vendredi, novembre 22, 2024

L’immunité collective, une option optimale pour l’Afrique (Pr Abdou SENE)

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Depuis l’éclatement de la pandémie de la CoVid-19, en décembre, en Chine, le monde scientifique, à l’échelle mondiale, s’est mobilisé comme jamais pour comprendre et juguler ce fléau. Ceci est surtout dû à la rapidité avec laquelle le SARS-CoV-2, virus responsable de la pandémie, se propage. Dans ce mouvement-réponse mondiale à la CoVid-19, les mathématiciens, en Afrique comme dans le reste du monde ont développé des modèles afin de comprendre et prédire l’évolution de la pandémie.

C’est dans ce contexte que nous avons mis en place une équipe pluridisciplinaire de chercheurs en vue d’apporter en toute autonomie scientifique notre contribution. Notre équipe constituée de Mouhamadou Diaby et Oumar Diop, deux mathématiciens à l’UVS, de Almamy Konté, physicien, expert senior en politique d’innovation à l’Union africaine, et de moi-même a, dès l’apparition des premiers cas d’infection au SARS-CoV-2 au Sénégal, entrepris d’observer, de rassembler le maximum de données, et de proposer un modèle mathématique de propagation de la maladie à partir de la stratégie définie par les autorités sanitaires du Sénégal.

Nous avons dans notre analyse réparti les objets de notre étude dans plusieurs compartiments : le compartiment des personnes mises en quarantaine, ; en fonction des variables classiques, le compartiment qui regroupe les personnes susceptibles d’attraper la maladie, celui des sujets infectés asymptomatiques, celui des sujets symptomatiques, et celui des infectés guéris et immunisés. Une autre considération, pas très courante a aussi été faite, dans notre travail, à savoir l’impact des objets infectés dans la propagation de la CoVid-19. Aussi, avons-nous créé le compartiment des objets infectés.

Toutefois, il convient d’emblée de rappeler que modéliser et simuler l’évolution d’une épidémie dont mêmes les autorités sanitaires ignorent encore beaucoup de choses nous incite à être prudents sur les chiffres même si les résultats qualitatifs donnent satisfaction. En effet, au Sénégal, comme dans beaucoup de pays, les autorités gouvernementales sont amenées à réviser régulièrement leur stratégie, ce qui se répercute sur les données épidémiologiques et crée des écarts par rapport aux prévisions des modèles. Par ailleurs, on en apprend des nouvelles de manière presque hebdomadaire et parfois quotidienne. Nous avons, par exemple, entendu récemment le Professeur Didier Raoult de l’université de Aix-Marseille révéler que, à l’arrivée de la CoVid-19, 40 à 70% des Français étaient déjà immunisés (thèse de l’immunité croisée). Et les Sénégalais ? Si cela était vrai pour le Sénégal, tous les chiffres avancés par les modélisateurs devront être revus, vu le frein particulièrement efficace que la personne immunisée constitue pour une épidémie du type CoVid-19. Cependant, ces limites sincèrement exprimées vis-à-vis des chiffres avancés par les modélisateurs ne doivent pas nous amener à arrêter de modéliser et de simuler, ne serait-ce que pour mesurer l’impact des différentes stratégies adoptées par les autorités et du comportement des populations. Il faut juste pendre la précaution de multiplier les scenarii, sur la base des nombreux possibles.

