Le commerce en ligne connaît, depuis plusieurs années, une solide croissance. Au Sénégal comme ailleurs, la pandémie de la Covid-19 a accéléré massivement la tendance qui reste, malgré tout, un phénomène citadin, concentré principalement à Dakar.
« Les restrictions liées à la Covid-19 ont amené de nouvelles habitudes. Les gens ont voulu s’adapter à la situation dans leurs habitudes d’achat de produits locaux. Dans ce contexte, le e-commerce a constitué une alternative viable », témoigne Papa Djibril Dièye, responsable Communication et marketing chez Soreetul, entreprise proposant des produits locaux transformés dans le pays.
En effet, depuis un peu plus d’un an que la pandémie sévit à travers la planète, il semble que les habitudes des consommateurs changent de plus en plus, s’orientant inexorablement vers le commerce électronique. Au Sénégal et principalement à Dakar, le commerce électronique ou « e-commerce » connaît un essor significatif. Dans le milieu, beaucoup confirment que l’effet de panique découlant de l’arrivée de la pandémie a créé un choc positif de la demande dans un premier temps pouvant aller jusqu’à tripler les ventes. Puis, avec le relâchement des mesures de lutte contre la pandémie, les volumes de vente se sont tassés pour se stabiliser par la suite. Ainsi, certains commerces actifs en ligne ont connu des croissances pouvant aller jusqu’à + 50 % en un an (source : Jumia).
Le commerçant Thomas Bodin, à la tête d’African Textil, entreprise d’import-export de tissu de la sous-région, explique : « La pandémie fut une grande opportunité pour nous. Cela a affaibli les concurrents qui avaient des structures moins bien formalisées pour le digital et avec des processus de travail archaïques. La conjoncture nous a permis de gagner beaucoup de clients ». Mais, ce n’était pas gagné d’avance. « J’ai eu très peur au début. Normalement, en temps de crise, les petits business comme le mien sont les plus menacés parce qu’on est jeune, avec moins d’expérience.
C’est complètement l’inverse qui s’est produit. Ça a été le feu ! », dit-il non sans cacher sa fierté. Il reconnaît devoir la survie de son business au commerce électronique qui représente 80 % de son chiffre d’affaires. Pour beaucoup, l’essor du commerce électronique n’est pas un phénomène nouveau lié à la crise, mais est bien un mouvement initié il y a plusieurs années et qui a connu un coup d’accélérateur. « La crise est un catalyseur d’un phénomène déjà ancré dans l’économie. On peut le voir à travers l’émergence de plateformes comme Alibaba, Jumia ou Amazon. Ce phénomène précède la pandémie qui a accéléré la transition digitale », résume Thomas.
Conjonction de causes multiples
Il est vrai que les facteurs expliquant l’essor du e-commerce sont nombreux. Parmi eux on peut citer : la croissance démographique, l’exode rural, l’essor des réseaux sociaux, notamment leur succès auprès des jeunes générations, l’amélioration des infrastructures, l’émergence d’entreprises de logistique ou la multiplication de moyens de paiement. La digitalisation du Sénégal avec un taux de pénétration des téléphones mobiles– frôlant les 115 % en fin d’année dernière, selon l’Autorité de régulation des télécoms et postes (Artp)– est d’autant plus remarquable qu’elle est un facteur explicatif de la démocratisation de l’accès à Internet. Les connexions mobiles représentaient 97,89 % du parc internet au 31 décembre 2020. La structure du commerce traditionnel sénégalais est également citée comme facteur expliquant l’attrait du e-commerce. « Les gens sont fatigués de devoir négocier les prix. On le voit chez nous. Vu que nous proposons des prix fixes, les gens ont plus de temps à consacrer pour choisir leur produit et ça augmente les ventes », explique Thomas Bodin.
D’aucuns louent un accès à l’information facilité et une plus grande traçabilité des produits. « Le commerce électronique exige une certaine présentation (packaging, design…) ; dans le commerce traditionnel, ces aspects ne sont pas exigés », magnifie Papa Djibril Dièye de Soreetul. En outre, le marché sénégalais connaît quelques spécificités propres. Par exemple, l’environnement digital sénégalais se caractérise par une tendance plus forte qu’ailleurs en « commerce social ». Il s’agit des interactions commerciales se faisant le plus souvent sur les réseaux sociaux comme Facebook. L’absence de « retailer » (distributeur) proéminent rend, pour le moment, le marché encore très ouvert et compétitif. D’ailleurs, les personnes actives dans le domaine notent, par exemple, des techniques mieux adaptées aux habitudes des consommateurs, telles que le paiement à la livraison, par exemple. Papa Djibril Dièye souligne que l’offre de main-d’œuvre diversifiée et adaptée au monde du numérique est de plus en plus disponible ainsi que les bienfaits des programmes de financement permettant également l’éclosion d’un écosystème.
Un phénomène en accélération exponentielle
Lorsqu’on lui demande si le succès du e-commerce est un phénomène conjoncturel lié à la pandémie, qui s’essoufflera avec un hypothétique retour à la normale, Thomas Bodin est catégorique : « Au contraire, cela ne va que s’accélérer (…) Ça va être un énorme relais de croissance. Tout l’enjeu sera de savoir comment adapter la manière de travailler pour pouvoir faire croître ce domaine ». Assurément, avec l’arrivée des réseaux sociaux, un nouvel espace commercial s’est créé, nécessitant une présence en ligne et une visibilité vitale pour les commerces de demain.
