Loin des mastodontes que sont l’Asie et l’Amérique du Nord, au sein de l’immensité du continent africain, l’industrie du jeu vidéo peine à se forger une réputation. Mais sa croissance sans précédent, soutenue par l’essor du mobile et par une communauté de joueurs qui prend de l’ampleur, dessine l’espoir d’un chamboulement numérique.
Au cours d’un grand tour d’horizon, du Nord au Sud et de l’Ouest à l’Est, nous survolerons l’évolution d’un secteur en devenir. À chaque région ses défis encore parfois inéluctables, et son rythme de croisière. Nous vous partagerons également les récits de quelques hommes et femmes, bien décidés à apporter un peu de lumière dans un paysage brumeux.
QUELLE PLACE POUR L’AFRIQUE DANS LE MARCHÉ MONDIAL DU JEU VIDÉO ?
On ne le raconte que très peu, mais depuis quelques années, le secteur du jeu vidéo africain est témoin d’un progrès des plus enthousiasmants. En quatre ans seulement, de 2014 à 2018, sa croissance aurait grimpé de 500% ; lui qui était alors estimé à 105 millions de dollars, aurait atteint les 570 millions de dollars. Et au cœur de cette ascension continentale, on trouve aussi une communauté grandissante. D’après les chiffres de Newzoo, en 2019, 14% des joueurs du monde, soit 377 millions d’individus, résideraient en Afrique et au Moyen-Orient ; En 2022, on estime qu’ils y seront plus nombreux qu’en Europe, plus petite étendue qui en abriterait pour l’heure 386 millions. Mais actuellement, l’Afrique, a elle seule, ne représente toujours qu’1% du marché mondial. Et le pouvoir d’achat y est bien différent des plus grands. La moyenne annuelle des dépenses d’un joueur vivant en Afrique ou au Moyen-Orient ne représenterait que 29,1 dollars, soit à peine 10% de ce que le joueur nord-américain moyen retirerait de son porte-monnaie chaque année. Pour rester au fait de l’actualité, beaucoup s’adonnent au piratage, pratique très courante sur le territoire.
Sidick Bakayoko, organisateur d’un important festival de jeux vidéo à Abidjan et propriétaire de la plus grande salle de divertissements numériques d’Afrique de l’Ouest, Paradise Game, recense environ 300 studios de création sur le continent, parmi lesquels une vingtaine seulement s’en sortiraient vraiment. En 2018, les principaux marchés vidéoludiques en Afrique, classés par revenus, comptent comme leader l’Égypte, avec 293 millions de dollars américains générés selon Statistica. Le pays est le théâtre d’événements et lieux fédérateurs, comme l’Esports Summit, ou le festival international d’Insomnia ; Et une variété de cybercafés y sont toujours prisés, quand le haut débit est encore une rareté (Egyptian Streets, 2020). Sur le podium également, l’Afrique du Sud et ses 216 millions de dollars. Le Maroc se positionne au troisième rang, avec 129 millions de dollars. À la quatrième place, on retrouve le Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique, avec 122 millions de dollars, succédé par l’Algérie, 107 millions de dollars. Le Centre et l’Est sont clairement écartés du palmarès.
Pour l’instant, l’Afrique n’est toujours qu’un poids plume noyé dans un marché exigeant. Mais les espoirs reposent sur sa croissance éclatante. En 2020, aux côtés du Moyen-Orient, celle-ci est plus vive que celle du reste du monde. Et avec l’Asie-Pacifique, on détient les trois territoires où elle est la plus rapide pour ce qui est du marché du jeu mobile seul (Newzoo, 2020). Comment expliquer cette récente accélération sur le continent ? D’abord, par un meilleur accès à la téléphonie mobile, et par une progression de la couverture Internet. Dans une étude publiée par l’association GSMA, on constate par exemple qu’en 2018, un smartphone coûtait environ 44% du revenu mensuel des Africains, contre 34% l’année suivante. Et avant ça, entre 2008 et 2018, on rapporte que le nombre d’abonnements cellulaires aurait grimpé de 180%. Dès lors, d’après l’AFD (Agence française de développement), pour 100 habitants, 83 abonnements seraient devenus actifs en moyenne. Pour toucher un public local, c’est donc sur le terrain du téléphone que les développeurs ont tout intérêt de miser, la 3G ou la 4G étant largement plus apprivoisés que la fibre ou l’ADSL.
