Pour mieux comprendre les frustrations exprimées par les jeunes sénégalais, il suffit de porter attention au chemin tortueux tristement tracé pour eux, des bancs d’école au marché du travail.
D’abord, un système éducatif essoufflé. Aujourd’hui au Sénégal, un jeune sur deux en âge d’être à l’école, ne l’est pas. En tout, ce n’est pas moins d’un million et demi de jeunes laissés pour compte par un système tout simplement incapable de les absorber. Il faudrait prestement mettre en place un parcours d’apprentissage alternatif plus court, moins coûteux et rapide à déployer pour garantir à ce groupe le minimum d’aptitudes et d’outils pour travailler et se construire une vie digne.
Quant aux « chanceux » qui se retrouvent sur les bancs d’écoles, et bien, environ 50% quittent en cours de route et de ceux qui persévèrent, plus de 70% échouent à l’épreuve ultime du BAC. Au terme d’un investissement massif d’efforts, de temps et de financement, ce sont quelque 100.000 élèves de terminale qui se retrouvent chaque année sans opportunités universitaires et pire encore sans certificat de fin d’étude secondaire leur permettant d’être considérés pour d’autres voies d’apprentissage.
Des réformes et des passerelles plus structurantes doivent être déployées pour orienter et accompagner ces jeunes, notamment à travers des filières de formations techniques et professionnalisant. Vient ensuite un marché du travail inadapté. Pour dix jeunes entrant sur le marché du travail, un d’entre eux pourra accéder à un emploi formel.
Cinq autres se voient dans l’obligation de prendre la voie de l’informel ou celle de l’entreprenariat, et les quatre derniers sont tout simplement au chômage ou doivent se débrouiller dans des conditions toujours précaires et trop souvent dévalorisantes. Pour faciliter aux jeunes l’accès à des emplois dignes et valorisant, il est impératif d’enclencher rapidement un processus d’harmonisation des politiques d’emploi et de coordination des grandes initiatives pour l’emploi et l’entreprenariat, afin de générer de nouvelles stratégies, plus inclusives et cohésives, capables de prendre en charge avec efficacité les nombreuses attentes des jeunes en termes d’autonomie.
Les inégalités économiques et sociales sont devenues trop extrêmes, et cela se voit, se vit, et se ressent aujourd’hui plus que jamais, surtout chez les jeunes. Nos autorités doivent œuvrer à ce que les aspirations fondamentales portées par une jeunesse désespérée lors des récentes manifestations qui ont entraîné la mort de quatorze jeunes soient prises en charge de façon effective : plus de justice, d’inclusion, et d’opportunités pour se construire une vie digne, et répondre aux exigences de son temps. Il faut tout de même rappeler que les frustrations exprimées ces dernières semaines dans plusieurs villes du pays, sur les médias et à travers les réseaux sociaux, ne provenaient pas uniquement des jeunes les plus vulnérables.
On a tendance, à travers le terme « jeunesse », à parler de ces 2/3 de la population comme d’un groupe homogène. Il faut noter une exaspération grandissante exprimée par une frange de la jeunesse qui est bien formée, outillée, porteuse de projets innovants, et de solutions concrètes, mais trop souvent négligée. Une jeunesse qui malgré l’adversité se bat pour elle-même et pour sa dignité, mais aussi pour réduire les inégalités sociales qui l’entourent et pour contribuer au rayonnement du pays qui lui est cher. Au Sénégal, plus de la moitié des médecins, agriculteurs, entrepreneurs, chercheurs, artisans, juristes, ingénieurs, éleveurs, hommes de lois, et artistes, entre autres, ont moins de 35 ans
. Cette réalité amène beaucoup d’aînés à penser qu’en faisant plus de place aux jeunes, ils se mettraient en situation de danger. Que cela ouvrirait les portes à un grand remplacement qui pourrait affecter leurs positions et leurs privilèges. Mais ceci n’est ni l’idée, ni la prétention. Les jeunes ne souhaitent pas remplacer, ils souhaitent cohabiter et co-construire sur la base de principes justes et équitables. Ainsi, il n’est pas acceptable que des dirigeants qui ne fournissent pas de résultats, puissent bénéficier du privilège de l’âge aux détriments de jeunes professionnels compétents aptes à diriger et à délivrer.
Pour assurer une réelle inclusion de la jeunesse, il faudra élever leur voix et leur rang au sein des instances décisionnelles de notre société. Au lendemain des manifestations qui ont secoué le pays, il est clair que les contributions de cette jeunesse doivent être portées au cœur de la société civile, des syndicats, des partis politiques et surtout, des instances démocratiques locales et nationales. Aujourd’hui notre Assemblée nationale ne compte qu’un seul député sur les 165 qui a moins de 30 ans, ce qui est en contradiction totale avec notre réalité démographique sachant qu’un sénégalais sur deux a moins de 20 ans.
Ceci n’est ni sérieux, ni constructif pour un pays qui se dit démocratique et émergent. Il est urgent d’entreprendre des réformes, certes audacieuses mais nécessaires pour y remédier. D’une part, il faudrait rabaisser l’âge d’éligibilité à la députation de 25 ans à 18 ans, qui est l’âge de la majorité légale. D’autre part, sachant que deux sénégalais sur trois ont moins de 35 ans, il serait tout à fait approprié d’instaurer un quota garantissant qu’un tiers des députés ait moins de 35 ans.
A l’instar de la loi sur la parité, instaurée sous le régime du président Abdoulaye Wade, considérant la représentativité des femmes comme essentiel au principe démocratique et à la construction nationale, ne devrait-il pas en être de même pour les jeunes ? Ceci équilibrerait la représentativité de notre parlement et renforcerait sa légitimité. A cela s’ajoute l’évidente nécessité d’impliquer activement les jeunes dans la gouvernance des structures, agences et programmes publics d’envergure mandatés pour répondre aux différents besoins de la jeunesse, tels que l’ANPEJ, le 3FPT, le PRODAC, l’ADEPME et la DER etc.…, en intégrant leur Conseil d’Administration et autres comités d’orientation, de gestion et de contrôle. Ce même principe doit s’appliquer aux partenaires de développement, et à toutes les entités qui interviennent et financent des initiatives portant sur les priorités jeunesse.
Compte tenu de tout cela, il serait plus que jamais, juste, utile et productif de transformer le rapport de la société sénégalaise et de ses gouvernants avec la jeunesse. Et ceci n’est pas une doléance, c’est une exigence de notre temps. Ne pas inclure, ni soutenir cette jeunesse porteuse de solutions et prête à contribuer à la résolution des défis communs de notre pays serait une erreur à tous points de vue.
Dans cette période d’interrogations et de grandes attentes, nous espérons que les récentes initiatives annoncées par le président de la République Macky Sall de mettre en place un Conseil Nationale pour l’Emploi des Jeunes et d’injecter 300 milliards de FCFA de plus dans les trois prochaines années pour répondre aux besoins les plus urgents des jeunes, sauront prendre en compte ces différentes perspectives afin de marquer le début d’une relecture durable de la condition des jeunes au Sénégal.
Sobel Aziz Ngom est président du Consortium Jeunesse Sénégal (national), fondateur de Social Change Factory (régional), membre du comité de direction de Generation Unlimited (international).