L’idée d’instituer une taxe sur les chiffres d’affaires des géants du numérique communément appelés Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazone) est de plus en plus agitée au Sénégal. Un objectif certes ambitieux mais difficile à réaliser, selon des spécialistes de la question. Ils préconisent une approche globale pour y parvenir.
Dans une interview récemment accordée au journal Le Soleil, le directeur général de la Sonatel, Sékou Dramé, plaidait pour une répartition de la charge fiscale entre opérateurs de téléphonie et les Ott tels que WhatsApp, Viber, Messenger. Il évoquait des pertes subies par l’opérateur évaluées à une vingtaine de milliards de FCfa en 2018 en raison de l’utilisation des Ott par les consommateurs. En agitant cette idée, M. Dramé pose un débat qui cristallise les attentions, aujourd’hui, en Europe et aux Etats-Unis. Mame Cheikh Ibra Ngom, économiste basé au Canada, travaille sur ces questions depuis plusieurs années. Il analyse la proposition du Dg de Sonatel suivant trois enjeux auxquels la société de télécom est confrontée : l’équité fiscale qu’elle réclame mais également la montée en puissance de l’offre de service et la position dominante des Gafa.
D’abord, s’agissant de l’équité fiscale, elle suppose que tous les citoyens corporatifs sénégalais s’acquittent normalement de l’impôt sur leurs bénéfices : « on paie les taxe là où elles font des profits ». M. Ngom explique que ce principe est simple mais la pratique a été détournée par les multinationales qui utilisent diverses techniques – l’optimisation fiscale – pour délocaliser leurs bénéfices vers les territoires les moins taxés – les paradis fiscaux. La Sonatel, qui a un établissement physique au Sénégal, paye un impôt sur ses bénéfices au Sénégal alors que les Gafa s’acquittent à peine de cette obligation pour les profits réalisés, ajoute-t-il.
Qu’elles soient collaboratives ou non (Uber, Airbnb, etc.), les Gafa, d’après cet économiste, n’assument pas leur rôle dans l’assiette fiscale sénégalaise.
Leur offre de service est dématérialisée et présente l’avantage de ne pas exiger une présence physique accrue pour permettre le développement de leurs activités. Les économies se numérisent de plus en plus rapidement et le Sénégal n’échappe pas à cette tendance. Le second enjeu, selon M. Ngom, est lié au contexte d’affaires propice à l’évasion fiscale exacerbée par la montée en puissance de l’offre de service de plus en plus importante des Gafa mais également leur position dominante.
Enfin, le troisième enjeu auquel fait face la Sonatel concerne la position dominante des Gafa qui repose sur un modèle économique unique et une stratégie d’intégration verticale associée à une diversification de leurs activités en amont et en aval de la matière première : les données personnelles. La Sonatel subit ce contexte mais le Sénégal en pâtira à long terme si l’équité fiscale n’est pas rétablie car il s’agit d’un employeur de choix, qui assume sa responsabilité sociale et dont les activités sont menacées par l’hégémonie des Gafa car elles sont concurrentes pour certaines prestations de service.
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A son avis, l’enjeu est réel pour les recettes publiques du Sénégal et cette iniquité fiscale pourrait, à long terme, nuire à la croissance de la Sonatel dont les employés et les actifs corporels contribuent à la demande globale. Par conséquent, endiguer l’érosion de l’assiette fiscale est une priorité absolue pour les pouvoirs publics. Pour Thierno Sakho, expert financier et spécialiste en économie numérique, demander la taxation des Gafa comme souhaité par le Dg de la Sonatel est tout à fait juste et équitable mais reste une question fondamentalement difficile à traiter dans le cadre de nos pays africains plutôt caractérisés par la fragmentation des marchés.