LE MOBILE : PORTEUR D’ESPOIRS, MARQUEUR D’INÉGALITÉS
À lui seul, le continent africain porte la croissance d’Orange, qui voit son chiffre d’affaires progresser de 8,8% sur le territoire l’année dernière. Naturellement, le jeu mobile est en voie d’y devenir un marché toujours plus florissant ; d’autant plus qu’ici, la plateforme est la voie d’accès majoritaire à Internet. Le spécialiste Gameloft a bien saisi l’ampleur de l’opportunité ; l’entreprise de Vivendi a annoncé en 2020 le lancement de MTN Arcade, une nouvelle plateforme de jeux par abonnement destinée à tous les clients d’Afrique du Sud, et créée en collaboration avec le premier opérateur télécom africain. Au prix de 3 rands par jour (environ 0,16 euros), les clients ont accès à une centaine de titres incluant Asphalt Nitro, NOVA Legacy, PAC-MAN, Sonic Runners Adventure, ainsi qu’à des tournois en ligne. La stratégie se poursuit quelques mois plus tard avec le lancement similaire de Gameworld au Nigeria. Le géant a judicieusement étudié ses cibles afin de toucher les régions les plus rentables du continent.
Il suffit d’un coup d’œil sur une illustration du taux de pénétration d’Internet pour nous rappeler qu’ici, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Pour donner un ordre d’idée, partons de l’échelle mondiale, où le taux de pénétration est estimé en moyenne à 59% en janvier 2020. En Afrique du Sud, d’après l’agence internationale We Are Social, il serait de 60%, et en Afrique du Nord, de 53%. À l’Ouest, il atteindrait 36%, et à l’Est, seulement 23%. L’Afrique Centrale enregistrerait le taux le plus bas, 22%. Les zones les plus rurales et isolées ne promettent pas le même retour sur investissement ; Et puis, l’illettrisme encore bien présent et le seuil d’extrême pauvreté qui touche toujours 40% du continent empêchent également un accès plus global au numérique.
Les activités en ligne, que ce soit pour jouer en communauté ou simplement télécharger du contenu, sont encore loin d’être accessibles à tous. Toutefois, le chemin du progrès se dessine. Sur le continent, on espère même une activation de l’effet “leapfrog”, une expression anglo-saxonne qui désigne un développement accru de l’économie, de la santé et de l’éducation par le numérique. Mais selon Stéphan Eloïse Gras, chercheuse et directrice des partenariats Afrique au sein de la plateforme OpenClassrooms, un modèle d’innovation ne peut fonctionner qu’avec “des capitaux et un vrai accompagnement” (Le Monde, 2019). Une pensée que l’on peut également appliquer au secteur du jeu vidéo africain, trop peu encadré pour le moment.
À l’Ouest et à l’Est, ces jeux mobiles sont parvenus, surtout grâce à la détermination de leurs créateurs, à faire les titres de la presse internationale, grâce à des formules simples mais efficaces. Au Kenya, Andrew Kaggia, 27 ans, propose en 2015 Nairobi X. Dans les colonnes du média Le Monde, il est considéré comme le “premier jeu vidéo professionnel du continent”. “J’ai investi 5 000 dollars et perdu 15 kilos pour faire ces 6 heures de jeux” y raconte le créateur. Le shooter 3D à la première personne plante son cadre autour du Centre de Conférence International Kenyatta de Nairobi, en proie à une invasion alien. Pour monétiser sa production, le développeur y inclut des placements de produits. Elle est lancée sur PC et mobile dans certains pays d’Afrique et comptabilise 21 000 téléchargements. Au Nigéria, un an plus tard, la start-up Maliyo Games surfe sur un genre qui fonctionne ; elle publie Aboki Run, une sorte de Temple Run avec achats intégrés qui met en scène trois jeunes amis s’aventurant dans les tréfonds d’une forêt obscure. Disponible sur Google Play, il enregistre plus de 500 000 téléchargements.
LE TRAIN D’AVANCE DU NORD ET DU SUD
L’Afrique du Sud et, dans une certaine mesure, l’Afrique du Nord, sont plus avantagées que leurs voisins. L’année dernière, Vic Bassey, Business Development Manager chez Raw Fury et contributeur pour gamesindustry.biz, écrivait : “Le Nord et le Sud sont peut-être séparés géographiquement par des milliers de kilomètres, mais ils sont unis dans un paysage vidéoludique affiné par un pipeline de financement et une pléthore d’infrastructures informatiques et techniques”. Ubisoft aura même érigé l’une de ses bases à Casablanca en 1998, inaugurant dès lors le premier studio de jeux d’Afrique du Nord. Mais les sorties consécutives de Rayman Jungle Run (2012), Rayman Fiesta Run (2013), et une collaboration sur d’autres titres appréciés (Soldats Inconnus, Child of Light) n’auront pas suffi à sauver l’équipe d’une fermeture en 2016. La formule ne fonctionnait pas sur le “marché difficile des consoles portables” selon un porte-parole ; une source proche de Le Monde, elle, évoquait plutôt des “velléités de départ des meilleurs créatifs artistiques marocains”. La structure casablancaise devait réaliser le premier jeu à gros budget du Maroc, avec Prince of Persia : L’Ame du Guerrier, finalement rapatrié à Montréal.
