Conversations en direct, accès par parrainage : l’application est l’une des dernières sensations venues de la Silicon Valley. Un succès aidé par un contexte de confinement, ainsi qu’un redoutable sens de la communication.
On s’y balade allègrement d’une salle de discussion virtuelle à l’autre, dans l’espoir de croiser les grands de ce monde. Si vous maîtrisez l’anglais, vous pourrez peut-être échanger avec le patron de Facebook Mark Zuckerberg, l’animatrice Oprah Winfrey ou encore l’acteur Jared Leto… Mais encore faudrait-il que vous soyez invités. C’est l’une des raisons du buzz qui entoure, ces jours-ci en France, un réseau social aux airs de dîner VIP : Clubhouse, une application basée uniquement sur des conversations orales en direct, à suivre à plusieurs.
L’accès n’est, pour l’instant, possible que par le parrainage d’un utilisateur déjà inscrit – chaque nouvel utilisateur reçoit deux invitations à distribuer à son entourage. Ce sera le cas durant toute la période de test « bêta », celle pendant laquelle les développeurs éprouvent un logiciel en conditions réelles.
Une fois le sésame obtenu, on télécharge l’application sur son iPhone – le seul appareil capable actuellement de faire tourner Clubhouse, la version pour Android n’étant pas encore sortie. On se crée un profil. Un classique système d’abonnements, commun à la plupart des réseaux sociaux, semble être de mise : on remplit sa liste d’amis, on gagne des followers, on s’inscrit à des salles de discussion…
Tout repose sur la voix
Mais sur Clubhouse, tout repose sur la voix. On n’y trouve pas de post, pas de messages, pas de photos, pas de vidéos, pas de hashtags : il est impossible de communiquer par écrit. Libre à chacun de créer sa propre salle de discussion et d’en réguler l’accès, privé ou public, à l’instar d’un groupe Facebook, pour lancer des conversations en direct à bâtons rompus. Ou alors, l’onglet « Explorer » propose une sélection de salles classées par thématiques – humour, politique, voyage, musique… – pouvant chacune accueillir jusqu’à 5 000 personnes simultanément.
« Quand vous voulez parler, vous pouvez lever la main et demander la parole aux administrateurs de la salle, qui vous font alors “monter sur scène” », raconte Jonathan Noble, 25 ans, utilisateur français et entrepreneur du numérique, qui s’est pris au jeu de Clubhouse ces dernières semaines.
La simplicité d’utilisation et l’ébullition d’un réseau encore jeune facilitent la découverte – certains premiers utilisateurs expliquaient au New York Times, en mai 2020, y passer des dizaines d’heures. « Ça ressemble à l’esprit des débuts de Facebook ou Twitter, estime Jonathan Noble. On est tous un peu comme des gamins. On discute vraiment avec les gens. On se laisse parler, tout le monde s’écoute… Ça ressemble un peu à de la radio libre. »
« Beaucoup de gens comparent Clubhouse avec une application nommée Meerkat, qui permettait du direct vidéo avec le même système de salons de discussions », explique au Monde Matt Navarra, consultant britannique expert en médias sociaux. Sauf que Meerkat, qui avait fait sensation début 2015 dans les milieux du numérique, n’a pas duré – concurrencé notamment par Periscope. « Meerkat est mort parce que créer quelque chose d’intéressant à l’image en live, ce n’est pas si facile, analyse Matt Navarra. Les gens n’avaient rien à montrer. Avec l’audio, c’est plus simple : les gens trouvent toujours des sujets de conversations intéressants, ils aiment se parler et communiquent. »Lire aussiL’application de vidéo en direct Meerkat disparaît
Se connecter aux autres par la voix, cet outil intime et spontané, est bienvenu en période de pandémie et de quasi-confinement : les discussions orales avec des inconnus y deviennent à nouveau possibles. Jonathan Noble confirme : « On est humains, ça nous manque de rencontrer des gens, d’échanger avec eux. Clubhouse, c’est exactement ce que je cherchais. Ça m’a permis de “toucher” des personnes que je voulais atteindre depuis longtemps, mais qui ne me suivaient pas sur les autres réseaux. »
L’arrivée massive de personnalités afro-américaines, impulsée par certains investisseurs de Clubhouse, participe rapidement à la croissance du réseau
Clubhouse a été lancé en Californie, en mars 2020. L’application a été créée par Paul Davison et Rohan Seth, deux habitués de la Silicon Valley. Le premier est à l’origine de Highlight, une application qui mettait en relation les utilisateurs ayant les mêmes centres d’intérêt, mise à l’arrêt en 2016. Le second était ingénieur chez Google.
Mark Zuckerberg on Clubhouse. Talking about AR/VR pic.twitter.com/q58WFh9bmW
— Alex Heath (@alexeheath) February 5, 2021
« Au lancement, l’application était limitée à un très petit groupe de personnes, surtout des gens de la Silicon Valley. Des investisseurs, des financiers, des journalistes suivant les nouvelles technologies basés en Californie… L’appli était aussi soutenue par des investisseurs chevronnés, dont certains ont fait partie du conseil d’administration de Facebook », explique Matt Navarra.
Puis, l’arrivée massive de personnalités afro-américaines, impulsée par certains investisseurs de Clubhouse, participe rapidement à la croissance du réseau. « Ils ont fait un effort conscient pour encourager et exploiter l’engagement de la communauté noire sur les réseaux sociaux » aux Etats-Unis, souligne Michael Berhane, journaliste britannique et cofondateur de la plate-forme POC In Tech. « Sans contenu, un réseau n’est rien. Clubhouse ne serait pas ce qu’il est sans la présence de la communauté noire », observe, de son côté, Lyneka Little, journaliste afro-américaine membre de Clubhouse depuis octobre 2020.
