Dans son nouvel ouvrage « Géopolitique de l’intelligence artificielle – Comment la révolution numérique va bouleverser nos sociétés », à paraitre le 28 janvier (Eyrolles), Pascal Boniface cherche à éclairer les enjeux sociétaux et géopolitiques de l’intelligence artificielle, des enjeux bien trop peu débattus aujourd’hui au regard des conséquences qu’ils pourraient avoir dans les années à venir.
Que Donald Trump soit interdit sur tweeter tout en conservant officiellement le pouvoir d’utiliser l’arsenal nucléaire américain a illustré de façon éclatante la puissance des géants digitaux.
L’actuelle révolution numérique bouleverse en réalité au plus profond nos conditions de vie autant que les rapports de force internationaux. Nous sommes à la veille d’un bouleversement majeur d’une ampleur encore insoupçonnée.
Pour certains observateurs, l’intelligence artificielle va venir supprimer en masse des emplois existants et ceux à différents échelons de la société. Du chauffeur de taxi à l’interprète, du médecin à l’avocat, la plupart des professions, qualifiées ou non, sont potentiellement menacées par le développement de l’intelligence artificielle. À l’extrême, il pourrait y avoir une petite poignée de privilégiés qui en bénéficierait et une grande masse de gens réduits à l’inactivité. Cela pourrait créer le monde le plus inégal. D’autres, plus optimistes, estiment que l’IA va développer de façon exponentielle les moyens de production et les biens de consommation et constitueront en fait une borne d’abondance. Il suffira de bien savoir en répartir les bénéfices ce qui, cependant, n’est sans doute pas chose aisée.
Sous un autre angle, certains voient dans l’intelligence artificielle un moyen de rendre chaque individu autonome et maître de son information alors que d’autres craignent qu’elle ne soit le moyen d’une surveillance que Georges Orwell n’aurait pas pu imaginer lorsqu’il a écrit son roman 1984 sur la mise en place de sociétés totalitaires ou la vie privée n’existe plus. Là encore, deux options radicalement différentes.
Les géants du numérique sont devenus en quelques années des puissances qui sont à même de concurrencer les États, ce qui commence à inquiéter un peu partout ces derniers. Les Big Tech ont déjà des capitalisations boursières supérieures aux PIB de nombreux États. Leurs nombres d’utilisateurs les placent devant les géants démographiques chinois et indiens. Elles maîtrisent les données, elles sont de véritables superpuissances.
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Pour Hérodote, l’Égypte était un cadeau du Nil. C’est le fleuve qui a fait sa puissance et sa richesse à partir du moment où ses crues étaient contrôlées par un système de digues et de canaux permettant de bénéficier d’une agriculture prospère. En leur absence, les inondations auraient suscité des catastrophes dramatiques pour la population.
Un Nil livré à lui-même est redoutable, un Nil dont on a organisé la régulation est un bienfait. Le capitalisme a permis une modernisation des sociétés et un accroissement des richesses. Mais si on laisse le marché livré à lui-même, la recherche frénétique de profits toujours plus importants à court terme va s’avérer être porteuse d’inégalités inacceptables, coûteuses pour les équilibres sociétaux et préjudiciables à long terme par défaut d’infrastructures. Le capitalisme a besoin d’être régulé pour être performant sur la durée. La globalisation a permis de sortir de la misère des centaines de millions de personnes. Elle a aussi développé des inégalités qui, de surcroît, étaient hypervisibles, et est porteuse de menaces d’effacement des identités. La globalisation, pour être acceptable et donc pérenne, doit être régulée. Il en va de même de la révolution numérique et du développement de l’intelligence artificielle.
Il nous faut être reconnaissants aux GAFAM, et autres compagnies technologiques, de manière générale pour nous faciliter la vie quotidienne, nous offrir des perspectives jusqu’ici inconnues, faciliter la communication, l’accès au savoir et à l’information, améliorer la santé, allonger la durée de vie et bien d’autres choses. Mais elles doivent être de bonnes servantes et non de mauvais maîtres. Une régulation est indispensable sauf à déboucher sur un scénario extrême d’une société la plus injuste à l’échelle historique. Les États, les sociétés civiles doivent imposer cette régulation. Les débats sur la révolution qui vient ne sont pas à la hauteur des enjeux et il faut que chacun s’en saisisse. Il est encore temps de mettre les conséquences futures de la révolution numérique pour nos sociétés et pour l’État du monde en tête de liste de nos préoccupations. C’est notre avenir à tous qui est en jeu.