jeudi, novembre 21, 2024

Dr El Hadj Malick Ndiaye: La loi sur la régulation des réseaux sociaux pourrait être liberticide

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Face aux dérives sur internet et les réseaux sociaux, le Président Macky Sall annonçait, lors d’un Conseil des ministres tenu en février dernier, l’adoption prochaine d’une loi pour réguler les réseaux sociaux. El Hadji Malick Ndiaye vient de soutenir un Doctorat de l’Université Gaston Berger et de l’Université Grenoble-Alpes sur «Dispositif de régulation des sites d’information : cas du Sénégal et de la Côte d’ivoire». Selon le Docteur en Sciences de l’information et de la communication, cette loi, telle qu’annoncée, pourrait être liberticide. Il estime que l’Etat doit réguler en concertation avec les acteurs, mais pas avec une volonté de censurer.

Votre thèse a porté sur «Dispositif de régulation des sites d’information : cas du Sénégal et de la Côte d’ivoire». Quels sont les résultats de cette étude ?
Cette étude a consisté à observer à la fois les discours de tous les acteurs qui évoluent autour du secteur de la régulation, d’étudier les évolutions règlementaires, les textes de lois et leur application, mais aussi d’observer en termes de modération tout ce qui se fait et qui permettrait de réguler les contenus dans les sites d’information de ces deux pays. Ce que j’ai observé comme premier résultat, c’est que les dispositifs classiques, c’est-à-dire les régulateurs traditionnels classiques, me semblaient insuffisants. Ils ont du mal à s’adapter par rapport aux évolutions, à l’effervescence de l’information en ligne et de tous ses enjeux : politiques, économiques et culturels. Deuxième résultat, j’ai observé que la régulation de l’information en ligne de manière générale pourrait être plus concertée qu’une approche classique de la régulation autoritaire qui est faite de sanctions, de mise en demeure etc. Il y a le rôle prépondérant des plateformes numériques qui sont incontournables dans la modération de l’information en ligne. J’ai observé aussi que ceux qui se chargent de l’autorégulation, c’est-à-dire les associations des acteurs de l’information en ligne, tendent parfois à s’inscrire davantage dans des logiques de positionnement symbolique et même parfois économique, de défense de corporation que d’autorégulation en tant que telle de leur activité. Ayant tous deux l’ambition d’«assainir le secteur», les associations comme l’Association de la presse en ligne (Appel) et l’Association nationale des professionnels de la presse en ligne du Sénégal (Anpels) semblent se regarder en chiens de faïence. Il s’y ajoute que si elles ont bien débuté, elles semblent un peu discrètes depuis une ou deux années dans ce travail d’autorégulation et s’illustrent davantage dans des défenses d’intérêts corporatistes. Par ailleurs, dans un cadre plus général et institutionnalisé, nous avons de nouvelles initiatives comme la commission de la carte de presse, mais il faut du temps pour éprouver cette commission et voir les avancées qu’elle a permises.

Est-il possible, selon vous, de réguler les commentaires sur les sites en ligne où les gens prennent beaucoup de liberté, insultent et disent tout ce qu’ils veulent ?
Aujourd’hui, cette question est réglée par la loi de 2017. Mais elle n’est pas appliquée, sauf les deux premiers décrets d’application signés en janvier 2021. Dans les articles 179, 180, 181 et 182 de cette loi, il est fait obligation pour l’éditeur du site d’information de modérer les commentaires, de garder des éléments d’identification sur les commentateurs au cas où il y aurait des poursuites. Ça, c’est sur le principe. Mais dans la pratique, comment l’Etat compte faire appliquer cette disposition ? Dans mon étude, j’ai recensé et analysé plus de 300 sites web. Mais comment l’Etat du Sénégal, qui ne dispose d’ailleurs pas forcément d’une base de données avec toutes les informations sur ces sites web, les éléments d’identification, certains sites sont identifiés ailleurs, arrivera à contraindre les éditeurs de ces sites web à modérer les commentaires ? S’il décidait de couper l’accès d’un site au Sénégal, techniquement, l’Etat a les moyens de le faire. Mais dans la pratique, comment sanctionner quelqu’un qui ne modère pas les commentaires et par exemple n’est pas clairement identifié ? Il faut déjà une volonté politique (parce que c’est possible) pour disposer de toutes les données exhaustives du secteur. C’est pourquoi je disais que cette régulation, elle sera concertée ou elle ne le sera pas.