Des stars du rap comme Drake et Meek Mill y viennent commenter des beats en cours de composition ; des acteurs comme Kevin Hart et Tiffany Haddish, ou encore Deray McKesson, figure du mouvement Black Lives Matter s’y mettent à discuter.
De petit salon à l’ambiance très « start-up nation », le réseau s’est diversifié et est devenu une sorte d’extension du « Black Twitter ». « L’application où vous pouviez vous faire un réseau comme dans une soirée tech à San Francisco », comme la décrivait le site d’information CNBC, est devenue en quelques mois aux Etats-Unis un lieu avec le genre d’« interactions que vous pouvez avoir dans les barbershop d’Atlanta ».Lire aussi :Black Twitter : être noir aux Etats-Unis, 140 signes à la fois
Encore jeune, la communauté Clubhouse a fait déjà ses premiers « coups », comme cette reprise participative des chansons du Roi Lion devenue virale. En rendant impossible l’enregistrement et la rediffusion des discussions tenues, l’application joue à fond sur le sentiment d’immédiateté et sur la notion de « fear of missing out », la peur de rater quelque chose d’important.
Un système « plus oligarchique que démocratique »
Peu à peu, les invitations commencent à s’arracher, à tel point que certains internautes les revendent à prix d’or sur eBay. Aujourd’hui, Clubhouse pèse lourd dans l’écosystème encore balbutiant des réseaux sociaux vocaux. En janvier, l’entreprise a passé la barre symbolique d’être valorisée un milliard de dollars. De quelque 1 500 utilisateurs affichés en mai 2020, Clubhouse en revendique à présent 1,5 million selon les fondateurs – un chiffre qui pourrait, cependant, baisser, puisque la Chine vient d’interdire l’application sur son territoire.
Des pontes de la high-tech comme Elon Musk ou Mark Zuckerberg, mais aussi des acteurs comme Jared Leto et Ashton Kutcher, se sont récemment retrouvés dans des salles de discussions. De quoi braquer de nouveaux les projecteurs et donner envie à des curieux de tenter de se retrouver dans les bons salons au bon moment.
En Europe, l’application est surtout populaire au Royaume-Uni et en Allemagne, où elle revendique respectivement environ 120 000 et 93 000 utilisateurs selon le site AppFigures. La France rattrape tout doucement la tendance depuis le début de l’année.
Avec ses salles feutrées, sa liberté de discussion, mais aussi, son absence d’archives consultables après coup, Clubhouse serait-il une forme de réponse aux incessants drames des réseaux sociaux ? Le journaliste américain Will Oremus, sur le site OneZero, décrit ainsi Clubhouse comme un « anti-Twitter », mais pas forcément pour le mieux : selon lui, l’application présente un système « hiérarchisé et fermé, plus oligarchique que démocratique ».
La journaliste du « New York Times » Taylor Lorenz a déjà rapporté des propos racistes ou misogynes tenus dans les discussions : la nature même d’une conversation vocale en direct empêche de les éviter
Le système de cooptation peut donner le sentiment de se trouver dans un espace protégé des agressions : chaque compte est rattaché à un numéro de téléphone, et il suffit de cliquer sur le profil d’un membre pour savoir qui l’a invité. « Si quelqu’un se fait “report”[signaler pour son comportement], ça aura un impact sur son parrain. C’est pas si bête, ça pousse les gens à réfléchir à qui inviter », souligne Jonathan Noble.
Cette sécurité reste, cependant, toute relative. En l’état, il est techniquement impossible pour Clubhouse de se reposer sur des mots-clés à bannir ou de signaler des messages, qui constituent l’essentiel des systèmes de modération sur lesquels se sont construits les réseaux sociaux écrits ou visuels (Twitter, Instagram, Facebook). Sur Clubhouse, il n’y a donc quasiment pas de travail de modération.
La journaliste du New York Times Taylor Lorenz a déjà rapporté des propos racistes ou misogynes tenus dans les discussions : la nature même d’une conversation vocale en direct empêche de les éviter. Dans un communiqué, Clubhouse a assuré enquêter sur chaque cas de harcèlement ou de propos inappropriés signalés après coup – les conversations tenues dans les salons sont, en effet, conservées sur leurs serveurs.
« Clubhouse n’est déjà plus aussi exclusif qu’avant »
Mais le jeune réseau s’appuie largement, pour le reste, sur le travail consciencieux des administrateurs de chaque salon, qui ont le pouvoir de bloquer ou de rendre silencieux certains auditeurs. Leur rôle est ainsi fortement mis en avant dans les conditions d’utilisation de la plate-forme. « Clubhouse n’est déjà plus aussi exclusif qu’avant, détaille la journaliste Lyneka Little. Quand il y avait des dizaines de milliers de personnes, vous n’alliez pas venir sur l’appli et faire n’importe quoi. Cela poussait à être plus sympa, plus engageant parce que vous aviez été invité par un ami, ou un ami d’ami, qui se portait garant de vous. Maintenant qu’il y a beaucoup de monde, les gens rentrent dans les salons et trollent. »
« La capacité à devenir viral sur Clubhouse n’a rien à voir avec les autres plates-formes », tempère de son côté l’expert britannique Matt Navarra. « Mais il est vrai qu’ils vont devoir faire face à un plus grand défi que Facebook et Twitter. La technologie n’a pas encore totalement réussi à modérer les images et les mots pour protéger les gens des contenus dangereux. L’audio est un tout nouveau monde, car il ne s’agit pas seulement de ce que les gens disent mais aussi de l’intonation avec laquelle ils parlent. Néanmoins, les créateurs de Clubhouse disent qu’ils vont travailler là-dessus. Et ils sont conscients que c’est l’une des priorités pour que leur communauté s’agrandisse. »
Par François Oulac, Le Monde