Les initiatives tendant à instaurer l’enseignement à distance au Sénégal existent depuis plus de 20 ans, selon le professeur titulaire de classe exceptionnelle à l’Ecole supérieure polytechnique (ESP) de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad). Dans une interview accordée à ‘’EnQuête’’, le Pr. Claude Lishou revient sur le processus, mais aussi sur les défis, face à la propagation de la pandémie de Covid-19 au sein des universités publiques du pays.
Aujourd’hui, l’expansion de la Covid-19 pousse certains établissements scolaires à aller vers les enseignements en ligne. Est-ce que pour le Sénégal, les universités publiques peuvent basculer vers le numérique, pour éviter la propagation du virus ?
Au Sénégal, cela fait déjà plusieurs années qu’il existe des initiatives, en ce qui concerne l’éducation soutenue par le numérique. On parle de e-éducation, e-enseignement, etc., quand le numérique soutient l’éducation, et plusieurs initiatives existent au niveau des établissements publics comme privés au Sénégal. Ces initiatives ont été aussi généralement accompagnées par des opérateurs d’assistance technique. Que ce soit l’Agence universitaire de la Francophonie, au niveau des universités, l’Ifef de l’Organisation internationale de la Francophonie, plus largement pour les écoles. Mais aussi toutes les coopérations bilatérales en matière de formation, qu’elles soient américaines, allemandes, japonaises, luxembourgeoises, etc., accompagnent un certain nombre de projets avec plus ou moins de succès, suite à leur évaluation. On peut citer l’AUF qui accompagne depuis plus de deux décennies maintenant les universités, en ayant formé par un dispositif qu’on appelait ‘’Transfer’’, les universitaires. Dans les formations Transfer, chacun venait avec ses propres cours pour qu’ils soient scénarisés, numérisés et les enseignants sortaient avec des passeports TICE.
En ce concerne l’OIF, l’Initiative de formation à distance des maîtres (Ifadem) est portée par l’Ifef. Elle se déroule dans plusieurs pays y compris le Sénégal. Le Réseau africain de formation à distance (Resafad) date depuis plus de 20 ans au sein du ministère de l’Éducation nationale. Les initiatives endogènes en matière de e-éducation foisonnent, portées par plusieurs organisations y compris sénégalaises. Aujourd’hui, il s’agit d’agréger l’ensemble de ces initiatives réussies à travers une stratégie nationale, basée sur une mutualisation. Seront mutualisées les ressources pédagogiques, les ressources humaines et les ressources financières.
Qu’en est-il des ressources humaines ?
En ce qui concerne les ressources humaines, la Fastef de l’Ucad (ex Ecole normale supérieure) doit jouer une partition importante au service de tout le système éducatif national. La mission de cette institution doit être techno-pédagogique soutenue par le numérique. C’est-à-dire que les programmes doivent permettre l’acquisition de compétences techniques en même temps que pédagogiques. Parce que la e-éducation a besoin de cette double compétence. C’est-à-dire, d’une part, elle va renforcer les capacités des enseignants du supérieur, mais aussi assurer la formation des éducateurs des autres ordres d’enseignement (secondaire ou primaire). L’idée, c’est vraiment de redonner à la Fastef ses lettres de noblesse et des moyens pour qu’elle puisse former massivement en techno-pédagogie les acteurs de l’enseignement.
Ainsi, le Sénégal disposerait de ressources humaines en quantité et en qualité. Mais si on estime qu’on a vraiment besoin de quelques milliers d’enseignants du primaire jusqu’à l’université, on imagine une stratégie de formation des formateurs et ces formateurs, à leur tour, vont former au niveau décentralisé, local les autres formateurs.
Et pour celles pédagogiques ?
