L’élection présidentielle au Sénégal s’est déroulée dans des conditions telles que l’issue du scrutin pouvait être présagé tellement des principes essentiels d’une élection libre et transparente tels que le secret du vote et la liberté du vote n’ont pas été à la base de l’expression citoyenne du 24 Février 2019 pour beaucoup d’électeurs.
En plus, des acteurs connus dont l’action influence directement l’élection, il y a une autorité, moins connue, qui constitue une des clés de tout système électoral dans une société démocratique à l’ère du numérique: la Commission de Données Personnelles (CDP).
De par la loi n°12/ 2008 portant sur la Protection des données à caractère personnel, la CDP, autorité administrative indépendante, dispose de pouvoirs de contrôle a priori et posteriori qui garantissent à chaque citoyen que ses données personnelles sont collectées et traitées dans des conditions respectueuses de ses droits et libertés. Aucun traitement de données personnelles n’est secret, même ceux de l’Etat relatifs à la sécurité nationale, à la défense nationale ou encore au fichier électoral.
Le fichier électoral, outil qui permet d’exercer le droit de voter et de se porter candidat, est constitué de données personnelles, parfois très sensibles, donc, très dangereux pour les droits et les libertés des citoyens s’il est détourné de sa finalité.
Il contient des données qui permettent d’identifier l’électeur (nom, prénom, âge, sexe) et de le localiser (adresse). Aussi, quel que soit la maitrise qu’on a du fichier électoral, il ne permet pas de faire une cartographie des tendances de vote permettant de prévoir l’issue d’une élection. En effet, il manque dans le fichier électoral la donnée la plus fondamentale d’une élection: l’opinion politique de l’électeur en particulier son intention de vote.
La stratégie électorale de la coalition au pouvoir pour gagner au 1er tour n’avait aucune chance de réussite sans cette information clé. Cette dernière reposait sur trois piliers:
1) se constituer un corps électoral sur mesure par des promesses de vote ;
2) Concrétiser les promesses de vote par des visites de proximité et du porte à porte ;
3) Priver de vote le maximum d’électeurs dont l’intention de vote n’est pas connue par la Non inscription sur le fichier, la mauvaise distribution des cartes, et enfin par la modification de la carte électorale.
La mise en œuvre de cette stratégie électorale commença avec le vote de la loi n°22/2018 portant révision du code électoral instituant le parrainage pour maitriser cette variable et lever l’incertitude. En effet, cette loi permet, non seulement d’éliminer des candidats mais surtout de collecter légalement des promesses de vote remettant ainsi en cause le secret du vote et la liberté de vote.
Cependant, l’intégrité de l’élection présidentielle du 24 février 2019 n’aurait pas été entachée, si la CDP, autorité administrative indépendante, s’était montrée garante du traitement à des fins spécifiques, licite, loyal et transparent des données personnelles des électeurs sénégalais.
C’était une obligation légale pour la CDP de garder à l’esprit que la collecte des données personnelles des électeurs par les candidats dans le cadre du parrainage représentait un danger pour la démocratie.
En effet, le simple fait que des données personnelles soient enregistrées dans un fichier tenu par un candidat, un parti ou coalition politique est susceptible dans le traitement de révéler l’opinion politique, réelle ou supposée, des électeurs concernés. Cette collecte de données étant susceptible, par nature, de porter atteinte aux libertés fondamentales ou à la vie privée, interdit par principe par la loi, devait faire l’objet d’un niveau de protection élevé par la CDP. Il n’en fut rien.
La CDP s’est juste limité à informer les personnes concernées et les responsables de traitement de leurs droits et obligations (Article 19, alinéa a Acte additionnel A/SA.1/01/10 et Article 16, alinéa 2 loi n° 2008-12 du 25 janvier 2008).
Lire aussi l’article : Données personnelles : La CDP ambitionne la mise en place d’un pôle d’innovations et d’expertises
Lancé le 27 août 2018 pour se terminer le 8 janvier 2019 avec la publication de la liste des 7 candidats retenus, le parrainage s’est déroulé en violation du droit communautaire (CEDEAO, Acte additionnel A/SA.1/01/10), du droit national (loi n° 2008-12 du 25 janvier 2008) et de la Convention n° 108 de l’Union Européenne dont le Sénégal est membre adhérant.
L’article 12, alinéa 4 de l’Acte additionnel A/SA.1/01/10 de la CEDEAO, et l’article 20, alinéa 4 de la loi n° 2008-12 du 25 janvier 2008, disposent: «les traitements portant sur un numéro national d’identification ou tout autre identifiant de portée générale sont mis en œuvre après autorisation de la Commission des Données Personnelles ».
En vertu de cette disposition, aucun candidat n’aurait dû recevoir la fiche de collecte et la clé USB de la Direction Générale des Elections sans la présentation d’une autorisation de la CDP précisant entre autres l’identité du responsable du traitement, l’origine des données, la finalité, la durée de conservation, les destinataires, la sécurité, l’interconnexion, les transferts et le sous-traitant (Article 7, Acte additionnel A/SA.1/01/10 et Article 22, loi n° 2008-12 du 25 janvier 2008).
L’application de cette disposition aurait déjà été un signal fort d’un niveau de protection renforcée des données des sénégalais en période électorale. Elle constituerait aussi le premier filtre du nombre de candidats et nous aurait évité cette pléthore de 87 et plus de candidats au parrainage.
L’article 25 de l’Acte additionnel A/SA.1/01/10 de la CEDEAO, l’article 35 de la loi n° 2008-12 du 25 janvier 2008 et l’article 5 de la Convention 108 de l’Union Européenne, disposent: «les données doivent être collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes et ne peuvent pas être traitées ultérieurement de manière incompatible avec ces finalités. Elles doivent être adéquates, pertinentes et non excessives au regard des finalités pour lesquelles elles sont collectées et traitées ultérieurement».
