mercredi, décembre 25, 2024

De l’informatique personnelle à la télévision connectée

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Je commence à me faire tellement vieux que je me remémore avec nostalgie mon vieil Amstrad CPC464, dont le clavier faisait corps avec l’unité centrale, fourni avec lecteur/enregistreur de cassette, écran monochrome en gammes vertes et un mode d’emploi plus que complet recensant toutes les commandes en langage BASIC.

Á cette époque, je comprenais à peine que le langage BASIC n’était qu’une interface pour une suite de 0 et de 1 commandant à l’électricité le pouvoir de faire passer des informations comme une sorte de morse énergétique communiquant par interruptions, de la même façon que Windows n’était qu’une interface graphique colorée simplifiant les arcanes sur fond noir de MS-DOS. Je me souviens également de cette publicité où un crocodile annonçait l’avènement de l’informatique personnelle. On croyait sentir le parfum du futur.

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L’ordinateur était alors l’outil des banquiers et des écrivains. Chacun mettait de l’ordre dans ses affaires. Des chiffres pour les uns, des lettres pour les autres. Du tableur et du traitement de texte. Informatique personnelle, ça voulait dire que chacun créait ou compilait ses propres informations et les transmettait à l’occasion par des supports comme la cassette ou la disquette. C’était une ébullition locale qui avait lieu de partout. On commençait à peine à rêver de fabriquer des filles ou de simuler des guerres avec ces outils-là (« Une Créature de rêve », « WarGames »), voire de programmer des robots qui s’avéreraient plus joyeux et sympathiques que l’animal humain (« Short Circuit »). Pour le moment, on se contentait de subtiliser des fonds avec ingéniosité (« Superman III »). Et dans le réel, on s’imaginait à parler avec la machine, à qui on donnait des voix pour réciter nos textes, sur laquelle on posait des crayons optiques pour dessiner ou peindre. La technologie créait la communication, cela faisait culture, car cela était magie. Comment expliquer que quelques bouts de plastique, de verre et de métal assemblés pouvaient créer un tel miracle ?

Et puis, l’ère du réseau est arrivé. En France, grâce aux efforts de Jacques Chirac pour accroître le nombre de raccords téléphoniques dans les années 70, on a eu le Minitel, appareil petit et plutôt mignon qui a surtout servi aux amateurs de téléphone rose qui pensaient qu’un écran avec une définition aussi ridicule leur permettrait de voir plus que ce que les diffusions cryptées du premier samedi du mois laissaient à peine paraître. Le dernier souvenir que j’ai d’un Minitel, c’est lors de mon inscription en faculté. Il y en avait quatre ou cinq dans une salle, et leur usage était supervisé par une belle étudiante couverte de tâches de rousseur qui se prénommait Mathilde. Le Minitel restera associé aux premiers émois.

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Puis Internet est arrivé. Le clavier s’effaçait devant la souris. Tirant parti de systèmes d’exploitation toujours plus portés sur l’image et de moins en moins sur le code ou le langage, bénéficiant d’une connectique sophistiquée avec des raccords de plus en plus invisibles jusqu’à devenir des ondes, l’informatique allait quitter le nid de la personnalité pour devenir la proie des échanges mondialisés. Il y eut comme un rush au départ, c’était tâtonnant, excitant, incertain. Qu’est-ce qu’on allait pouvoir faire avec toutes ces pages autrefois cachées chez chacun d’entre nous et qu’on pouvait soudain partager en ligne à la vue de tous ? Comment allait-on pouvoir classer tout ça ? La beauté des débuts, c’était justement la multiplicité. Yahoo, AOL, Lycos, AltaVista, Multimania… Ce n’était pas vraiment de la concurrence dans les esprits, mais juste de la cohabitation. Honnêtement, je croyais que personne ne gagnerait, que tout ça resterait. L’anarchie régnait sur les forums de type Caramail, des millions de pages Geocities fleurissaient. On avait l’impression que le monde était divers et foutraquement coloré. Tous ces amateurs qui sortaient de nulle part avec des pages aux esthétiques parfois étranges, souvent rudimentaires, c’était la vie même, avec ses MP3s tout compressés et ses photographies pixellisées. Les sites marchands n’étaient qu’un type de pages parmi d’autres, on ne s’en servait pas encore comme catalogues. A l’époque, Amazon livrait du jour pour le lendemain et adressait ses colis par la Poste. Tout allait trop vite, mais on avait l’impression d’une bienveillance générale. Il y avait des générateurs de code, on pouvait voir le résultat, se l’approprier. Il y avait autant de formes que de contenus.