De son côté, l’Afrique du Sud englobe également un secteur remarqué. En proie à un apartheid seulement aboli en 1991, le pays en abrite encore les vestiges, avec une large communauté sud-africaine blanche, avantagée par un statut socio-économique plus élevé et de meilleures opportunités d’investissement. Ici, on dispose d’une économie numérique compétitive sur la scène mondiale et d’un système éducatif plus ouvert aux formations vidéoludiques. Les structures Make Games South Africa et International Game Developers Association servent de point de ralliement pour des développeurs qui peuvent y trouver un soutien. Nick Hall, fondateur de l’événement annuel Make Games Africa, au Cap, estime que la visibilité du sud est aussi due à un commerce pensé à l’international, et hors du mobile (GamesIndustry, 2020). Si on suit cette pensée, l’ambition serait ici moins centrée sur l’envie de faire jouer l’Africain moyen sur son téléphone, mais plus sur celle de s’exporter au-delà des océans.
Si une grande partie de ce succès est due à la chance, je pense aussi que c’est parce que l’écosystème dans son ensemble s’est concentré sur la fabrication de jeux pour les marchés internationaux et a évité d’essayer de fabriquer des jeux pour le mobile, ce qui a réduit le risque d’échec. L’écosystème sud-africain a réussi à commencer à créer des ponts vers l’écosystème international, ce qui a favorisé les investissements, la publicité et le développement des connaissances et des compétences.
Le dernier atout du sud, c’est le temps, puisqu’il a « une histoire de développement de jeux qui commence dans les années 90« , raconte Sithe Ncube, développeuse zambienne et fondatrice de Prosearium, une initiative œuvrant pour les femmes développeuses (GamesIndustry, 2020). Le désormais disparu Celestial Games, basé dans la région, hérite du titre de premier studio indépendant africain, et donne naissance en 1996 à Toxic Bunny, un jeu de plateforme PC dont le concept séduit les joueurs internationaux. Sur quatre niveaux, un lapin « presque normal » doit retrouver le responsable de l’interruption de sa pause café, et du lavage de cerveau de ses amis. Depuis, sur le territoire, environ 59 entreprises de jeux vidéo, ou de jeux et d’animation – des boîtes hybrides – auraient planté leur cadre. 57% sont cependant considérées comme “très petites”, et enregistreraient un chiffre d’affaires annuel inférieur à 2 millions de dollars (The Conversation, 2019). Toutefois, c’est certainement la région qui propulse le plus de titres dans les foyers occidentaux. I-Imagine Interactive, fondé par Dan Wagner dans le sud en 1999, est le premier studio africain à obtenir une licence Microsoft. Il développe Chase : Hollywood Stunt Driver le 17 octobre 2002 sur Xbox, seule production qui fera le succès de l’équipe. Dans ce titre de course, nous incarnons Chase Corrada, cascadeuse à gros budget en voie de devenir une gloire d’Hollywood. En 2015, Free Lives fait éditer BroForce par Delvolver et publie son Run and Gun sur PC puis sur PS4 et Switch. Le jeu est téléchargé plus d’1,8 millions de fois. Pastiche des films d’action des années 1980, il met en scène des héros chargés de repousser des attaques terroristes. Disponible sur Steam en 2015 également, Viscera Cleanup Detail du studio RuneStorm vous charge de nettoyer des scènes de crime dans une station spatiale, seul ou en coop. En 2018 sort Semblance, jeu de plateformes et de puzzles ancré dans des environnements déformables ; une création de la petite entreprise Nyamakop. Et après un financement réussi sur Kickstarter en janvier 2017, Beautiful Desolation, le nouveau jeu d’aventure des créateurs de Stasis (The Brotherhood), est paru sur PC en février 2020. Au sein d’un monde futuriste dévasté, Marc part à la recherche de son frère Don. L’éditeur Untold Tales a annoncé de futurs portages sur PlayStation 4 et Nintendo Switch.
Par la mise en avant du territoire sur le secteur, on a droit à davantage de données quantitatives. En 2019, les 20,3 millions de joueurs sud-africains auraient dépensé 210 millions de dollars dans les jeux, soulignant une hausse de 9,4 % par rapport à l’année précédente. Et ici aussi, la majorité de cette somme proviendrait du mobile. Dans les grandes villes, les consoles les plus utilisées resteraient celles des anciennes générations, avec 27% de PlayStation 3, et 25% d’Xbox 360 qui occuperaient les foyers de personnes âgées de 10 à 50 ans (Newzoo, 2020). Candy Crush ferait partie des licences les plus consommées (60% des joueurs), mais les titres qui lui succèdent seraient pratiqués sur consoles. 57% des joueurs s’adonneraient notamment à FIFA ; Need for Speed (50%), Grand Theft Auto (46%) et Call of Duty (44%) seraient également largement appréciés. Et depuis peu, l’Afrique du Sud se développe abondamment sur le secteur e-sport. L’équipe Bravado, formée sur Counter-Strike : Global Offensive, a déjà amassé 260 000 dollars de gains.
