ont remporté le prix du meilleur article de recherche 2021 décerné par le jury de la 15ᵉ édition des Assises nationales étudiantes du développement durable (ANEDD), auquel participait The Conversation France.
Laurent Bertrandias, Professeur de marketing, TBS Business School ; Leila Elgaaied-Gambier, Associate professor, TBS Business School et Yohan Bernard, Maître de conférences en Sciences de gestion et du management, Université de Franche-Comté – UBFC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.