Quand vous dites que les associations de la presse en ligne ne jouent pas leur rôle, c’est une faiblesse organisationnelle ?
Des associations comme Appel ont quand même joué leur rôle, surtout au début, avec un certain nombre d’initiatives et une participation active aux travaux sur le Code de la presse, etc. Mais quand on parle d’autorégulation, ce que faisait Appel, c’est observer ce qui se faisait dans les sites d’information et parfois même sanctionner des sites qui étaient membres de l’Appel. Ce qu’on observe aujourd’hui, c’est qu’il y a une autre association comme l’Anpels. Mais l’Appel ne régule que des sites qui sont membres de son organisation. Et on se rend compte que les sites qui posent le plus problème ne font pas partie de l’Appel et peut-être sont dans l’autre association ou ne sont simplement membres d’aucune association. Donc finalement, même si l’Appel ou l’Anpels jouaient leurs rôles, il serait partiel. Parce que sur plus de 300 sites, 54 à 55 font partie de l’Appel et une vingtaine de l’Anpels. Le total de ces deux associations ne fait pas plus de 30% du nombre de sites d’informations que j’ai pu recenser au Sénégal même s’il s’agit des plus représentatifs en termes d’audience. Et même parmi ces sites qui sont membres de ces associations, il y en a qui ne respectent pas les règles de la déontologie. Et comme je le disais tantôt, depuis deux ans, ces associations paraissent très discrètes. Leur première posture a été de rappeler systématiquement à l’ordre leurs membres qui ne se conformaient pas aux lois, règlements et règles déontologiques. Aujourd’hui, une association comme l’Appel est beaucoup plus dans la défense corporative de ses membres que dans l’«autoflagellation» qui est pourtant méliorative du champ journalistique.

Quand vous dites que ces sites ne respectent pas les règles, de quoi s’agit-il ?
Il y a un certain nombre de règles déontologiques dans le journalisme. Dans ma recherche, je me suis intéressé à 4 à 5 éléments qui m’ont semblé importants. Les informations fausses, ce qu’on appelle fake news, même si le terme est impropre (il y a une distinction entre désinformation, «mésinformation» et mal-information faite dans la littérature scientifique internationale). Il y a la publication d’informations sur la vie privée ; ce qui est répréhensible du point de vue des lois de 2008 sur la cybercriminalité et les transactions électroniques, la protection des données personnelles. Des informations privées qui ont fuité et qui se sont retrouvées sur des sites en ligne. Je peux citer le cas Mbathio par exemple. La reprise illégale de contenus : en tant que médias, vous publiez une information et un autre site vient tout reprendre sans citation, accord tacite ou explicite. Ça pose des questions sur l’autorisation que vous devez donner pour la reproduction de vos informations, même si par ailleurs l’information peut être vue comme un bien public (non rival et non exclusif) par certains. Lorsque vous êtes dans des pays comme la France ou la Belgique, ça ne peut pas se faire. Dans ces pays, les associations d’éditeurs se sont regroupés et, avec l’appui de leur Etat, ont demandé à Google de payer. Dans ces pays qui régulent les plateformes sur des questions de droits d’auteur, concurrence etc. ces derniers donnent maintenant une contrepartie à certaines associations, nouent des partenariats et parfois même financent du Crosscheck. Parce que quand vous allez sur Google actualité Sénégal, Google fait de l’agrégation de contenus et repère un certain nombre de sites sénégalais, mais sans contrepartie financière. Ces questions de reprise de contenus sont devenues monnaie courante, banales à la limite. C’est comme si c’était normal. Vous avez aussi des informations sensibles, des vidéos choquantes. Aujourd’hui, on voit des personnes décédées, blessées, des images qui portent atteinte à la dignité humaine qui sont publiées. Il y a aussi les discours de haine qui commencent à exister sur les espaces de commentaires des sites d’information et par extension, sur les réseaux sociaux. Ce sont des gens qui insultent sur la base de la religion, de l’ethnie etc. J’ai fait une étude sur un corpus de commentaires et j’ai observé qu’il y avait des gens qui partaient de discours politiques, mais qui en arrivaient à la fin sur des discours d’appartenance ethnique. Et ces discours de haine sont de plus en plus prégnants sur les sites d’information. Ces manquements sont déjà prévus, pour la plupart, par la loi. Si vous prenez la diffamation par exemple, elle est prévue par le Code pénal. Le Code de la presse prend en charge certains manquements également, les lois sur les données personnelles aussi. Donc à la fois sur le plan légal et sur le plan déontologique, il y a beaucoup de fautes qui sont commises par ces sites.