LE MODÈLE DU CENTRE : AURION, VAINQUEUR D’UNE MYRIADE DE DÉFIS
De l’Ouest à l’Est, pour que l’industrie du jeu puisse s’épanouir, beaucoup est encore à faire. Outre un accès bien trop hétérogène au numérique, une myriade d’autres défis techniques, économiques voire infrastructurels s’imposent aux créateurs comme aux foyers. Là où il y a Internet, les connexions restent souvent lentes. Les techniques de marketing ne sont pas assimilées, les budgets manquent à l’appel, et les systèmes de paiements intégrés ne sont pas au point. La liste est encore longue, tant il y a de cases à cocher. On attend également l’implantation de plus d’organismes capables de représenter et encadrer l’industrie continentale. Selon Olivier Madiba, PDG du studio camerounais Kiro’o Games, l’Afrique détient une force inestimable : Sa diversité culturelle. Elle reste néanmoins murée par sa plus grande faiblesse, son retard technique et de savoir-faire. Une déclaration émise chez rfi.
C’est-à-dire qu’aujourd’hui vous pouvez nous donner 300 millions de dollars, et on ne pourra pas refaire GTA 5. Vous nous donnez le même budget, et on ne peut pas. La prochaine génération de « game designers » du continent ne doit pas émerger du chaos comme nous l’avons fait. Il faudrait qu’il y ait un circuit de formation, d’intégration, qui transmette de l’expérience et qui renforce la qualité de l’industrie.
Kiro’o Games, cette petite équipe du Centre, réalise un exploit avec Aurion : l’Heritage des Kori-Odan, un titre paru sur PC. Après treize longues années de développement et d’obstacles incluant d’innombrables pannes de courant et un capital de départ de 100 dollars, le jeu à l’univers African Fantasy avec ses combats 2D en temps réel réunit environ 400 000 dollars sur Kickstarter. Il parvient à être édité par Dear Villagers, que l’on connaît dernièrement pour Le Donjon de Naheulbeuk : L’Amulette du Désordre, et est publié en avril 2016 sur Steam. Enzo et Erine Kori-Odan, roi et reine de la citée de Zama, débutent une quête sur le “vrai sens de leur héritage”, afin de récupérer leurs terres attaquées. L’œuvre, parrainée par le ministère des Arts et de la Culture camerounais, a eu droit à sa première adaptation en bande-dessinée en 2019. Trois ans plus tôt, Big Fear Film, l’un des producteurs de la version live-action de Mulan, l’étudiait même pour l’adapter à l’écran. Une success-story, qui devient un modèle pour de jeunes créateurs. L’an dernier, dans un registre plus réaliste, le studio nous a proposé « Le Responsable Mboa« , une sorte de satire des sociétés de l’Afrique francophone disponible en early access sur le Play Store. Nous incarnons le nouveau stagiaire d’un ministère fictif qui fricote régulièrement avec la corruption ; il s’agira alors pour le joueur de faire des choix plus ou moins moraux. Un titre d’éducation civique développé pour appareils mobiles avec un plus petit budget d’environ 35 000 dollars, et voué à « montrer que la société est aussi ce que nous en faisons, le résultat d’une somme de microdécisions individuelles« , raconte Olivier Madiba dans les colonnes de Jeune Afrique.
Les plateformes communautaires comme Kickstarter peuvent constituer de bons alliés pour les petits créateurs africains. Mais il est toujours difficile de se faire entendre quand les projecteurs sont braqués ailleurs. Et solliciter la presse et les distributeurs reste un défi monumental sur ce territoire encore isolé du reste du monde. Le héros Aurion a eu de la chance. On remarque une attention naissante, mais encore timide, de la part des investisseurs étrangers. Durant ces prochains mois, une start-up d’édition pourrait bien faire plus amplement parler d’elle ; En mai 2020, Carry1st, spécialiste du mobile, attire quelques optimistes et parvient à obtenir 4 millions de dollars de fonds. Dans le lot, un capital de 2,5 millions de dollars est levé par CRE Venture Capital, société de capital-risque américaine qui investit dans les jeunes entreprises technologiques africaines. Lancé en 2019 avec des bureaux à New York, au Lagos et en Afrique du Sud, Carry1st espère bien “connecter l’Afrique au monde”. On le connaît d’abord pour Trivia, petit jeu de culture générale qui a rencontré un certain succès au Nigéria, en Afrique du Sud et au Kenya, en comptabilisant plus de 1,3 million de téléchargements. Son objectif est, dans les grandes lignes, de devenir le premier éditeur africain axé sur les jeux hypercasuals. Dans les colonnes de Techcrunch, l’équipe explique une stratégie encore naissante, qui pourrait bien porter ses fruits :
Nous travaillons avec deux types de partenaires de contenu : des studios internationaux qui ont connu un succès avéré avec des titres qui cherchent à accéder à de nouveaux marchés, et des studios indépendants qui cherchent à commercialiser leurs jeux dans le monde entier. Dans les deux cas, nous finançons et gérons toutes les acquisitions d’utilisateurs, la monétisation et les opérations en direct.