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Les différents scenarii simulés dans notre modèle apportent d’intéressantes précisons sur des questions qui ont fait l’objet de beaucoup de débat telles que l’option d’immunité collective. Ce concept consiste à ne pas opposer des mesures barrières généralisées à la pandémie afin de voir une frange critique, c’est-à-dire suffisamment importante de la population immunisée, parce qu’ayant développé des anticorps. Ce que d’aucuns appellent « laisser le virus circuler ». Cette option permet de voir le nombre d’infectés augmenter de façon exponentielle, et par conséquent, le nombre de guéris et immunisés aussi. Cette dernière catégorie appelée R ne transmettant pas le virus, constitue un frein à sa propagation. Le processus de propagation d’une épidémie est extrêmement complexe, mais nous allons essayer d’en présenter un aspect simplifié mais très instructif. En termes mathématiques assez simples, disons que le nombre de personnes immunisées R favorise une décroissance exponentielle du nombre d’infectés au SARS-CoV-2. En effet le nombre d’infectés M se comporte comme une fonction exponentielle dépendant du temps t, du taux d’infectiosité a, et de la population susceptible d’être infectée S. On pose: M = M0 exp(taS). Or S=N-R, où N est un seuil qui est une fraction de la population totale ; ce qui donne M = M0 exp(ta(N-R)). On met ainsi en évidence deux façons de faire baisser le taux de croissance de M : réduire le taux d’infectiosité a ou augmenter le nombre d’immunisés R. La puissance de cette deuxième option réside dans le fait que dès que R devient plus grand que N, le nombre d’infectés M commence à baisser de manière exponentielle, et l’épidémie disparait rapidement.

L’immunité collective a donc un double intérêt :
– Premièrement, permettre la survenue rapide du pic de l’épidémie ;
– Deuxièmement, voir une masse critique de personnes immunisées et rendre peu probable la
survenue d’une deuxième vague.

Cependant, il est impérieux d’évaluer le coût de cette stratégie en nombre de décès et en saturation des hôpitaux. Nous ne vous apprenons pas grand chose en rappelant que lorsque le nombre de malades augmente de façon incontrôlée, le nombre de décès suit naturellement. Et, les raisons à cela sont certes sanitaires mais pas que cela. En effet, l’explosion du nombre de malades de la CoVid-19 peut aussi amener les structures sanitaires à saturation et altérer la qualité de leur prise en charge et aussi celle des malades d’autres pathologies. C’est ce constat qui a amené le Secrétaire Général de l’ONU, Antonio Guterres à déclarer en mars que l’Afrique risquait de voir son nombre de morts liés à la CoVid-19 se compter par millions, si les bonnes décisions ne sont pas prises. En fait, ce scenario n’est pas impossible, comme le montrent les simulations, mais seulement dans le contexte d’une Afrique incapable et/ou insouciante qui s’ouvre totalement au virus. La déclaration de Monsieur Guterres sur la létalité de la CoVid-19 en Afrique se trouve également dans le rapport du 26 mars 2020 de l’Imperial College COVID-19 Response Team. Ce rapport a d’ailleurs aussi été cité dans celui d’avril 2020 de la Commission économique des Nations-Unis pour l’Afrique. Ce dernier a été plus précis en estimant à 3.3 millions le nombre de morts dû à la CoVid-19 en Afrique en 2020, dans le cas de réaction inappropriée à la pandémie.

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Dans ce contexte de déclarations contestées et de polémiques mondiales, notre équipe a pris le parti d’approfondir sa compréhension de la dynamique de la pandémie au Sénégal, en Afrique et dans le monde. Et il faut modestement reconnaitre que nous avons beaucoup appris ces trois derniers mois de la pandémie de la CoVid-19, ce qui nous permet de proposer une voix alternative avec des chiffres à l’appui. Nous partons du principe que – comme le prouvent le système de santé du Sénégal et d’autres pays africains depuis le début de la pandémie – l’Afrique a une capacité de résilience et une conscience trop élevées pour laisser plus de 3 millions de ses citoyens happés par le virus SARS-CoV-2. Par ailleurs, le continent dispose d’un atout majeur contre la CoVid-19 : la jeunesse de sa population. Là où l’âge médian est de 30.6 ans au niveau mondial, celui de l’Afrique est de 19.7 ans, soit 10 ans de moins que la moyenne mondiale. Or, les statistiques montrent, selon le rapport du 04 mai 2020 de la Commission européenne (COVID-19 Cases and Case Fatality Rate by age, Knowledge for policy), que 94% des décédés de la pandémie ont plus de 60 ans, une frange de la population qui ne représente que 5.3% en Afrique. Ne prenez pas ça mal, les chiffres sont sacrés pour les matheux ! Ce constat a amené notre équipe à simuler, pour le Sénégal, plusieurs scenarii allant de la « stratégie d’insouciance totale », qui consiste à ne rien faire contre le virus, au scenario idéal : laisser le virus circuler et protéger les personnes à risque. Cette stratégie, si elle est praticable, nous semble la moins coûteuse aussi bien du point de vue des pertes en vies humaines que de la santé économique de notre pays. Rappelons, en passant, qu’une mauvaise santé économique ne peut que favoriser la croissance du taux de mortalité d’un pays.

