Les médias, c’est de la géopolitique. Et si les journalistes et spécialistes de la communication africains sont absents de cette sphère géopolitique, ils n’existeront pas, selon la journaliste et spécialiste de communication sénégalaise, Eugénie Rokhaya Aw, qui s’exprimait samedi, lors d’un webinaire sur le Nouvel ordre du monde de l’information et de la communication (Nomic). Elle a relevé que si les Africains n’y arrivent pas, cette ‘’image négative’’ des pays africains, qui est dénoncée au niveau du nouvel ordre mondial, perdurera.
Les questions des technologies de l’information et de la communication sont des questions de fond, d’après la journaliste sénégalaise et spécialiste de la communication, Eugénie Rokhaya Aw. ‘’Nous avons des opportunités, mais elles se transforment en risque. Les technologies portent une culture, une histoire. Nous savons ce que représentent le numérique et les réseaux sociaux dans le monde. Nous ne pouvons les ignorer dans la production de l’information et notre mode de communication. Où donc notre continent africain se situe-t-il, en ce qui concerne Internet ? Il y a de ces évènements que nous vivons, dans les informations portées à notre connaissance, un modèle d’appropriation de ce que nous n’avons pas inventé, qui ferait que cet outil soit pour nous et par nous’’, dit l’ancienne directrice du Centre d’études des sciences et techniques de l’information (Cesti).
Mais Mme Aw reconnait que dans le mouvement citoyen, il y avait une volonté politique et collective de s’approprier cette technologie pour un changement réel. Cependant, elle note que la question de l’énergie, celle de la connectivité pour les zones rurales en particulier, sont essentielles pour l’accès universel aux technologies de l’information et de la communication en Afrique. ‘’Sans projet collectif africain, nous sommes encore exclus de toute influence et les nouveaux maîtres des lieux sont ici, des journalistes chinois, du Moyen-Orient. Mais aussi tous les services dans les langues du monde, des réseaux d’information occidentaux. Nous n’avons pas encore réussi à répondre à ces questions. Je pense à la question de la gouvernance au niveau de nos Etats. (…) C’est extrêmement important, pour nous, de donner vie aux réseaux panafricains, afin qu’ils fassent en sorte qu’il y ait un lien entre la gouvernance, le nouvel ordre mondial de l’information et qu’on redonne vie à cette idée d’une démocratisation des médias en Afrique. Les médias, c’est de la géopolitique et si nous sommes absents de cette sphère géopolitique, nous n’existerons pas. Et ce qu’on dénonçait au niveau du nouvel ordre mondial, cette image négative des pays africains, perdurera’’, affirme-t-elle.
Ne pas être ‘’dupe, naïf et passif’’
En Afrique, souligne son confrère français Edwy Plenel, on est passé directement de l’absence de téléphone mobile, à la communication la plus moderne. ‘’Cette mise en garde est fondamentale, à savoir, ne pas être dupe, naïf, passif. La réponse à cette alerte fondamentale, c’est que c’est l’usage social qui déterminera si les nouvelles technologies sont un progrès ou une régression. Si elles nous libèrent ou nous asservissent. Donc, le développement de la presse de masse, de la radio, de la télévision et, aujourd’hui, du digital, du numérique, est un enjeu politique et celui d’un combat politique’’, alerte-t-il.
Le journaliste politique français rappelle d’ailleurs qu’à chaque révolution industrielle, il y a un monteur technologique. La première à la fin du XVIIIe siècle, c’était avec la machine à vapeur. La deuxième, c’était à la fin du XIXe siècle et le moteur c’était l’électricité et la troisième aujourd’hui, c’est le digital ou le numérique. ‘’A chacune de ces évolutions, il y a eu un espoir démocratique nouveau et même des dispositifs nouveaux pour empêcher cet espoir. (…) Tous les mouvements citoyens qui ébranlent nos sociétés depuis 20 ans, s’emparent de cet instrument, des réseaux sociaux, de l’espoir démocratique nouveau, d’une communication immédiate et sans frontière. Et, au même moment, nous voyons la mise en place de dispositifs pour empêcher cette émancipation. Comme nous sommes face à des puissances économiques et militaires terrifiantes, et que nous n’avons pas les mêmes armes qu’elles, emparons-nous du numérique pour les bombarder d’informations, pour pacifiquement les noyer dans des informations qui les démasques’’, souligne M. Plenel.
Le journaliste français a aussi relevé que les Etats, dans leur cour autoritaire, veulent empêcher que les professionnels des médias et de la communication utilisent ces nouvelles armes démocratiques pour l’émancipation, les causes communes de l’égalité. ‘’Nous sommes dans ce moment-là d’une bataille pour l’usage social des outils de la communication. Nous ne pouvons pas faire confiance seulement à l’Etat ou au marché. Il faut défendre l’idée du bien commun, celle que l’information n’est pas un bien commun, que l’Etat ne peut pas être à lui seul garant de l’information. Car l’information doit pouvoir aussi déranger l’Etat, d’avoir accès à des informations pluralistes. L’enjeu est comment réinventer ce monde nouveau et celle-ci passe par le terrain de l’information, du savoir populaire, à la tête d’une organisation chargée de l’éducation. C’est-à-dire l’école, le maître, les élèves, les salles de classe’’, soutient-il.