En termes clairs, aucun des candidats n’aurait dû collecter plus du nombre de parrains nécessaires à la validation de sa candidature à savoir 66820 électeurs. Et de fait, aucun candidat, n’a déposé plus de ce nombre, aussi la question qui s’impose est de savoir pourquoi collecter des centaines de milliers, voire des millions de parrains, si on a besoin que de 66 820.
En outre, en raison du principe de limitation des finalités un fichier de parrains constitué pour les besoins de l’élection présidentielle doit être détruit après sa validation par le Conseil Constitutionnel. Il n’est donc pas permis de le réutiliser pour d’autres campagnes électorales, de le conserver indéfiniment, de le transmettre à des tiers ou de le transférer à l’étranger.
Toutes ces infractions aux dispositions de la loi n° 2008-12 du 25 janvier 2008 portant sur la Protection des données à caractère personnel sont réprimées par le Code pénal ainsi que par la loi relative à la cybercriminalité (Article 75).
Enfin, en vertu du pouvoir de contrôle à posteriori de la CDP, des questions se posent relatives aux actions de vérification effectuées auprès des candidats pour s’assurer du respect de leurs obligations, à la mise en place de moyens pratiques qui permettrait aux électeurs concernés d’exercer leurs droitset du traitement final réservé aux données personnelles de millions de sénégalais depuis la fin du parrainage.
Non seulement, les exigences légales n’ont pas été respectées, mais des questions cruciales sont sans réponses.
La CDP a failli dans sa mission de veiller à ce que les traitements des données à caractère personnel soient mis en œuvre conformément aux dispositions de la loi n° 2008-12 du 25 janvier 2008.
Ainsi, les manquements de la CDP ont permis aux candidats de se doter au cours des derniers mois de leurs propres bases de données sur des électeurs. Dès lors, on ne va plus en campagne électorale à l’aveuglette et la stratégie électorale ne consiste plus à établir des projets politiques, mais plutôt à utiliser les données connues à propos des électeurs pour leur faire entendre ce qu’ils désirent.
Le débat de fond s’efface et cesse de transcender les problématiques réelles et collectives au profit de d’un discours politique ultra ciblée, complété par des visites de proximité, du porte à porte sur fond de distribution massive d’argent. Ainsi, Le vote n’est plus pour un projet de société mais pour des intérêts particuliers.
Lire aussi l’article : La CDP et l’ESMT s’engagent pour une meilleure Protection des Données personnelles
Le parrainage devient ainsi un vote public, laissant présager le résultat de l’élection présidentielle proprement dit. On annonçait déjà l’issue du scrutin en juillet 2018 avec un score de 57%, résultat republié dans un réseau social en janvier 2019. Au final, il a été de 58%.
L’élection présidentielle du 24 Février 2019 n’a été que la consécration du parrainage d’électeurs ayant un caractère plébiscitaire. Une stratégie électorale de l’ombre, très discrète, mais hyper efficace qui a assommé l’opposition qui n’arrive toujours pas à comprendre comment la coalition au pouvoir a fait pour avoir une victoire si éclatante.
De ce bilan du processus électoral sous l’angle du parrainage, il ressort que les insuffisances de la CDP invalident la transparence de l’élection présidentielle du 24 février 2019,mais pire encore, elles remettront en cause toute élection à venir au Sénégal, si aucune action de correction n’est entreprise.
En effet, la réutilisation de ces bases de données destinées à influencer la volonté des électeurs, par la maitrise du secret et la liberté de leur vote, garantit d’avance la victoire du candidat qui s’est constitué la plus puissante base de données lors de prochaines élections. Ainsi, il n’est point surprenant d’entendre parler de couplage des élections locales avec les législatives.
La démocratie dépend de la place publique, d’un débat ouvert et collectif, aussi, toute communication politique micro-ciblée contournent la place publique et entame ainsi la confiance dans l’intégrité du processus électoral. Des lors, ce qui constitue le fondement même de la démocratie, doit être renforcée en perspectives de prochaines élections.
Aussi, c’est une nécessité de mieux encadrer la mise en œuvre du parrainage lors des prochaines élections locales de décembre 2019. Dans ce sens, il y a dans l’immédiat, l’impérieuse obligation de veiller à ce que les données personnelles collectées lors de la présidentielle de février 2019 par les candidats soient détruites sous le contrôle d’huissiers de justice. Aucune trace de ces électeurs ne doit être conservée par candidats.
Le renforcement de la protection des données collectées et traitées par les partis ou coalitions politiques et les candidats passe nécessairement par un travail de collaboration et de sensibilisation de ces acteurs à cette problématique. Dans l’immédiat, c’est une nécessité pour les partis ou coalitions politiques de se doter d’un spécialiste de la protection des données personnelles.
Il est aussi à noter l’urgence d’une sensibilisation des citoyens électeurs afin qu’ils prennent conscience des risques liés à la collecte et à l’utilisation de leurs données personnelles en période électorale.
En outre, pour éviter que le parrainage soit à nouveau l’occasion pour les candidats de se constituer une base de données d’électeurs et décourager ceux qui en font un fonds de commerce politique, il est recommandé qu’il soit strictement confidentiel et anonyme.
Enfin, Il est urgent d’adapter notre législation électorale à l’ère numérique et les partis politiques doivent évoluer pour tenir compte de cette nouvelle réalité. C’est un chantier de la plus grande importance qui ne peut être remis à demain. Dès aujourd’hui, il y a nécessite d’une action immédiate au risque de continuer à assister à une manipulation politique pour un faire-valoir démocratique.
Ndiaga Gueye
Président Assutic