Pour en venir à nos prévisions, retenons que nous avons tiré les paramètres épidémiologiques des données publiées sur la CoVid-19 par les pouvoirs publics. Ceci nous amène aux scenarii ci-dessous qui vont du pire au meilleur, et qui expliquent le fait que les antagonistes dans les polémiques liées à l’immunité collective ont parfois tous raison mais développent des argumentaires sous-tendus par des postulats totalement différents. Pour assurer la pertinence de nos résultats, nous utilisons le facteur de propagation essentiel de la pandémie : le taux d’infectiosité qui est le produit du taux de contact physique par personne par jour et de la probabilité d’être infecté au contact d’un infecté. Dans la suite, les termes aggravation ou amélioration se rapportent à ce taux. Le contexte ainsi défini, permet de présenter les résultats des simulations à partir du 77ième jour (17 mai) de la pandémie au Sénégal.

L’immunité collective contre la CoVid-19 : une option optimale pour l’Afrique
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L’immunité collective contre la CoVid-19 : une option optimale pour l’Afrique

Les deux variations extrêmes du taux d’infectiosité présentées dans le tableau (voir en illustration de ce texte) méritent une attention particulière. On peut y remarquer l’arrivée relativement tôt du pic et une immunité à 90% de la population pour le cas d’augmentation à 85% du taux d’infectiosité. Cela corrobore les deux termes de l’alternative suggérés par la fonction M = M0 exp(ta(N-R)) présentée plus haut, à savoir diminuer le taux d’infectiosité (de -85%) ou l’augmenter (de 85%) pour éteindre l’épidémie. Dans le second cas, on gagne aussi l’immunité collective.

On peut constater que le choix du scénario idéal revêt des dimensions politique, idéologique, éthique et même spirituelle, et reste donc ouvert. Est-ce que la bonne marche de l’économie d’un pays vaut qu’on laisse le virus circuler, procéder à une sélection naturelle, et repartir pour laisser la place aux activités économiques habituelles ? Est-ce qu’il faut confiner le peuple au détriment de l’économie en attendant que le virus reparte, avec le risque de voir les structures sanitaires manquer de tout et la famine s’installer ? Est-ce qu’il faut baisser toutes les mesures barrières pour créer une masse critique de personnes immunisées, tout en protégeant les personnes à risque pour rendre presque nul le taux de mortalité dû à la CoVid-2 ? Dans le contexte africain, cette dernière option est celle que nous proposons, du point de vue purement humain, mais aussi économique parce qu’elle est la moins coûteuse, en vies humaines et en points de croissance économique. La population à risque au Sénégal et en Afrique, comme nous l’avons déjà indiqué, est largement moins importante que dans les autres régions du monde. L’Afrique n’a donc pas à copier une quelconque stratégie venant d’ailleurs qui ignore son atout majeur face à la CoVid-19, qui est la jeunesse de sa population. Certains travaux comme ceux de J. Wang, K. Tang, K. Feng et W. Lv lui attribue même un deuxième atout : son climat. Le titre de leur article est tout simplement parlant : High Temperature and High Humidity Reduce the Transmission of COVID-19.