MASSEKA GAME STUDIO, CRÉATEUR D’UN PAN ENTRE L’AFRIQUE ET L’EUROPE
En France, une passerelle entre l’Europe et l’Afrique se forme déjà sous l’égide de Masseka Game Studio, fondé par Teddy Kossoko. À 23 ans, En 2018, Forbes ajoutait son nom au classement des jeunes leaders qui souhaitent changer la face du continent. Originaire de Centrafrique, il s’installe à Toulouse en 2012 afin d’y entreprendre des études en informatique. Ce néophyte y découvre une culture vidéoludique popularisée, qu’il ne connaissait pas chez lui. Le jeu vidéo lui apparaît alors comme un outil propice pour “développer sa culture et ses connaissances du monde”. Il fonde ainsi le premier studio européen de jeux vidéo consacrés aux univers africains. Il nous confie :
Je me suis rendu compte que pour beaucoup d’Européens, l’Afrique est une sorte de boîte noire, et ils ne savent pas exactement ce que c’est. Je me suis dit que je pourrais utiliser la puissance des jeux vidéo, apporter les mythes et légendes d’Afrique, pour essayer de faire connaître aux gens ce continent.
L’histoire africaine qui intéresse surtout Teddy, celle qui le “fascine lui-même”, remonte bien avant les atrocités de la colonisation et de l’esclavage. Elle relate une culture ancestrale, et des traditions qui perdurent. En 2014, il imagine donc Kissoro Tribal Game, un titre mobile contant le récit de deux royaumes qui se disputent le contrôle d’une rivière. Pour déterminer le vainqueur de cet affrontement, ils devront jouer au Kissoro, un jeu de stratégie né des siècles plus tôt en Centrafrique, et faisant partie de la famille Mancala. Financé sur Ulule à 5 059 € par des centaines de contributeurs, le free-to-play est publié en 2018 sur iOS et Android, et enregistre plus de 13 000 téléchargements dans le monde en deux mois et demi. En partageant sa culture, Masseka Game Studio tente de créer un réseau de communication entre l’Afrique et l’Europe.
On essaye de se positionner comme étant une société qui va bâtir un pan entre l’Afrique et l’Europe. On sait que les relations sont détériorées, on a une vision assez politique de la chose. (…) On essaye d’apporter l’Afrique aux Européens aux travers de ces cultures.
Derrière la démarche, on trouve aussi une volonté de sensibiliser, d’éduquer l’autre à une histoire encore aujourd’hui trop méconnue. Un travail qui va dans les deux sens : “Les Africains eux-mêmes ne connaissent pas leur histoire« . “Les gens ont besoin de représentativité”, ajoute le fondateur du studio ; sur le plan vidéoludique, il planche alors sur plusieurs protagonistes. La production la plus avancée étant probablement Cours Didier, un jeu d’aventure imprégné de légèreté et de tranches de vie. Inspiré d’un dessin de l’artiste centrafricain Didier Kassaï, on y suit les gentils frasques d’un gamin parfois turbulant. Le concept art est réalisé au Cameroun, et le game design en France. Autre projet en cours, Golden Georges, un jeu de football mobile, co-production entre trois studios : Kayfo au Sénégal, Bonobo en République démocratique du Congo, et Masseka Game. Le scénario s’intéressera à un prodige du ballon, à qui l’argent manque pour financer ses entraînements. Une troisième histoire, cette fois déposée dans le cadre d’un appel à projet de l’Institut Français, est réalisé en collaboration avec le CNRS. Sorte de Zelda-like 3D plus ambitieux, il devrait conter le périple d’une jeune enfant, chargée de s’aventurer hors de chez elle pour retrouver les couleurs de son village qu’un homme a dérobées. Vous pouvez retrouver l’actualité de Masseka Game Studio depuis leur page Twitter ou Facebook.
