Pour l’expert audiovisuel, Thierno Diagne Ba, un parent responsable ne confie jamais l’éducation de son enfant aux écrans. En plus, à son avis, Jamra se trompe de combat en voulant faire face à ces nouvelles séries sénégalaises qui font le buzz sur la toile.
Depuis quelques années, le Sénégal se distingue par ses séries. Des productions locales qui sont très appréciées même dans les autres pays du continent. Seulement, l’on constate que beaucoup d’entre elles mettent en avant le sexe, l’argent, etc. Comment faut-il analyser cette tendance ?
Les séries télévisées sont devenues une réalité. Elles se sont imposées dans les sociétés comme des produits culturels transnationaux. Elles n’ont plus de frontières. Les séries télévisuelles deviennent ainsi un objet d’études sociétales, géopolitiques, idéologiques, économiques et esthétiques. Les séries sénégalaises ont le vent en poupe ces dernières années en Afrique et dans sa diaspora. Les thèmes et sujets tournent essentiellement autour de l’amour, de la trahison, de l’infidélité, de la richesse, du pouvoir, de la cupidité, des mœurs et relativement du sexe (pas encore de nudité ou de baisers poussés).
Ces thèmes s’expliquent d’une part parce que les séries sont aussi de la radio télévisée. Les émissions de radio les plus écoutées (Teuss, Xalass…) tournent autour des mœurs, de la tromperie, du viol, de l’infidélité, etc. D’autre part, c’est une réalité sénégalaise qu’on le veuille ou non. Le scénariste n’est pas un donneur de leçons et il est libre de traiter ces thèmes de société demandés par les sériephiles. Ce n’est pas une tendance, c’est juste l’envergure et la manière de raconter qui ont changé. Nous ne sommes plus à l’ère de Daaray Kocc ou de Diamonoy Tay qui faisaient du théâtre filmé. Chaque cinéaste est témoin de son temps et ces jeunes ont besoin de raconter à leur façon, à leurs contemporains leurs propres histoires. Il me semble important de rappeler encore aux parents que l’école n’éduque plus, elle dispense des cours sur des matières comme les mathématiques, l’histoire, la géographie. La télévision n’éduque plus, elle est devenue un art de faire passer du temps à travers des informations, des séries et des émissions parfois médiocres. Un parent responsable ne confie jamais l’éducation de son enfant aux écrans.
Ces producteurs, scénaristes et réalisateurs répètent toujours qu’ils ne font que mettre en image les tares de la société. Pensez-vous que quand on veut dénoncer, il faut montrer ou faut-il être plus subtil ?
La série peut être un miroir de la société. Le scénariste peut avoir le choix de lui montrer ses tares, ses défauts mais aussi ses valeurs. Malheureusement, certaines personnes ne savent pas lire un film et elles ne voient que du négatif dans les contenus sénégalais. Le cinéma est un art et l’art est liberté. C’est pourquoi, ce n’est pas à une organisation de dire ou d’imposer aux scénaristes et réalisateurs comment faire leurs séries. Ce n’est pas parce que le film est violent qu’il pousse à la violence. Consommer une série d’horreur ne pousse pas à l’horrible, une série sur l’infidélité, le viol ne pousse pas non plus à faire ces actes. Je dirais que les séries nous donnent une claque et nous questionnent sur les faits de société. Comme si pour nous dire que le viol, l’infidélité, l’inceste, la pédophilie existent dans nos maisons et c’est à nous de continuer le questionnement pour trouver une solution. Oui, je suis pour la subtilité. Les questions sur la formation et l’esthétique des séries sénégalaises apparaissent encore une fois.
Ce n’est pas la première fois que Jamra monte au créneau pour dénoncer la «vulgarité», les images inadéquates dans ces séries. Pensez-vous qu’il faut une sorte de censure pour préserver «nos mœurs» comme disent ces organisations ?
J’ai du mal à comprendre le combat de Jamra. Son combat n’est que poursuite du vent, car cette organisation se trompe de méthode et de priorité. A quoi bon combattre les séries sénégalaises (pas de nudité, de relations sexuelles, de baisers) et laisser les télénovelas infester nos télévisions et à des heures de grande écoute. A écouter le responsable de Jamra, je pense qu’il ne prend jamais le temps de voir une série et de l’analyser objectivement. Il se fonde sur le «ouï-dire». La preuve, il est passé complètement à côté en expliquant le lien entre les personnages de «Mame Diarra» et de son frère «Ridial» dans la série Infidèles. Il faut le dire, Jamra veut imposer son œil aux Sénégalais. Une série, c’est avant tout une histoire, un récit. Dans l’histoire, il y a toujours le protagoniste et un ou des antagonistes qui jouent les contre-valeurs. C’est comme un combat entre le bien et le mal. Un destin tragique attend ceux qui incarnent le mal s’ils ne changent pas leurs défauts. J’ai l’impression que Jamra souhaite que les séries ne montrent que le bien.
Or, les scénaristes et les réalisateurs le voient autrement. Ils ont besoin du bien et du mal pour rendre crédibles leurs histoires. Rien aussi n’empêche ces organisations de produire et de réaliser des séries comme elles les souhaitent. Je suis contre la censure, je suis plutôt pour la formation et l’éducation. Le Sénégal n’a pas assez investi sur la formation, nous n’avons pas encore d’Institut national de cinéma et de l’audiovisuel et c’est là que nous devons formater l’idéologie de notre audiovisuel pour en faire un creuset d’excellence artistique. C’est aujourd’hui qu’il faut rappeler l’importance de l’éducation à l’image dans les établissements scolaires afin d’aider les enfants à passer au tamis tous les contenus audiovisuels qui les agressent pour en extraire le meilleur. C’est ça le combat. La formation et l’éducation comme le font les pays comme l’Iran, la Turquie, l’Egypte et le Maroc.
Le combat pour la préservation des valeurs comme le disent ces organisations doit être un projet de vie et de développement : les Sénégalais sont malades dans leurs esprits parce que le système éducatif et l’enseignement supérieur sont à l’agonie, les Sénégalais sont malades dans leurs corps car ils ne font plus confiance à un système de santé défaillant, les Sénégalais sont malades dans leurs ventres car ils ont faim et la pauvreté tue. Et vouloir organiser des marches contre des séries, sans réclamer de meilleurs systèmes éducatifs et de soins, relève d’un manque de vision notoire. Ce n’est pas à ces organisations d’imposer la censure dans une République laïque. Oui il faut réguler. Mais j’ai envie de dire au Cnra que l’on ne régule pas dans le vide, l’on ne régule pas parce qu’une organisation veut imposer sa vision. On régule par des textes clairs et sans ambiguïté.
Il existe un dispositif dans les textes qui régissent le cinéma et l’audiovisuel sénégalais, c’est la Commission de contrôle et de classification des films. J’avais moi-même fait le projet de mise en œuvre et en voulant l’adapter au contexte actuel et à nos réalités, j’avais suggéré que les séries passent devant cette commission pour obtenir un visa de diffusion. Ce dernier sera composé de la signalétique jeunesse ou tout public, les heures de diffusion ou si la série est interdite de diffusion dans les télévisions classiques au Sénégal. Je suis convaincu que nous devons revoir notre audiovisuel. Le secteur est bouleversé et ce bouleversement a changé les règles du jeu.
Avec Le Quotiden