Le changement de mentalité est aussi cité comme facteur soutenant le secteur. De plus en plus de personnes étant parties de zéro réussissent dans l’entrepreneuriat et deviennent des modèles pour d’autres, raconte Thomas. « L’entrepreneuriat est un moyen de s’accomplir en vue des difficultés du marché du travail aujourd’hui. Pour moi, nous assistons à un basculement des mentalités », analyse-t-il. Car la marge de progression reste énorme. Selon le cabinet Boston Consulting Group (Bcg), il est possible que les plateformes de commerce en ligne créent jusqu’à trois millions de nouveaux emplois en Afrique d’ici à 2025. Au Sénégal, l’économie numérique se développe principalement à Dakar (61 % du marché en ligne), mais les produits et services offert en ligne sont de plus en plus en croissance dans les régions. Les entreprises comme Soreetul perçoivent le besoin de couverture régionale et réfléchissent déjà à étendre leur maillage du territoire. En début d’année, Mohamed Hapté Sow, Directeur général de Jumia Sénégal, déclarait : « Pendant longtemps, nous n’étions présents qu’à Dakar, mais nous avons ouvert à l’intérieur du pays et les parties rurales du Sénégal. Les premiers défis sont d’abord la livraison, le problème d’adressage et la question du prépaiement. 95 % des transactions se font en cash à la livraison, cela permet de répondre au problème de la bancarisation ». Ceci illustre l’élan dont bénéficie le domaine, ses capacités d’adaptation et la stratégie que ses acteurs tentent de mettre en place.
Écosystème encore ouvert, mais pour combien de temps ?
Les professionnels du commerce électronique au Sénégal décrivent un marché ouvert et dynamique. Néanmoins, la taille des acteurs varie considérablement. Constitue-t-elle une menace pour les petits commerces ? Pas nécessairement, disent nos interlocuteurs. Effectivement, les grosses structures forcent les petits commerçants à être proactifs et à se spécialiser dans des niches. « Si vous êtes passif dans votre commerce, vous êtes mort », commente Thomas Bodin d’African Textile. En effet, les grosses multinationales semblent accélérer le processus économique de sélection naturelle. On observe une tendance à la spécialisation avec des marges plus grandes que ce qu’offrent les grosses structures très généralistes. Les petits commerces semblent alors devoir choisir des secteurs avec une offre qualitative pour se démarquer de ces mastodontes du web disposant d’un grand catalogue. Une tendance également observable pour les petites structures, c’est le fait de se situer à mi-chemin entre le digital et le physique. Le « phygital » est une présence en ligne sur de multiples plateformes (site web, réseaux sociaux, grossiste en ligne…) mais également d’avoir un point de vente physique. « C’est pratique pour le stockage, mais c’est aussi positif en termes de confiance pour la clientèle. C’est très difficile d’être complétement digital. Le client a besoin de ce contact physique. C’est complémentaire avec le commerce en ligne », explique Papa Djibril Dièye.
Malgré tout, un point d’ombre subsiste quant à l’avenir. L’économie digitale est-elle imperméable à l’économie informelle ? Rien n’est moins sûr. Selon certaines sources du milieu, bien que difficilement quantifiable, le e-commerce informel représenterait la moitié des échanges en ligne au Sénégal, en particulier à travers les « social sellers » (vendeurs sociaux) principalement actifs sur les réseaux sociaux. D’autres, conscients de ces réalités, capitalisent sur l’intégration des producteurs de petite taille, ayant difficilement accès au secteur formel, sur le marché numérique comme base pour leur activité. « Notre spécificité est que notre vision dépasse le e-commerce. Nous avons une dimension de promotion du local africain », explique Papa Djibril Dièye. Ainsi, le commerce électronique n’est pas perçu comme quelque chose d’indubitablement néfaste pour les petites structures et l’économie informelle, mais comme une évolution naturelle qui semble déjà s’opérer par soi-même.
CLASSEMENT DE LA CNUCED SUR L’E-COMMERCE
Le Sénégal dans le top 10 africain et 99ème mondial
« Ça prend moins de temps (…) et les prix sont souvent plus attractifs que dans les commerces. Il n’y a pas besoin de perdre du temps à négocier. Tu économises de l’argent et du temps (…) Cela réduit les contacts aussi surtout en ces temps, et le consommateur a plus de choix. C’est bien », explique Amina, consommatrice régulière de produits achetés en ligne. En quelques phrases, la jeune dakaroise a résumé les facteurs poussant de plus en plus de consommateurs à se tourner vers Internet pour faire leurs achats. Mais, comment expliquer les résultats de l’indice annuel de la Conférence des Nations unies sur le ccommerce et le développement (Cnuced) sur le commerce électronique entre entreprises et clients individuels, dévoilé mi-février et classant le Sénégal 99ème sur 150 États ? « C’est du n’importe quoi. Ce genre de classement passe à côté de la réalité de ce que l’on voit sur le terrain », rétorque sans détour Thomas Bodin, à la tête d’African Textil, entreprise d’import-export de tissu dans la sous-région, lorsqu’il apprend les résultats du classement onusien. Car le classement évalue, entre autres, les pays sur l’accès à des infrastructures sûres pour Internet, sur l’efficacité des services postaux ou encore sur la bancarisation. « Ils ne prennent pas en compte le mobile money qui est une part significative des paiements au Sénégal », commente Thomas, soulignant le décalage entre le résultat et son expérience du terrain.
Par Daryl AUBRY (Stagiaire) , Le Soleil