A ce propos, la chargée du bureau-pays de l’ONG Osiwa au Sénégal a indiqué que la plupart des gouvernants africains, lorsqu’ils parlent de réglementation des médias sociaux, ils ne l’envisagent que sous l’angle de la censure et de la répression des voix qui sont jugés menaçantes pour l’ordre public. ‘’Je ne dis pas qu’il ne faut pas légiférer, réguler Internet pour un usage responsable de ces plateformes. Mais cette tendance de mettre l’accent sur le cyber-contrôle qui est essentiellement orienté vers le contrôle de la libre-expression occulte une prise en charge effective des questions stratégiques et de souveraineté qui sont toutes aussi vitales pour nos démocraties et nos citoyens’’, défend Hawa Ba.
Et pour Edwy Plenel, il faut plus que jamais accompagner cette libération d’opinion face à la révolution technologique, par un journalisme de ‘’qualité, rigoureux, indépendant’’. Qui ne se laisse pas aller aux ‘’émotions, à la virulence’’, par un journalisme qui va sur le terrain. Une question de la vérité qu’il juge plus que ‘’jamais difficile’’.
Le challenge de la souveraineté numérique des Etats africains
La chargée du bureau-pays Sénégal de l’Osiwa a aussi notifié qu’il existe clairement, une préoccupation mondiale sur la façon dont les personnes ont accès à l’information sur Internet et qui résulte de la montée en puissance de plateformes détenues par des structures privées qui sont d’ailleurs pour la plupart, la propriété d’un seul individu. ‘’Ces structures ont une puissance égale ou parfois même supérieure à celle des Etats. Donc, l’émergence de ces plateformes telles que Google, Facebook, Twitter, WhatsApp, etc., comme supports de communication, et même pour certains en tant que fournisseurs d’Internet, à côté de tous les aspects bénéfiques qu’ils comportent, pose de sérieux défis aux nations. Le premier est celui de la souveraineté. Nous passons tous énormément de temps sur ces plateformes et y laissons énormément d’informations, touchant toutes les sphères de votre vie. Mais ce dont on ne parle pas assez, c’est la révolution sur la façon dont elles recueillent nos données personnelles, les stocks, les utilisent et les manipulent en fonction des agendas économiques, socio-culturels ou politiques des commanditaires’’, estime Hawa Ba.
Or, d’après elle, les individus n’ont parfois ‘’aucun droit’’ en ce qui concerne la collecte, l’utilisation et le stockage de leurs données personnelles. La patronne d’Osiwa à Dakar relève que les citoyens dans la plupart des pays africains où une législation complète sur la protection des données personnelles est absente, ne voient même pas offrir la possibilité d’opportunités adéquates de consentir ou d’objecter à la collecte de leurs données.
‘’Même au sein du continent, il y a une faible transparence autour du traitement des données personnelles conduisant à des risques plus importants encore, de violation des droits humains des citoyens. Dans la plupart des Etats africains où nous sommes encore confrontés à l’existence de registres civils dont la majorité sont peu fiables, où la notion d’identité numérique n’est même pas encore à l’ordre du jour pour les Etats, les Gafam ou géants du Web, ont une meilleure connaissance de l’identité numérique de leurs clients que les Etats de leurs citoyens. Et plus grave encore, même les données dont disposent ces Etats sont stockés dans des serveurs situés à l’étranger’’, déplore-t-elle.
Car, Mme Ba pense que ceci pose un ‘’très sérieux problème’’ pour les Etats, non seulement d’une simple connaissance de leur population, pour les besoins de planification, de gestion et d’élaboration de politiques publiques. Mais aussi un autre problème ‘’plus crucial’’ qui est celui de la protection des données personnelles de leurs citoyens et de garantir à ces derniers l’accès libre aux données les concernant. ‘’Et il n’est pas certain que les régulateurs dans nos pays aient consacré suffisamment de temps, d’efforts et de ressources pour préserver la souveraineté numérique de nos pays et pour réduire les risques liés à la sécurité des données des citoyens. A l’échelle du continent, seuls 23 pays ont une législation sur la protection des données. Or, l’Union africaine a adopté une convention sur la cybersécurité et sur la protection des données personnelles depuis 2014. Mais elle n’a été ratifiée que par six pays dont le Sénégal. Donc, ce problème est continental et il manque une réelle volonté politique pour l’adresser. Car les Etats ne mesurent pas encore les enjeux liés à cette protection de données personnelles et ceux liés aux pouvoirs des Gafam sur la sécurité et le contrôle de la vie de leurs citoyens’’, regrette-t-elle.
MARIAMA DIEME, Enquêteplus