Quand on regarde les commentaires sur certains sites, on voit qu’aujourd’hui c’est devenu un lieu de non-droit, où chacun peut dire ce qu’il veut, insulter etc. Concrètement, est-ce possible de réguler ces commentaires ?
C’est possible bien sûr. Pour les commentaires, il y a la modération a priori et la modération a posteriori. Il y a d’autres types de modération comme la méta-modération appliquée par certains sites en Europe et aux Etats-Unis. Mais au Sénégal et en Côte d’ivoire, ce sont ces deux types de modération. J’ai interviewé le patron de Seneweb dans le cadre de cette étude. Et il a déclaré qu’il y avait un personnel au sein de Seneweb en charge des commentaires. Et il me semble que c’est une modération a priori. Mais ce qui pose problème à Seneweb, ce n’est pas seulement la question de la modération. C’est celle de l’impression d’anonymat qu’ont les visiteurs. Quand moi j’arrive sur Seneweb pour commenter, je peux le faire sous la forme d’un pseudonyme. Je mets un autre nom, il n’y a pas mon image. Les commentateurs ont l’impression qu’ils ne sont pas identifiables alors que Seneweb a bel et bien leurs informations de connexion comme, leur Ip par exemple. Et en cas de poursuites judiciaires, Seneweb peut donner ces informations. Ce qu’on appelle la déresponsabilisation énonciative, le fait que les gens aient l’impression de ne pas être responsables parce qu’ils sont sous le couvert de l’anonymat, pousse à avoir la liberté de dire ce qu’ils veulent, à insulter etc. Seneweb dispose d’un modérateur, mais cette modération n’est pas suffisante. Lorsque j’ai étudié un petit corpus de 900 commentaires sur Seneweb, je me suis rendu compte qu’il y avait par exemple des articles sur le Mfdc où il y avait des insultes entre Diolas, Peuls, etc. Vous avez des articles sur des sujets politiques où ça a débouché sur des insultes entre Tidjanes et Mourides. Je dois préciser que même s’il existe des précédents de conflits dans des pays, attisés ou préparés à l’aide de discours de haine, il n’est scientifiquement pas établi qu’il existe une relation systématique de causes à effets entre hate speech sur internet et violence dans la réalité. Même si notre pays est un havre de paix, il y a toujours sur Seneweb des injures qui peuvent être observées. Il faut signaler que ce site n’est pas le seul où l’on observe ce type de commentaires. Mais il est bel et bien possible pour Seneweb de supprimer certains commentaires.

Vous disiez qu’il y a un corpus juridique qui encadre ces sites. Mais plus de 300 sites ! Est-ce qu’il y a réellement une régulation ? Où se situe le problème ?
Si on appliquait ce qui a été dit, le Cnra devrait disparaître et il y aurait une nouvelle autorité de régulation, la Haute autorité de régulation de la communication audiovisuelle (Harca) dont les pouvoirs seraient beaucoup plus étendus à la presse en ligne, notamment en période électorale. Vous avez plus de 300 sites, mais vous avez un Etat qui n’a pas des données chiffrées sur l’économie, l’environnement etc. Au moment où j’ai observé ces sites, il y a certains qui n’existaient plus et d’autres qui sont nés et qui ne faisaient pas partie de ces 310 sites que j’ai étudiés. Dans le Code de la presse, l’Etat oblige les sites d’information à se déclarer. Il y a des obligations pour avoir au moins trois personnes (voir article 178) qui sont des journalistes et avec un directeur de publication et un rédacteur en chef qui doivent avoir respectivement au moins 10 ans et 7 ans d’expérience. Mais l’Etat doit au moins essayer d’identifier ces sites d’information. Et dans un Etat qui se respecte, il y a la possibilité d’avoir une domiciliation, un responsable, même si le site est implanté à l’étranger. En Côte d’Ivoire par exemple, vous avez les deux régulateurs, l’Autorité nationale de la presse et la Haute autorité de la communication audiovisuelle. L’un s’occupe des web tv et web radios et l’autre des sites d’information. Ils sont déjà en train de faire du monitoring sur ces sites. Le Cnra, à l’heure actuelle, même si Babacar Diagne dit qu’il a des prérogatives sur certains contenus, en réalité, au niveau de la loi, je ne le pense pas. Le Cnra est obsolète. Il faut d’abord une volonté politique. Il faut ensuite faire une étude sur ce secteur pour comprendre ses enjeux et reformer le régulateur en concertation avec les acteurs, la société civile, les associations de la presse en ligne, tous ceux qui tournent autour. D’ailleurs, au sein de la société civile, il y a des Ong comme Jamra qui mettent souvent la pression sur la régulation sur des questions de mœurs et il faut rappeler que des personnes issues de la société civile sont nommées au Cnra. Il faut, en concertation avec tous ces acteurs-là, voir comment essayer de réguler, de modérer. La régulation d’internet, des réseaux sociaux ou des sites d’information ne pourra pas se faire comme celle classique. Dans cette dernière, vous avez le paradigme de la rareté et il y a un système de fréquence qui était rare et qu’il fallait attribuer. Sur internet, c’est le paradigme de l’abondance. Rien n’est rare et donc si vous voulez réguler de la même façon les médias classiques et internet, vous allez vous tromper. La régulation concernera aussi les plateformes numériques comme Facebook, YouTube etc. dans leur politique de modération qui peuvent spécifier par rapport au pays ou à la région.

