La stratégie tester-tracer-isoler est la pierre angulaire de la réponse sanitaire visant à lutter contre la Covid-19. En détectant et en isolant les personnes infectées et leurs contacts, on brise en effet les chaînes de transmission, ce qui ralentit l’épidémie.
L’intérêt de cette stratégie est qu’elle cible la propagation à l’endroit où elle se produit, contrairement aux mesures globales que sont les confinements. Le coût social d’un isolement ciblé est réduit. Cependant, lorsque l’infection se propage rapidement et que le nombre de nouveaux cas (autrement dit l’incidence de la maladie) est élevé, un grand nombre de contacts doivent être identifiés, et leur suivi doit être très rapide pour anticiper la propagation de l’épidémie.
Or en pratique, de nombreux contacts peuvent ne pas être retracés, tout simplement parce que le cas index (la personne qui a été identifiée comme porteuse de la maladie) ne s’en souvient pas précisément, ou parce qu’elle est incapable de les identifier (lorsqu’elle a, par exemple, fréquenté des lieux au même moment que de nombreux inconnus, comme dans les transports en commun ou les magasins…).
Les applications de recherche des contacts telles que TousAntiCovid pourraient permettre de remédier à cette situation. Elles peuvent en effet s’avérer particulièrement efficaces pour limiter la transmission. À condition que les gens les utilisent…
Comment fonctionnent les applications de suivi des contacts ?
Au printemps 2020, la France, comme de nombreux autres pays, a mobilisé ses institutions pour développer et déployer une application pour téléphone mobile mettant à contribution la technologie Bluetooth pour retracer les contacts dits « de proximité », de manière totalement anonyme (un contact de proximité est défini par le fait d’avoir passé au moins 5 minutes à moins d’un mètre d’une autre personne, ou au moins 15 minutes à moins de 2 mètres).
Lorsqu’un utilisateur de cette application, baptisée TousAntiCovid, est testée positive pour la maladie, elle peut scanner un code QR qui déclenche l’envoi d’une notification à tous les autres utilisateurs de l’application avec lesquels elle a été en contact au cours des jours précédents. Ces utilisateurs sont alors invités à s’isoler et reçoivent des informations sur la manière d’accéder à un test. Chaque étape du processus est volontaire : le téléchargement de l’application, son activation, son utilisation effective en cas de résultat positif, etc.
En France, l’application de suivi a été téléchargée par 16 millions d’utilisateurs depuis son lancement en juin 2020, ce qui correspond à environ 24 % de la population. D’autres pays ont atteint une couverture similaire, voire plus élevée : c’est par exemple le cas de l’Allemagne (23 %), du Royaume-Uni (32 %), ou de la Suisse (34 %). Toutefois, il est possible que les chiffres officiels surestiment les niveaux d’adoption réels, car de nombreuses personnes peuvent avoir téléchargé l’application sans pour autant l’utiliser.
Des applications similaires ont été développées et adoptées dans de nombreux pays. D’autres ont mis en place un système de suivi en croisant plusieurs sources de données (par exemple, les transactions par carte de crédit et les données de suivi des appareils mobiles), afin de retracer les contacts des personnes infectées. C’est notamment le cas de la Corée du Sud ou du Vietnam. À Taïwan, les autorités ont utilisé les données de localisation. Ces stratégies sont certes efficaces, mais portent atteinte à la vie privée.
Évaluer l’efficacité des applis de suivi grâce aux modèles mathématiques
Les applications de recherche de contacts « distribuées » telles que celle mise en place dans notre pays constituaient une innovation lorsqu’elles ont été diffusées l’an dernier. Au moment de leur conception, aucune information concernant leur potentiel impact sur l’épidémie n’était donc disponible. Pour prendre la mesure de leur intérêt potentiel dans le cadre du plan de réponse à l’épidémie, des projections de leur efficacité étaient donc indispensables.
Dans ce type de situation, les modèles informatiques nous fournissent des informations très utiles. Avec nos collègues de l’Inserm et du CNRS, nous avons créé informatiquement une population typique d’une ville française. Nous avons ensuite simulé la propagation de l’épidémie de COVID-19 dans cette population virtuelle, en fonction de diverses mesures d’endiguement, à savoir la recherche des contacts à l’aide d’une application mobile, ainsi que l’isolement des ménages. Ces simulations ont permis d’obtenir des projections qui nous ont à leur tour permis d’estimer l’impact de ces interventions.
Pour créer cette population virtuelle, nous avons intégré des données issues des statistiques de recensement et des données de contact social. Notre modèle a ainsi pu prendre en compte la démographie, l’occupation scolaire et professionnelle des individus, le lieu de résidence et de travail, ou encore le nombre de personnes rencontrées chaque jour. Nous avons également intégré des informations épidémiologiques détaillées concernant le risque d’être infecté (en fonction de l’âge, par exemple) ou l’évolution de l’infection (période d’incubation, stade pré-symptomatique, symptomatique, asymptomatique, etc.).
