lundi, novembre 25, 2024

La République des idées: De la fuite à la mobilité des cerveaux

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L’universitaire sénégalais Felwine Sarr a annoncé, le 27 juillet dernier, qu’il rejoint l’Université Duke à Durham en Caroline du Nord (Etats-Unis). Il y occupera la chaire Anne-Marie Bryan et enseignera la philosophie africaine contemporaine et diasporique. Il y dispensera également deux autres cours dans lesquels il se propose « d’explorer les dynamiques politiques et sociales des nations africaines depuis les indépendances, à travers l’archive musicale », et sur « le soin et la guérison dans le roman contemporain africain ».

Après l’historien Mamadou Diouf et le philosophe Souleymane Bachir Diagne – tous deux à l’Université Columbia à New York ; l’un en tant que chef du département Middle Eastern, South Asian and African Studies, l’autre directeur de l’Institut d’études africaines–, c’est donc un autre universitaire sénégalais de renom qui franchit l’Atlantique. Du reste, le contingent d’universitaires sénégalais (africains de façon générale) établis aux Etats-Unis ne cesse de se s’agrandir. Comparé à l’armée d’assistants et autres maîtres de conférences dans les universités françaises, ce nombre est encore faible. Mais une tendance nette est en train de se dessiner : nos meilleurs cerveaux préfèrent désormais aller aux Etats-Unis – et dans une moindre mesure en Chine pour ce qui est des étudiants – là où la génération précédente choisissait systématiquement l’Hexagone. De ce point de vue, les intellectuels africains, surtout ceux de la jeune génération, ont été plus prompts que les politiciens à « rompre les amarres » (la formule a été prononcée par Emmanuel Macron à Abidjan en décembre 2019) avec l’ancienne puissance coloniale. Lors d’un séjour en France l’année dernière, j’ai pu percevoir que cette nouvelle donne était prise au sérieux par les universités françaises.

Sans doute l’Europe garde encore quelques atouts, compte tenu de son infrastructure de recherche, mais elle n’est plus le centre de gravité du monde dans la géopolitique des savoirs. Au-delà des meilleures conditions de travail qu’offrent les universités américaines, les chercheurs africains y trouvent un environnement intellectuel plus favorable. Il suffit de voir la violence de la tribune signée, le 26 décembre 2019, par une demi-douzaine d’universitaires français contre « l’institutionnalisation » des études postcoloniales en France pour mesurer le conservatisme académique, pour ne pas dire l’hostilité d’une frange du milieu académique vis-à-vis du projet de décolonisation des savoirs, objectif revendiqué par les penseurs postcoloniaux. Dès lors, rien de surprenant de voir ces intellectuels africains préférer les universités américaines où les études postcoloniales trouvent un terrain propice. D’ailleurs, c’est tout un symbole de voir Felwine Sarr rejoindre l’Université Duke où a enseigné pendant quelques années Valentin Mudimbé – qui vit toujours à Durham. L’auteur de « Invention of Africa » (1988), à qui on doit la formule « bibliothèque coloniale », a exercé une influence décisive sur la pensée décoloniale.

Le départ de Felwine de l’Université Gaston Berger (Ugb) repose donc le vieux débat sur la fuite des cerveaux. À l’évidence, c’est une grosse perte pour l’Ugb où il a passé treize ans. Mais l’intéressé garde quelques attaches avec son ancienne université : il continuera à y donner (en ligne) un cours d’épistémologie et à encadrer des doctorants. Les chantiers entrepris sur le continent, notamment les Ateliers de la pensée et l’école doctorale des Ateliers, qu’il organise avec Achille Mbembé, se poursuivront également, précise-t-il. C’est pourquoi, certains préfèrent parler de mobilité des compétences et des savoirs au lieu de fuite des cerveaux, terme à la connotation chargée, qui ne reflète plus la réalité actuelle. En effet, avec la mondialisation et le perfectionnement de l’enseignement à distance, point besoin d’être sur place pour dispenser des enseignements. Evidemment, on aimerait que nos meilleurs chercheurs puissent disposer sur place de conditions plus favorables mais, à défaut, le fait de découvrir d’autres horizons ne peut que leur être bénéfique. Toutefois, dans cette nouvelle configuration, il est important que cette circulation des savoirs se fasse dans les deux sens. Après sa nomination comme directeur de l’Institut d’études africaines, Souleymane Bachir Diagne me confiait vouloir faire venir un maximum d’universitaires africains à Columbia pour y présenter leurs pensées. « Il est important, disait-il, que nos pensées soient traduites et entendues dans le Nord et que ce ne soit pas seulement en sens unique que les choses se passent ». C’est à ce prix que les savoirs endogènes et les chercheurs africains seront respectés dans le monde.