En Afrique comme en Occident, l’Intelligence Artificielle (IA) est à ses balbutiements. M. Mouhamed Moustapha Diouf, directeur général de Baamtu, une société d’ingénierie logicielle basée à Dakar estime donc que « le Sénégal n’a pas raté le coche » et donne des perspectives du développement de l’IA au Sénégal et en Afrique. Entretien.
Quels sont les freins au développement de l’Intelligence artificielle en Afrique ?
Définissons d’abord ce qu’est l’Intelligence artificielle (IA), qui est la capacité de permettre à une machine d’imiter le raisonnement humain. Le concept date des années 1950 avec la première machine de Turing (Alan, Ndlr). Sauf que là, depuis quelques années, on assiste à une explosion de l’IA dans beaucoup de domaines de la vie. Je donne l’exemple de la santé avec la télémédecine, qui permet d’avoir les mêmes meilleurs soins à Dakar qu’à l’intérieur du pays.
Maintenant l’un des freins au développement de l’IA en Afrique, c’est l’absence de données. Lorsqu’on parle d’IA, on parle de données. D’ailleurs, c’est pour cela qu’aujourd’hui avec l’arrivée du Big data, on assiste à un essor remarquable de tout ce concours à l’Intelligence artificielle.
Sur notre continent, nous avons un gros problème, qui concerne la disponibilité des données. Je donne l’exemple de Baamtu (l’entreprise dont il les PDG, Ndlr), qui travaille actuellement sur le Natural Language Processing, c’est-à-dire un système de traduction vocale du wolof vers le français et vice-versa, mais notre premier et plus gros obstacle est d’avoir des données numériques en wolof. Du coup, nous sommes obligés de construire nous-mêmes cette base de données-là. Ce qui suppose plus de coûts, etc.
Une entreprise en IA américaine ou européenne, dispose de plus d’avantages que celle africaine, en termes d’accès à l’investissement, de stockage, de ressources de calcul, d’accès à un Internet de grande qualité, etc. Mais ces barrières, loin d’être rédhibitoires, devraient plutôt nous inciter à redoubler d’ardeur au travail et relever les défis.
Contrairement à ceux qui nourrissent des appréhensions concernant l’utilisation des données, vous pensez plutôt qu’il n yen a pas assez pour développer l’Intelligence Artificielle?
Aujourd’hui, on peut dire qu’il n’y a pas à proprement parler de données scientifiques qui puissent être utilisées par les startupers pour créer de l’innovation. L’exemple du wolof est là. Nous avons aussi travaillé sur une solution de détection du cancer du sein. Au Sénégal, chaque année, il y a 6 400 nouveaux cas de femmes atteintes de cette maladie, avec un taux de mortalité de 70 %. Nous nous sommes dit qu’il était possible de combattre ce fléau-là grâce à l’IA. Et nous avons mis en place un produit qui permet, à partir de mammographie et d’images thermiques de pouvoir détecter automatiquement si la personne développe un début de cancer du sein ou pas.
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Pour arriver à ce résultat, nous avons dû travailler avec des images qui viennent des Etats-Unis. Nous les avons eues grâce à Internet ; des données de 300.000 images.
Au Sénégal, on n’en a pas. Lorsque nous avons approché des institutions en la matière, elles nous ont indiqué que les patientes viennent avec leurs mammographies et repartent avec.
Comment faire alors pour développer l’IA au Sénégal ?
Au Sénégal, il y a des gens qui sont particulièrement excellents dans ce domaine. Le ministère de la Recherche scientifique est en train de mettre de place un supercalculateur qui sera bientôt fonctionnel (le second en Afrique). Donc, le seul problème réside dans l’accès à Internet de qualité, qui constitue un socle de l’IA. Du reste, le Sénégal n’est pas el moins bien loti en Afrique, avec notamment l’arrivée la fibre optique.
L’autre point repose sur la formation des jeunes. Il nous faut des experts en la matière, qui pourront créer des produits innovants. La donne change peu à peu au Sénégal, et changera encore. Des écoles et instituts commencent à offrir des cursus de formation dans le domaine de l’IA.
Bien que l’Etat soit toujours le dernier à s’approprier les innovations, les pouvoirs publics ont saisi le mouvement et sont en train de réfléchir pour offrir des formations, mais les jeunes n’attendent plus cette formation formelle, présentielle. Aujourd’hui, Internet offre des ressources extraordinaires. Et on en voit qui se sont formés en ligne et être capables de travailler sur n’importe quel projet d’IA.
Les jeunes Africains qui s’intéressent à fond à l’IA deviendront des experts de niveau international.
Ce qui manque, au niveau local, c’est un environnement, c’est-à-dire des entreprises qui puissent les recruter, un Etat qui crée des centres de recherche, etc.
L’Intelligence artificielle suscite toutefois beaucoup de craintes…
L’homme éprouve des craintes sinon des appréhensions pour la nouveauté. J’aime rappeler la réponse du professeur Abdoulah Cissé, l’un des grands penseurs contemporains qui, à la question de savoir si l’on ne devrait pas avoir peur de l’IA avait répondu en ces termes : « Dieu a-t-il peur des humains ? » Tout pour dire qu’on ne devrait avoir peur de ce que l’on a créé.
Maintenant, il faut des garde-fous, car il s’agit de données qui peuvent être privées. On doit savoir l’utilisation qui en est faite, à quelles fins ? etc. D’où l’intérêt d’avoir des instruments de régulation, comme la Commission de protection des données personnelles (CDP) au Sénégal, et puis que les acteurs de l’IA adoptent un comportement éthique.
Ce qui est sûr aujourd’hui, c’est que nous sommes en train de vivre une quatrième révolution industrielle avec l’IA. Donc, nous n’avons de choix que d’en être ; que les Africains soient prêts aussi bien par la formation, les textes de lois et la réglementation.
Comment garantir un comportement éthique des acteurs de l’IA en l’absence de cadre législatif et réglementaire clair et efficace ?
Clairement. Au Sénégal, il y a la CDP qui fait un bon travail. Il est bien de penser aux données, mais il y a quelque chose de plus important à mon sens : les algorithmes, qui sont aujourd’hui au cœur de l’IA. Donc, plus que les seules données, je pense qu’on gagnerait à mettre en place une agence de régulation des algorithmes, pour qu’une entreprise qui travaille sur les données à caractère personnel puissent justifier l’usage qu’elle en fait ; avec quelles autres données elles sont croisées, etc. Les entreprises sont là pour faire du business. Si on ne les encadre pas, il peut y avoir des dérives. Donc, il faut que tout cela soit axé sur la transparence.
Entretien réalisé par Amadou BA D’innovafrica