Et pour l’Afrique seulement, la petite entreprise a un projet d’une autre ampleur : celui de créer une sorte de Google Play adapté au consommateurs. Alors que l’investissement fait partie des premiers barrages à la créativité, la monétisation en est le suivant, sur un territoire où le taux de bancarisation est estimé à seulement 10%. Si les paiements mobiles ont aujourd’hui le vent en poupe, ils s’opèrent principalement par le biais des opérateurs. Ainsi, les développeurs africains doivent se tourner vers les sociétés de télécommunication, pendant que les marchés asiatiques, européens ou américains proposent la majorité des paiements depuis les stores en ligne. Difficile pour le mobile money de s’adapter aux restrictions des boutiques Apple et Google, et pour les créateurs africains de s’y rendre visibles. Teddy Kossoko espère bien changer la donne avec Gara, un projet d’application porteur de nombreux espoirs, intégralement dédié aux créateurs et au public continental. Son objectif serait de s’adapter à chaque processus de paiement, et de “standardiser” le marché. Jeux vidéo, mais aussi e-books et BDs, y seront réunis pour permettre aux détenteurs de téléphones, une bonne fois pour toute, un accès simplifié à la culture locale et au savoir. Un déploiement introductif est d’abord espéré en 2022 au Sénégal, zone francophone “stable, où la population a un certain pouvoir d’achat”, et où la culture se développe plus facilement.The Wagadu Chronicles, projet alléchant d’une autre structure hybride
Cette équipe hybride qu’est Masseka Games Studio, dispatchée entre l’Europe et l’Afrique, vous fera peut-être penser à celle du MMO The Wagadu Chronicles, qui semble faire partie, pour l’heure, des projets vidéoludiques les plus ambitieux centrés sur l’Afrique. Entre Berlin et Accra (Ghana), une équipe de neuf personnes, Twin Drums, prépare un monde Afro-fantasy et un gameplay oscillant entre roleplay et exploration, avec des inspirations venues de l’Afrique du Sud, du Ghana, du Nigeria, du Mali, du Congo, ou du Kenya.
The Wagadu Chronicles, la bande-annonce KickstarterChargement de la vidéo
Dans les colonnes de gamesradar, le concepteur principal, Allan Cudici, décrit son jeu comme la rencontre entre « Animal Crossing et Dungeons et Dragons à la sauce africaine », avec une grande dose de craft. Sur fond de folklore, le joueur choisit d’incarner un pêcheur, un chasseur, un guerrier, un magicien ou encore un commerçant, chacun descendant d’une riche lignée, pour le faire évoluer. Chaque jour, des points d’expérience seront automatiquement distribués. Au long des forêts, de la savane ou des montagnes, pour progresser, il faudra prendre en compte l’histoire de son personnage. Les ancêtres et les esprits se souviendront de vos actions, et vous accorderont la récompense que vous méritez. La grande particularité du titre, c’est qu’il sera possible d’y prendre part en jeu de rôle papier, avec un guide de 200 pages et un livre de règles.
Le jeu a récolté 163 910 € sur un objectif fixé à 100 000 € sur Kickstarter. Aidée par le soutien de Riot Games dans le cadre du “Programme pour les fondateurs sous-représentés”, la première alpha pourrait nous parvenir d’ici la fin de l’année 2022. En attendant, un document complet (en anglais), mis à disposition sur Google Drive, vous propose un tour d’horizon du lore, des personnages, ainsi que des artworks du jeu.
À L’OUEST, CES PRODUCTIONS AUX COULEURS LOCALES
En Occident, si ce n’est pas systématique, on a tout de même coutume de vouloir embarquer le joueur vers d’autres horizons. Ici, balayez chaque région de l’Afrique et vous trouverez majoritairement des histoires qui brandissent fièrement les couleurs d’une culture locale. En Guinée, pays d’Afrique de l’Ouest bordé par l’océan Atlantique, un jeune informaticien du nom de Serge Abraham Thaddée est en train de développer African Heroes. Ce titre d’action-aventure, doté d’un mode histoire et d’un mode combat, dépeint des récits ancestraux sur fond de résistance, mais aussi de mythes. On y retrace les périples de la vaillante M’Balia Camara, une vraie militante guinéenne tuée en 1955 durant sa lutte pour l’indépendance. Elle croisera la route de Samory Touré, fondateur de l’empire Wassoulou, ou encore de Zebela Togba Pivi, autre figure de la résistance. De grands noms qui devront s’associer pour repousser l’invasion de génies du mal tout en explorant des lieux historiques, tels que “la forêt de Ziama, en passant par l’Égypte, jusqu’à l’Afrique du Sud chez les Zoulous, et même chez les Maasaï”, nous raconte le créateur.