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Alors, le blog est arrivé, et il a visiblement représenté une première standardisation. Tout commençait à rentrer dans des cases. Des thèmes, des dates, des utilisateurs enregistrés sur des plateformes qui centralisaient les identifiants et mots de passes d’utilisateurs. Ce n’étaient plus des créations, mais des informations triées et formatées. C’était moche en fait. Cela a été le premier pas vers la saloperie ultime qu’est « le mur », l’apport principal du fossoyeur principal de l’informatique personnelle, Facebook.

« Le mur », c’est du classement vertical. Le musée permanent. Une attraction foraine (sans la foire). Un spectacle. Un bazar (sans objets). En fait, c’est la télévision. Tu fournis quelques informations, on te fournit un peu de publicité. Á chacun son quart d’heure de gloire. En fait, l’information, qui se transmettait sur l’Internet AOL/Caramail de l’âge d’or, est devenue une autre forme de publicité avec Facebook (« The Social Network »). L’information, si diverse, si dure à chercher, si agréable à trouver quand on avait pléthore de moteurs de recherche à disposition, a été centralisée sur Wikipédia, cinématographiée sur YouTube, et classée par le seul Google. Je n’ai pas connu l’ORTF parce que je n’étais pas encore né, mais j’ai fini par comprendre ce que c’était. Au fond, on aurait dû s’y attendre. Comme toutes les technologies, Internet a été la cible de guerres de format. Bétamax contre VHS, HD-DVD contre blu-ray, cinéaste contre YouTubeur, il ne peut en rester qu’un. Comme d’habitude, on choisit la facilité.

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L’apparition du téléphone mobile tactile a été le dernier clou sur le cercueil de l’informatique-langage et a entériné le triomphe de l’informatique-image. On appuie sur des boutons virtuels pour accéder à des photos ou à des vidéos censées représenter le réel. On communique par émoticônes, on raccourcit les mots, on envoie des messages de 140/280 caractères maximum, sans jamais approcher la complexité du chant de l’oiseau – quant à l’harmonie, hélas ! Les filtres sont à l’image ce que le correcteur d’orthographe est au traitement de texte. Ce qui s’attaquait au dedans s’attaque désormais également au dehors. Terrible guerre d’apprivoisement généralisé, qui trouve toujours plus de moyens pour être menée.

Mon désintérêt pour Internet s’est accru d’année en année. Tout y est devenu si ordonné, si rigide. Explorer le passé n’a plus la même saveur quand tu sais que Wikipédia a déjà la réponse, quand tu sais que Google te présentera la page Amazon du livre ou du disque dont t’a parlé tel ou tel ami. Explorer le présent non plus. Tu regardes une femme dans les yeux, et il ne te faut pas trente secondes pour te confirmer qu’elle a un blog où elle exprime les mêmes soucis que toi. Quelle horreur de se sentir satisfait aussi rapidement.

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Le réel qui était censé trouver un reflet électrique dans l’ordinateur est en train de disparaître sous l’ordre que ses concepteurs ont décidé pour nous. On fait défiler des vidéos de plus en plus émouvantes, intelligentes, imbéciles, incroyables. Des défis sont filmés qu’on croirait jamais qu’ils auraient pu être accomplis. On voit des gendarmes utiliser des armes à feu, des canons à eau ou retirer leurs casques. Les mariés émerveillés, les photos des enfants avant qu’ils ne grandissent, le sourire éternel des grands-parents, mille et une merveilles du monde à portée d’écran. On assiste aussi aux coups de couteaux. Les propos de haine, d’intolérance, les longs monologues énervés ou raisonnés face caméra, les argumentations sur dix à vingt minutes, les conférences, les débats d’assemblées qui durent trois heures. Les concerts, les archives de l’ère cathodique, les films restaurés, le passé magnifié. Les morts et les vivants sur la même échelle de temps, sur la même longueur d’onde, ressuscitables à satiété. Un témoignage. Un testament.

Afin de conserver toutes ces images, nous avons eu besoin d’un langage stratifié, cumulatif, par couches, pour parvenir à un code simplifié permettant de compresser les informations à un niveau suffisant pour permettre leur transmission totale avec une consommation d’énergie minimale. Aucun informaticien n’est aujourd’hui capable de s’adresser à la machine en composant des lignes de 0 et de 1. Les racines du système sont devenues inaccessibles. Il peut y avoir une histoire, mais l’étymologie est devenue impossible.

Internet ressemble de plus en plus à une route. Sur une route, ce ne sont pas des mots qui donnent les ordres ou les recommandations, mais des pictogrammes. C’est adéquat, parce que sur une route, nous nous déplaçons à des vitesses élevées, avec des véhicules conçus pour être rapides. Mais sur Internet, chacun est en principe libre de son rythme. Même ceux qui n’y sont pas connectés.

La destination est en tout cas là, devant nos yeux. Si nous y sommes déjà arrivés, nous ne le savons pas. Une chose est certaine néanmoins : c’est que ça pue très fort.

Par Nicolas Cavaliere