Au niveau des ressources pédagogiques, il faut inciter tout le corps enseignant du primaire à l’université à produire des ressources pédagogiques numériques : des ouvrages, des polycopes, des sites de formation, etc. Il est important de promouvoir ce type de ressources dont l’impact sera déterminant avec une incitation des auteurs. Le ministère de l’Education nationale dispose d’une imprimerie qui fait encore du papier. Ce genre de structures doit entamer sa mutation en produisant des livres numériques dont la diffusion est plus aisée tant au niveau de l’impact que de la distribution. Ces ressources pédagogiques seront conçues en Licences ‘’creative-commons’’ en militant pour le mouvement des Ressources éducatives libres (REL). Dans l’ensemble du processus, le droit d’auteur et la propriété intellectuelle dans la conception et l’utilisation devront être respectés. Une telle attitude fait appel aussi à la générosité des acteurs. Des stratégies de mise en œuvre existent où l’État ou les institutions mettent en place pour ces enseignants un système de cession des droits d’auteur. C’est une pratique courante pour disposer de cours, d’ouvrages numériques. L’Ebad l’a expérimenté avec succès, avec un forfait de l’ordre de 500 000 F CFA qu’on donne à l’enseignant, plus un autre forfait de mise à jour quelques années après selon la matière.
Ainsi, l’institution peut déployer sa stratégie propre de diffusion gratuite aux étudiants. De discipline en discipline, on devrait aboutir à une banque de ressources numériques et à tous les niveaux.
Concernant l’aspect financier, que faut-il faire ?
Le troisième levier est la mutualisation des ressources financières. Là aussi, il y a des financements de l’Etat, de la coopération bilatérale, internationale. Au lieu que chaque institution déroule sa politique de financement de manière individuelle, on peut imaginer agréger les budgets pour avoir des masses critiques pour négocier des prix ou harmoniser des services pour le bénéfice d’un plus grand nombre, dans le respect des besoins spécifiques de chacun, mais dans une solidarité exprimée. Un grand service serait rendu à l’ensemble du système éducatif du pays, si les ministères en charge de l’éducation mettaient en place, suite à une sensibilisation généralisée, une politique d’incitation à la qualité, une véritable stratégie disruptive de e-éducation.
Tous les acteurs doivent également jouer leur partition. Le recteur de l’UGB propose un basculement conjoncturel vers l’enseignement à distance ; il a raison. Le recteur de l’Ucad veut un ancrage à la bimodalité ; il a tellement raison. Des universités comme l’université Amadou Mahtar Mbow, commencent directement, avec ce modèle. La vision de la rectrice est salutaire, pour ne citer que les acteurs universitaires, et l’avenir nous le dira.
Mais la plupart des enseignants ou étudiants pensent que les conditions ne sont pas encore réunies pour aller vers les cours en ligne…
Les étudiants posent le problème en termes de préalables ; les syndicats, dans leur rôle de sauvegarde des intérêts des enseignants, n’affichent pas leur adhésion à ce changement inévitable que nous dicte la crise. Les membres des syndicats, en particulier, enseignants éclairés, s’ils sont considérés comme des partenaires, sont au cœur de la réussite d’un projet national de e-éducation. Rien ne sera plus jamais comme avant. La crise est présente et un effort solidaire est de mise pour en amortir le choc. On ne peut pas imaginer, dans les semaines qui arrivent, qu’on puisse équiper tous les étudiants d’un ordinateur, même si l’équité d’accès à l’enseignement devra rester un principe à atteindre à tout prix. Il faut commencer par un bout. Il y a eu tellement d’opérations ; ‘’Un étudiant, un ordinateur’’, ‘’Un enseignant, un ordinateur’’, etc., et la plupart de ces dispositifs n’ont pas réussi et il faut l’avouer. Cela marche à peu près pour l’UVS qui a eu à l’introduire dans son processus de recrutement. Cela lui coûte très cher de pouvoir assurer à chaque étudiant un ordinateur et l’efficience devra être démontrée. On aurait pu imaginer une alternative, que ce mécanisme soit géré plutôt par la Direction des bourses qui veillera à la dotation, au recouvrement éventuel et que l’ordinateur doté soit exigé à l’école, à l’université, comme dispositif d’apprentissage obligatoire.
La solidarité au Sénégal est aussi une réalité qui aide au niveau des équipements. Le père ou la mère de famille, peut mettre à disposition leur smartphone, avec leur propre crédit pour leurs enfants, afin de suivre des cours en ligne. Cette sociologie particulière des usages renforce certains manquements et cela ne se passe pas comme cela ailleurs. On remarque aussi que les membres de la famille de la diaspora font des efforts pour doter les parents d’équipements informatiques. Il y a également des importations d’ordinateurs d’occasion à prix réduits à même d’assurer la mission d’acquisition de connaissances. L’ambition n’est pas de disséminer des ordinateurs d’occasion, mais on est en crise et il faut parer à l’urgence.