Ce jeu en développement depuis fin 2018 fait en réalité partie d’un grand projet cross-media. L’étape suivante sera la production d’une série de bandes-dessinées. L’objectif est avant tout “de mettre en avant les valeurs culturelles africaines”. Informaticien de formation, Serge Abraham Thaddée a appris les ficelles du métier de développeur seul, en s’aidant des ressources qu’offre Internet. Son enfance, il la passe sur les jeux de combat, ou d’autres grandes licences comme God of War. Et alors que “80% des jeunes de Guinée ne connaissent même pas l’histoire de leur pays”, il déplore aussi des “sites à l’abandon”, et une histoire qui s’échappe au fil du temps. En la racontant à travers le jeu, elle deviendrait alors “éternelle”. Et puis, “les enfants apprennent mieux avec les jeux vidéo, en quelque sorte”. Une idée simple germe dans son esprit : “Pourquoi ne pas créer un scénario en mettant en avant toutes ces grandes personnalités qui ont œuvré pour le continent ?” Ce grand programme est voué à s’exporter hors des frontières du continent. “Nous visons plus loin. Le but est de mettre en avant la culture à l’internationale, que tout le monde puisse savoir ce qu’est réellement l’Afrique”, nous explique t-il. Un discours qui vous rappellera celui de Teddy Kossoko, et peut-être d’autres créateurs africains.
Généralement, quand on parle d’Afrique, même sur les moteurs de recherche, on voit beaucoup plus tout ce qui parle de misère ou de guerre. Nous laissons ça de côté pour montrer les aspects de dignité, de respect, et de combat.
Si le processus de développement est loin d’être un long fleuve tranquille en Guinée, Serge Abraham dit avoir été motivé par son modèle camerounais, Olivier Madiba, fondateur de Kiro’o Games, qui pendant treize ans a travaillé d’arrache-pied pour donner vie à Aurion, dont nous vous racontions l’histoire plus tôt. Actuellement, trois personnes planchent sur African Heroes. Parmi les plus grands obstacles rencontrés, le développeur cite les recherches historiques, qui nécessitent des déplacements, tant les ressources papier et numériques manquent. Et puis évidemment, l’investissement matériel et financier ; pour l’heure, ce sont les fonds personnels qui maintiennent la cadence, et surtout une immense volonté de partager. La sortie du jeu est prévue cette année sur PC, après celle d’une démo, qui pourrait paraître prochainement. Vous pouvez suivre sa progression depuis Twitter.
Des envies similaires bouillonnent à Accra, capitale du Ghana : le studio Leti Arts, fondé en 2009, réalise des commandes locales – notamment pour MTN – afin de financer Africa’s Legend Reawakening, production tout aussi riche en recherches historiques qui sera disponible plus tard sur Facebook et Whatsapp, mais aussi par SMS, afin de toucher le plus grand nombre localement. Des super-héros tirés de légendes de plusieurs pays doivent achever des missions inspirées de l’actualité et traquer des pirates, des braconniers ou même des chefs d’État corrompus. Un premier volet, « Africa’s Legends », avait manqué le coche, la faute à un manque de compétitivité selon le créateur : « En Europe, aux États-Unis, ce sont des jeux au graphisme ultra-développé, avec des effets 3D, etc. Ça ne peut pas fonctionner ici ! En revanche, nous avons remarqué que les gens ici sont très actif sur Whatsapp ou Messenger« , raconte Eyram Tawia dans les colonnes de Le Point. Sur téléphone classique, les joueurs auront ainsi droit à une interface textuelle ; sur les réseaux, les premiers graphismes apparaîtront ; et logiquement sur console, la version 3D classique sera déployée.
À L’Ouest, ces autres productions ont temporairement capté l’attention des médias et des joueurs en proposant des univers aux décors locaux, enrichis des thématiques leur région. Au Sénégal, Ousseynou Khadim Bèye, ingénieur diplômé de l’École polytechnique de Dakar et de l’École centrale de Lyon, remporte en 2015 le Prix de la jeune entreprise africaine pour Cross Dakar City : un petit jeu mobile développé seul chez lui, qui cherche à alerter sur la situation des talibés, les enfants mendiants de Dakar ; Il s’agit ici de ramener l’un d’entre eux chez ses parents, en évitant les dangers de la route. Au Togo, The Boy In Savannah (2015) est considéré comme le premier jeu entièrement conçu localement. LimPio Studio propose une aventure 2D sur Android, contant les périples d’un jeune garçon qui explore une faune et une flore togolaise emplies d’obstacles. Au Niger, en 2016, le jeune infographiste Mahaman Sani Housseyni Issa développe le premier titre du pays, Les Héros du Sahel. Titre d’action en 2D également sur Android, il suit le héros Shamsou, qui combat ses ennemis grâce à la force accordée par l’énergie solaire ; Le combattant a droit à une adaptation en bande-dessinée avec Shamsou, le guerrier soleil.