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Au-delà de prédire différentes dynamiques de la pandémie de la CoVid-19, notre modèle nous a permis d’obtenir d’autres résultats qualitatifs et quantitatifs. Il a, entre autres, permis de mettre en évidence l’effet positif de la désinfection des objets sur l’évolution de l’épidémie, mais aussi l’impact des mesures prises par les pouvoirs publics et du comportement des populations. Nous avons évalué à 51.65% et 34.1% la baisse du taux d’infectiosité dans les deux périodes 14 mars-1ier avril et 21 avril-17 mai respectivement. Et le taux de reproduction de base R0 – qui est le nombre de personnes infectés par un individu infecté plongé dans une population de susceptibles – a suivi la même tendance. La forte première baisse s’explique, entre autres, par les mesures prises par les autorités à partir du 14 mars telles que la fermeture des établissements d’enseignement. La deuxième baisse semble aussi être consécutive à la fermeture des frontières et à la déclaration de l’état d’urgence sanitaire. Par contre, le modèle permet aussi de constater l’impact négatif sur la dynamique de l’épidémie des mesures d’assouplissement prises par les autorités le 11 mai. A partir du 27 mai, soit 16 jours après l’annonce de ces mesures, nous avons constaté une brusque déviation vers le haut de la courbe des cas sous traitement, alors que les différentes simulations prédisaient une dynamique baissière.

Nous ne pouvons pas clore cet article sans évoquer la problématique de la disponibilité des données au Sénégal. Il faut, tout d’abord, reconnaître que le fait de disposer quotidiennement de données liées à la pandémie de la CoVid-19 nous a mis dans un état de quasi-euphorie scientifique. Modéliser un phénomène d’intérêt national en exploitant les données de terrain est le souhait de tout chercheur. Et nous en remercions le Ministère de la santé et de l’action sociale (MSAS) du Sénégal. Cependant, tout le travail que nous avons fourni a été basé sur des données livrées et des déclarations faites à travers les media par les autorités du MSAS. Ce qui n’est évidemment pas suffisant pour le chercheur qui a l’obligation d’avoir une compréhension plus approfondie des phénomènes objets de sa recherche. Malheureusement, cet état de fait qui constitue un véritable frein à la valorisation de la production scientifique, n’est pas propre au contexte de la pandémie de la CoVid-19. La plupart des chercheurs au Sénégal ont vécu des frustrations liées à la rétention de données tenues par des structures de l’Etat. Or, il est presque illusoire d’exploiter le potentiel insoupçonné dont regorgent nos universités et institutions de recherche, si l’information utile n’est pas rendue disponible et fluide au sein de la communauté scientifique. Surtout que nous sommes dans l’ère de l’économie de la connaissance. Cette problématique me semble très profonde, et revêtir un soubassement culturel. Je me permets de citer trois exemples de pays ou les données sont disponibles sur l’internet ou livrables à tout citoyen qui le souhaite.

1. Tapez sur google covid19racker.health.ny.gov et vous avez des données extrêmement détaillées sur l’épidémie concernant l’Etat de New York.

2. Allez à la page https://www.privacy.gov.ph/data-privacy-act/, vous y trouverez la loi (Republic Act 10173-Data Privacy Act of 2021) qui garantit et encadre l’accessibilité aux données aux citoyens philippins. La vision qui sous-tend cette loi est d’assurer la libre circulation de l’information afin de promouvoir l’innovation et la croissance, tout en protégeant le droit à une vie privée.

3. Pour le Japon, il suffit de formuler une requête pour accéder en ligne à des données très détaillées sur les patients numérotés et sur la dynamique de la pandémie.

Je voudrais donc saisir l’occasion pour appeler l’Etat à créer très rapidement les conditions pour que ses différents démembrements et les chercheurs puissent collaborer de façon efficace pour le bien de notre pays. Nous souhaiterions ne plus avoir à assumer la gêne de reconnaître devant nos collègues étrangers que nous disposons de plus de données venant de leur pays que du nôtre.

Professeur Abdou Sène-

Pôle d’Innovation et d’Expertise pour le Développement (PIED) de l’Université virtuelle du Sénégal (UVS)

Publié par Seneplus