« L’œil ouvert des employeurs sur le télétravail au Sénégal : enjeux et perspectives » est l’intitulé d’une étude réalisée par la commission technique « Dialogue social et normes du travail » du Conseil national du patronat du Sénégal (Cnp). Celui qui en est le président, Meïssa Fall, y revient dans cet entretien. Ce juriste de formation pose un regard lucide sur le télétravail, une réalité en mouvement à laquelle essaient de s’adapter les entreprises dans un contexte de crise sanitaire.
Le télétravail est désormais entré dans le langage familier. Quels en sont les enjeux et les modalités ?
C’est vrai que le contexte de la pandémie de Covid-19 a favorisé une irruption du télétravail dans le fonctionnement des entreprises. En mai 2020, un professeur sénégalais en santé publique disait que « cette pandémie tue plus notre économie que notre population et qu’il faut apprendre à vivre avec le virus, et s’organiser à ne pas contracter la maladie. La Covid-19 ne doit pas nous empêcher de continuer nos activités essentielles ». Les enjeux macroéconomiques liés au télétravail sont multiples et peuvent se décliner à plusieurs niveaux : d’abord comme un instrument de résilience face aux chocs exogènes. Le télétravail devrait faire partie du corpus juridique, au même titre que le chômage technique et le licenciement pour motif économique, en tant qu’instrument pour garantir le principe de réorganisation et d’adaptation des entreprises face à des difficultés particulières. La décision de mise en œuvre du télétravail dans les entreprises doit être du ressort de l’employeur, comme un facteur d’inclusion et de prise en charge de la diversité. Il revient à l’employeur d’apprécier, en fonction de la nature des activités de l’entreprise, les emplois éligibles et adaptés au télétravail, pouvant bénéficier de cette disposition.
Et enfin, comme une réponse aux difficultés liées à la mobilité urbaine et à la pollution de nos villes.
Les entreprises sénégalaises sont-elles préparées à faire le saut ?
Les entreprises ayant subi de plein fouet les conséquences de la pandémie ont redoublé d’imagination pour assurer la continuité de leurs activités. Dans cette optique, beaucoup d’entre elles ont plébiscité, depuis mars 2019, la formule du télétravail. Appliqué principalement par voie d’exception, il y a tout juste quelques mois, le télétravail s’est introduit au Sénégal pour de nombreuses entreprises et travailleurs. En effet, il était accessible, auparavant, à une minorité d’individus et souvent perçu comme une condition de travail très avantageuse. Son impopularité auprès des entreprises s’expliquait principalement par leur difficulté à exercer un contrôle sur la prestation de travail. Les employeurs préféraient maintenir une gestion plus directe du travail à effectuer. La pandémie aura eu l’effet d’un électrochoc et a contraint les entreprises à se réajuster.
Faut-il adapter, modifier la législation comme nous y invite le Ministre du Travail ?
La pandémie a révélé l’existence d’un vide juridique et réglementaire du télétravail dans les Conventions collectives et le Code du travail au Sénégal. Aucun avenant au contrat de travail ne s’est avéré nécessaire, et des salariés ont été mis au télétravail sans formalisme et encadrement bien déterminés. Faut-il légiférer sur de grandes lignes dont les contours ne sont pas clairement définis ou le faire après une expérience significative ? Il y a de la place pour la discussion et la concertation dans le dialogue social.
Quels pourraient être les obstacles au télétravail ?
Ne nous trompons pas, d’apparence simple, le management à distance cache de réels enjeux de compétitivité, de productivité au travail, de confidentialité, de sécurité et de droits sociaux. Au-delà de la possible résurgence d’épidémies et autres chocs exogènes ou de la mise en œuvre de plans de continuité au sein des entreprises, le télétravail, au regard de ses avantages et inconvénients, est appelé à être perçu comme un nouveau mode de contractualisation sociale durable et pérenne dans les entreprises. Son application doit, en conséquence, être subordonnée au respect de conditions réglementaires, juridiques et conventionnelles. Ainsi, pour contourner les obstacles au télétravail, il s’avère nécessaire de définir les rapports de travail entre les employeurs et les travailleurs, en cas de télétravail, mais également de prendre en compte les mutations technologiques et l’évolution de la transformation digitale.
Pourriez-vous nous dresser le profil des employeurs et employés qui peuvent être concernés par le télétravail ?
Il a été noté que le télétravail a été possible pour une partie du personnel des entreprises évoluant principalement dans les secteurs d’activités suivants : banque et établissements financiers, assurances, industrie, économie numérique, télécommunications, transit, énergie, professions libérales, etc. Les principaux employés concernés par le télétravail sont issus des services supports (finances, ressources humaines, communication, juridique), du service commercial, de la vente directe et du merchandising, des services technique et de la production, de la recherche développement, etc. Cependant, il convient de souligner qu’à ce jour, il n’existe pas, dans notre pays, une base de données répertoriant l’ensemble des télétravailleurs.
Le télétravail est-il l’option de l’avenir, au-delà des conséquences qui résulteront de cette pandémie de Covid-19 ?
Le télétravail n’est qu’une étape pour les entreprises. En effet, le futur du travail est toujours à écrire et à inventer. La post-Covid-19 correspondra à une époque, une ère, où l’on choisira comment organiser son travail entre le mode présentiel et le télétravail. Aujourd’hui, nous sommes à l’ère de la mondialisation et tant que la transformation digitale se poursuivra, les entreprises devront s’ajuster pour rester compétitives ou disparaître. La mission première d’une entreprise est de créer de la valeur économique mais aussi de développer le capital humain. Les deux sont indissociables.