Plusieurs paramètres ont été pris en compte pour simuler les effets du suivi des contacts et ceux de l’isolement : le nombre de personnes possédant un smartphone dans chaque tranche d’âge, l’adoption de l’application, l’adhésion aux mesures d’isolement et leur respect pendant toute la durée de la quarantaine.
Une importante réduction du pic épidémique
Comme on pouvait s’y attendre, l’impact de l’application sur l’épidémie dépend de son niveau d’adoption. Lorsque celui-ci est faible, les effets augmentent lentement, à mesure que le nombre de personnes qui l’utilisent augmente. Cependant, on constate qu’il n’existe pas de seuil d’adoption à partir duquel les bénéfices se feraient sentir : même lorsque les niveaux d’adoption sont faibles, des cas sont signalés, et toute augmentation du taux d’adoption se traduit par une augmentation de l’impact.
Outre la détection des cas susceptibles de déclencher une alerte, les autres facteurs importants sont le respect de l’isolement par la personne qui est « cas index » et par ses contacts. En supposant que 50 % des personnes infectées présentant des symptômes se font tester et que les gens détectés acceptent de s’isoler (90 % acceptant de s’isoler lorsqu’ils reçoivent la notification), nous avons constaté que l’adoption de l’application par 30 % de la population peut réduire l’incidence au pic épidémique d’un facteur compris entre 40 et 60 % (selon le niveau de transmission du virus).
En France, nous ne sommes pas loin de ce niveau d’adoption, et les 30 % ont été atteints dans plusieurs pays d’Europe. Il est important de souligner que l’adoption cette mesure réduirait le nombre de cas dans tous les groupes d’âge, y compris chez les personnes âgées, même si ces dernières sont probablement moins enclines à utiliser l’application, car moins habituées aux technologies numériques. En effet, les adultes sont non seulement les personnes les plus susceptibles d’adopter l’application, mais qui plus est, ce sont aussi celle qui jouent un rôle central dans la propagation de l’infection. Par conséquent, ce type d’application mobile est capable de cibler « naturellement » le groupe qui favorise le plus la propagation de l’épidémie.
Nos résultats concordent avec les projections d’autres modèles, ainsi qu’avec les évaluations empiriques réalisées dans les pays et régions où ce type d’application a été déployé. Une étude menée sur l’application de suivi des contacts suisse suggère qu’elle alerte effectivement les contacts qui ont été exposés au virus ; leurs tests de dépistage pour le SARS-CoV-2 s’avère ensuite positif. Les auteurs de ces travaux ont fait valoir que le suivi numérique des contacts peut présenter une efficacité du même ordre que le suivi réalisé manuellement, par des personnes dédiées.
Sur l’île de Wight, au Royaume-Uni, le déploiement pilote d’une telle application de suivi des contacts, au mois de mai 2020, a été analysé en profondeur. L’application avait été adoptée par 38 % de la population. Résultat : l’incidence et le nombre de reproduction de l’épidémie ont diminué de manière significative, rapidement après le déploiement de l’appli. Certes, cette étude met en évidence une association plutôt qu’un lien de causalité, mais ces résultats indiquent que ce type d’intervention pourrait avoir un impact positif sur le contrôle de l’épidémie de Covid-19. D’autres travaux ont évalué ultérieurement cette application, cette fois en Angleterre et au Pays de Galles. Leurs auteurs estiment qu’elle a permis d’éviter entre 300 000 et 600 000 infections entre fin septembre et fin décembre 2020, ce qui correspond une fourchette de 4000 à 9000 décès de moins.
Encourager l’utilisation des applis et accompagner lors de l’isolement
Tant les études de modélisation que les évaluations empiriques réalisées jusqu’à présent s’accordent le fait que les applications de suivi des contacts constituent un outil permettant de ralentir l’épidémie. Soulignons toutefois que cette recherche numérique des contacts ne remplace pas leur recherche manuelle : elle la complète et la potentialise .
Il est clair que le principal obstacle pour que ce type d’applications joue un rôle majeur dans la lutte contre l’épidémie de COVID-19 est son adoption par la population, qui reste limitée. Pour l’augmenter, une stratégie de communication efficace est essentielle. Il s’agit à la fois d’expliquer les avantages de l’utilisation de ces applications, et de rassurer la population sur les questions de confidentialité. Il faut également s’assurer que les gens qui doivent s’isoler puissent bénéficier d’un soutien et de recommandations appropriées à chaque étape du processus, afin qu’ils y adhèrent.
Même si les efforts concernent désormais principalement la vaccination, il est important que les stratégies de test, de suivi et d’isolement/protection demeurent efficaces, à la fois pour accélérer le déclin de l’épidémie et pour prévenir de futures résurgences. Dans ce contexte, le suivi des contacts via des applications faciles à télécharger et à installer (et respectant la vie privée) constitue un outil efficace et peu coûteux.
Dans Theconversation
- Chiala Poletto, Chargée de recherche, Inserm
- Alain Barrat, Directeur de recherche, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)