À l’Est, DAHALO : la découverte malgache
Rapide détour vers l’Est : à Madagascar, en mars 2020, Lomay publie sur Steam DAHALO, un jeu d’aventure qui s’intéresse au groupe de bandits éponyme, cette ethnie du sud de la Grande Île qui pratique le vol de zébus. Face à eux, les joueurs incarnent trois personnages, qui progressent dans un monde semi-ouvert. « Porter à la connaissance du monde entier le conflit qui déchire actuellement son pays », tel est l’objectif du studio. Nous parlons ici d’un désastre impliquant des groupes armés qui terrorisent les villageois et qui a déjà causé plus de 4000 morts en cinq ans, selon RFI. À travers cet outil de communication, Lomay s’engage notamment à reverser 1 euro par jeu vendu à des associations qui travaillent à la réinsertion d’anciens Dahalo repentis.
La même équipe sort un an plus tôt Gazkar, un jeu de course qui vous fait découvrir les paysages de la capitale de l’île. Il enregistre plus de 20 000 téléchargements sur les appareils Android. Sur l’île rouge aussi, l’industrie veut rendre hommage à ses racines. En 2012, Box, un petit casse-tête, naît d’un concours pour le magazine anglais Edge. Il y a aussi e-Fanorona, titre de stratégie auquel on initiait les rois, dès leur plus jeune âge, qui est apparu dans quelques salons de jeux mathématiques. Des productions citées dans ce passionnant article de Le Monde (2016), qui vous relatera l’histoire du jeu vidéo à Madagascar, depuis l’ouverture d’une ligne aérienne entre Antanarivo et Singapour.
UNE JEUNESSE QUI A LES CARTES EN MAIN
“L’industrie africaine des jeux vidéo est une industrie naissante et nous avons beaucoup de développeurs qui font cela à temps partiel » expliquait en 2019 à la BBC Lilian Nduati, directeur général de Ludique Works ; Éditeur majeur basé à Nairobi, il regroupe des studios de développement dans 30 pays d’Afrique et souhaite s’engager activement dans le secteur esport pour rallier des communautés.
Les plus grands espoirs, on les place dans une immense communauté de jeunes à former, là où la plupart luttent encore en tant qu’autodidactes. Ce qui est surtout attendu pour demain, en outre des soutiens financiers et gouvernementaux, ce sont des formations dédiées. La population jeune du continent africain est la seule au monde à être en pleine croissance. On estime qu’en 2050, les personnes âgées de 0 à 24 y rencontreront une hausse de près de 50 %. Et la bonne nouvelle, c’est que l’engouement pour le numérique a déjà permis l’ouverture de quelques centres de formation, qui pourraient, plus tard, s’enrichir de filières spécialisées dans le jeu vidéo. Axés vers le recrutement et la formation de codeurs africains, on note déjà la présence d’Andela, start-up américaine fondée en 2014 dans six grandes villes, et de Gebeya, basé en Ethiopie depuis 2016. Le premier hub technologique africain a vu le jour au Kenya : la “Silicon Savannah” donne naissance à des dizaines de start-up où sont créées des solutions innovantes ; En 2007 notamment, le service de paiement mobile M-Pesa a offert la possibilité à des millions d’utilisateurs de transférer leur argent de manière plus sécurisée. Enfin fin 2019, le spécialiste américain de la VR Unity s’engageait à créer un centre de formation à Dakar. En tout, plus de 100 centres technologiques sont répartis sur le continent remarque Vic Bassey, Business Development Manager chez Raw Fury :
Ces centres stimulent l’essor de jeunes gens doués pour le numérique, qui sont tout aussi talentueux et affamés que les travailleurs de n’importe quel autre endroit. Attendez-vous à ce que d’autres espaces centrés sur les jeux vidéo, comme le Nairobi Game Development Center, apparaissent dans la région.
Et grâce à cette jeunesse à former notamment, le cabinet de recherche Mordor Intelligence estime que l’industrie africaine des jeux enregistrera un taux de croissance annuel de 12 % entre 2020 et 2025. Restera les autres défis à remporter, qui reposent encore aujourd’hui dans leur entièreté, entre les mains de développeurs chevronnés.
Aujourd’hui, le développement de jeux en Afrique est encore bien loin de constituer un parcours professionnel viable. Formation, investissement, marketing, monétisation, représentent des défis monumentaux et quotidiens pour des autodidactes souvent forcés de revêtir plusieurs casquettes. Mais l’espoir d’un secteur plus soutenu et florissant est motivé par la croissance sans répit du jeu mobile et par l’investissement sensiblement plus accru du reste du monde. Plus que jamais, les créateurs sont animés par le besoin d’exposer des cultures trop évincées. Pour l’heure, leur seule arme pour y parvenir reste la solidarité des communautés, notamment par le financement participatif. De leurs côtés, les festivals destinés aux consommateurs, comme l’Africa Game Show, le West African Gaming Expo, Le Festival de l’Electronique et du Jeu vidéo d’Abidjan de Paradise Game, ou le Dakar Digital Show, pourront aider à fédérer, et à propulser l’intérêt économique du divertissement numérique devant les yeux des grandes instances.
Par jeuxvideo.com