Quels sont les inconvénients du télétravail ?
Ils peuvent être scindés en deux, selon que l’on soit employeur ou employé. En ce qui concerne les employeurs, trois inconvénients majeurs sont invoqués dans leurs expériences du télétravail. Il s’agit de la perte du lien social, de la difficulté à gérer les performances des télétravailleurs et de la supervision en continu plus ardue.
Le fait que la plupart des entreprises interrogées aient mis en avant ces trois inconvénients du télétravail reflète bien les problématiques organisationnelles auxquelles elles sont confrontées. Ces trois inconvénients correspondent aux difficultés qu’elles rencontrent dans le développement d’une bonne communication interne (pour une meilleure animation du dialogue social), et le management des performances. Comment passer d’un management par le contrôle à un management par la confiance et les résultats ?
Avec l’éloignement des salariés du lieu physique de l’entreprise, il apparaît donc normal que les entreprises aient davantage de difficultés à maintenir le lien « social » avec leurs employés en télétravail et à gérer l’activité et les performances de ces derniers, n’ayant ni les outils, ni les pratiques adéquats. D’autres inconvénients ont été également identifiés, notamment l’inadaptation des grilles d’analyse des performances, les difficultés de coordination du travail, la perte de qualité dans la transmission du savoir, le cadre familial parfois incompatible avec le télétravail. Si nous prenons l’inconvénient relatif au cadre de vie par exemple, il s’explique parfaitement dans le contexte culturel et géographique du travailleur sénégalais. En effet, les conditions d’habitat ainsi que les us et coutumes font que le télétravail peut perturber davantage l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle, contrairement à ce que l’on pourrait penser.
Le Cnp a-t-il réfléchi sur la question ?
Le Cnp vient de publier une étude intitulée « L’œil ouvert des employeurs sur le télétravail au Sénégal : enjeux et perspectives » qui a fait l’objet d’une cérémonie officielle de remise au Ministre du Travail, du Dialogue social et des Relations avec les institutions, le jeudi 15 juillet 2021, en présence des centrales syndicales des travailleurs, du Haut conseil du dialogue social et du Bureau international du travail. Ladite publication résume les conclusions de l’étude réalisée par le Cnp auprès de 234 entreprises avec comme objectifs majeurs : la mise à niveau du cadre réglementaire et juridique du télétravail au Sénégal ; la prise en compte des ajustements sociaux et de flexibilité au travail nécessaires à la continuité des activités des entreprises et la protection des travailleurs. Cette réflexion s’inscrit également dans la directive présidentielle du Pap2A du Plan Sénégal émergent avec des conclusions et recommandations soumises au dialogue social tripartite (État, employeurs, travailleurs). Elle s’avère aussi être une première au Sénégal et en Afrique subsaharienne.
Quel est votre avis sur la question relative au pass vaccinal dans les entreprises ?
Je rappelle que le choix de se vacciner ou pas relève du pouvoir discrétionnaire individuel de chaque travailleur au sein de nos entreprises. Le Ministre du Travail a récemment rappelé le cadre juridique et légal régissant les relations de travail en ce qui concerne ce débat. La législation et la règlementation sénégalaises sont claires : il n’y a pas d’obligation de vaccination pour un travailleur. Il nous faut éviter que les actes posés ne versent dans la discrimination. Certes le travail des Comités d’hygiène et de sécurité au travail (Chst) et des responsables dans nos entreprises est remarquable quant à la prise en charge de la santé des travailleurs. Il faudrait, toutefois, relever que nous n’avons pas à nous substituer à la médecine. Ne faudrait-il pas laisser au Ministère de la Santé, le soin de trancher si la vaccination doit être facultative ou obligatoire ? Entretemps, les entreprises continueront d’encourager leur personnel à se vacciner. Maintenant, il est vrai qu’en plus de la responsabilité collective, ce débat soulève la question de la « responsabilité individuelle » de chaque travailleur pour la préservation de la santé de ses collègues dans les lieux de travail.
Cette crise ne condamne-t-elle pas l’employé et l’employeur à des lendemains heurtés à cause des répercussions économiques et des intérêts probablement divergents ?
À priori non, bien que la pandémie ait engendré des fractures économiques, financières et sociales à l’échelle du monde. On ne peut ainsi évoquer ce choc exogène, brutal et inédit sans parler de ses conséquences majeures dans la gouvernance d’entreprise. En effet, ce virus s’est introduit dans les relations contractuelles et l’organisation du travail en milieu professionnel. Nous ne le souhaitons pas, mais la troisième vague est là pour nous rappeler qu’il y aura toujours d’autres crises. Cependant, le dialogue social est bien ancré au Sénégal où un cadre approprié existe pour anticiper sur ces questions. En effet, ce qu’il faut noter, c’est qu’« employeurs et travailleurs » sont des partenaires, et avec l’accompagnement du Ministère du Travail, du Haut conseil du dialogue social et du Bit, nous avons la capacité d’analyser et de relever les défis socioéconomiques.
Avec Le Soleil
Entretien réalisé par Alassane Aliou Fèré MBAYE et Pape SEYDI (photo)