Est-ce que cette régulation ne va pas restreindre la liberté de la presse ?
S’agissant du projet de loi sur les réseaux sociaux ? Régulation n’est pas censure. C’est ce qui m’inquiète un peu lorsque j’écoute les derniers discours du Président Macky Sall. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il en parle. C’est comme si on faisait des projets de lois, mais avec en filigrane des enjeux et tactiques politiques alors que ces lois doivent avoir comme caractéristiques d’être générales et impersonnelles. Lorsque vous voulez prendre une loi sur les réseaux sociaux, c’est une bonne chose. En France, il y a une loi sur les fake news, sur les discours de haine. Même chose en Allemagne. Mais ces lois ne contraignent pas le citoyen, contrairement à ce qu’on peut dénoter du discours du Président. Ces lois contraignent les plateformes numériques à retirer les fausses informations, les contenus de haine sous un délai très court, 24h ou 48h. Et si ces plateformes ne s’exécutent pas, il peut y avoir des sanctions, notamment financières. D’ailleurs il y a beaucoup d’autres enjeux de régulation par rapport aux plateformes dans nos pays concernant la fiscalité, la concurrence etc. mais ça c’est autre chose… Du côté des citoyens, ces Etats européens privilégient l’éducation aux médias, aux Tic, au numérique et non la répression ou la censure systématique. Donc si l’Etat prend une loi sur les réseaux sociaux, d’ores et déjà, les acteurs de la société civile doivent se mobiliser pour voir quels sont les contours de ces lois, les dispositions parce que de plus en plus en Afrique, vous avez des Etats qui censurent internet ou les réseaux sociaux. Les dérives existent. Il faut les réguler, mais il faut les réguler en concertation avec les acteurs. Il ne faut pas les réguler avec une volonté de censurer. Et il y a vraiment une pente dangereuse.

Vous craignez que cette loi ne soit liberticide ?
C’est ce que je crains. L’idée d’une loi en soi est pertinente parce qu’il y a d’autres pays qui l’ont fait, mais si on n’y prend garde, cette loi pourrait être liberticide.

Vous avez fait une étude comparative entre le Sénégal et la Côte d’Ivoire. Quelle conclusion en avez-vous tiré ?
Du point de vue des associations des acteurs de la presse en ligne par exemple, nous avons quelque peu les mêmes exemples. Même si c’est pire en Côte d’Ivoire parce qu’il y a quatre à cinq associations qui veulent tous auto-réguler. Malgré que le Sénégal ait un paysage médiatique plus ouvert, la Côte d’Ivoire est plus avancée. Elle a déjà appliqué certaines dispositions de sa loi de 2017. En Côte d’Ivoire, le Fonds de soutien au développement de la presse a été créé depuis un moment maintenant. Au Sénégal, le Fonds d’appui n’a pas encore été créé et l’Aide à la presse dans sa forme actuelle pose des problèmes. Pour finir, je dirai que l’approche paradigmatique de la régulation stricto sensu verticale doit être revue. Sur internet, la régulation concernera les acteurs de l’information qui feront de la modération. Sur le site web, elle concernera les plateformes, les acteurs de la société civile, toutes les forces vives qui directement ou indirectement agissent dans les champs de la régulation.


Propos recueillis par Mame Woury THIOUBOU, Le Quotidien