Les premiers jalons
Le Sénégal n’est pas resté les bras croisé face à la dynamique mondiale impulsée par certaines économies développées comme la France, d’exiger une taxe aux géants du numérique. A ce titre, l’économiste Mame Cheikh Ibra Ngom rappelle que le Sénégal est déjà membre du Cadre inclusif sur l’érosion de la Base d’imposition et le transfert de bénéfices (Beps), une initiative de l’Ocde. Mieux encore, il fait partie du Groupe de pilotage 2019-2020 du cadre inclusif sur la Beps. Selon cet expert, notre pays, en prenant part au débat fiscal international à travers son implication directe au Comité des affaires fiscales de l’Ocde, aux réunions régionales en collaboration avec les organisations fiscales régionales ainsi qu’aux forums mondiaux, s’assure ainsi de bénéficier d’un soutien adapté à ses besoins spécifiques.
Des équations
Beaucoup d’obstacles se présenteraient si le Sénégal décidait de manière unilatérale d’instituer cette taxation, avertit Thierno Sakho. Il explique que notre pays devrait lever la contrainte liée à la définition de la base de la taxation (chiffre d’affaires issu des revenus publicitaires, surtaxe sur la consommation internet, etc.). L’expert financier et spécialiste en économie numérique relève une autre difficulté technique et opérationnelle dans la traque de ces activités. Cheikh Ibra Ngom, indique que d’un point de vue plus large, les obstacles sont liés à l’existence de paradis fiscaux, lieu de prédilection des Gafa pour domicilier leur établissement réputé physique et leurs bénéfices.
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Il cite les exemples d’Apple en Irlande, Amazon au Luxembourg et Google aux Bermudes. En perspectives, lutter contre l’évasion fiscale des Gafa, leur position dominante et la montée en puissance de leur offre de service, requiert, à son avis, une certaine unanimité à défaut de celle de tous. La crainte de représailles américaines, selon lui, laisse certains pays perplexes notamment en Europe (Danemark, Finlande, Suède, Allemagne), tandis que d’autres comme l’Irlande ou le Luxembourg seraient les perdants car ils offrent déjà la possibilité d’évitement fiscal aux Gafa. Ensuite, se posent les problèmes de mise en œuvre de la taxation : la part des profits de Gafa qui revient au Sénégal, la gestion des données et la qualification des bénéfices selon les activités aux fins de la fiscalité directe.
Lueur d’espoir
En dépit des nombreuses contraintes auxquelles fait face le Sénégal pour réussir l’institution d’une taxe sur le chiffre d’affaires des Gafa, l’économiste Cheikh Ibra Ngom se montre optimiste. Notre pays, estime-t-il, est sur la bonne voie pour tirer profit de l’institution de cette taxe en ayant fait le choix de rallier l’effort international sous l’égide de l’Ocde afin de trouver une solution coordonnée au débat grandissant sur la manière la plus adaptée d’imposer des entreprises multinationales. Toutefois, il juge nécessaire de mettre en place un cadre d’arrimage en adéquation avec les besoins spécifiques de l’économie sénégalaise du numérique, notamment les startups locales.
Par ailleurs, le Sénégal devrait également exercer un leadership sous-régional et proposer d’établir une assiette fiscale commune consolidée de l’impôt des sociétés afin d’inciter des pays comme le Liberia à se repositionner fiscalement. Il faudrait attendre plusieurs années avant que cette taxe soit réellement à valeur ajoutée pour le Sénégal, nuance Thierno Sakho. Il donne l’exemple suivant pour faire une simulation de taxation pour notre pays.
Il relève que les revenus publicitaires du Sénégal sont autour de 40 milliards de FCfa/an dont moins de 10 milliards issus du digital.
Approximativement, la moitié, donc moins de cinq milliards, proviendrait des dépenses publicitaires sur Facebook, Google, Youtube, etc. Si 5 % du chiffre d’affaires généré via ces opérations sur ces plateformes était imposables, la taxe qui reviendrait au Sénégal serait de 250 millions de FCfa/an, « soit un montant presque dérisoire pour les services fiscaux du pays ».
Abdou Diaw
(Source : Le Soleil)