La double personnalité de Tidjane Dème, passionnée de technologies et de littérature, donne une entité indivisible, chaque facette enrichissant l’autre. Le représentant de Google en Afrique francophone est convaincu qu’il y a des passerelles entre la science-fiction, son genre littéraire préféré, et le monde du high-tech dont l’ambition ultime est de changer le monde.
Son style vestimentaire (tee-shirt, jeans et baskets), qu’il troque de temps en temps contre le boubou sénégalais, et son petit bureau à Dakar, décoré aux couleurs vives de la firme californienne, avec des poufs en lieu et place des fauteuils ou chaises, et quelques écrans, donne une idée assez nette du style de Tidjane Dème, le représentant de Google en Afrique francophone. Un style si caractéristique de l’univers des « geeks » (bande d’ingénieurs informatiques) qui encourage la créativité, le « penser hors des codes » et qui peut se résumer en cette formule : « Il n’y a pas besoin d’être sérieux pour être productif ». Après tout, c’est en étant heureux qu’on peut changer le monde, nous dit le philosophe Alain Badiou.
Cette philosophie, Tidjane Dème l’a intériorisée depuis son expérience passée dans la Silicon Valley, où « on vous encourage à quitter votre bureau, votre table ou votre chaise, pour aller vous asseoir dans un pouf ou dans un parc, parce qu’on veut créer un environnement de rupture et d’innovation ». Lorsqu’il débarque, au début des années 2000, dans cet environnement mythique, où sont nées tant d’innovations, il est d’abord fasciné par cette culture du travail et tout cet écosystème de sociétés de financement qui en font un endroit très spécifique, propice à la création de start-up, se demandant, avec son œil d’étranger, « quelle est la formule ? ».
« En venant de France, la Silicon Valley offrait un environnement de travail qui était beaucoup moins formel où, évidemment, les gens ne sont pas en costume, mais en jean et tee-shirt, avec des organisations très plates, où il n’y a pas beaucoup de niveau hiérarchique », se souvient-il. Mais derrière cet environnement très original, décontracté, il y a un travail technique qui, lui, est extrêmement structuré et productif, une culture de la performance qui est mesurée, évaluée et « on reçoit toujours du feed-back sur son travail de tous les côtés », même si l’on est rarement jugé sur ses diplômes, sur son parcours mais plutôt sur le travail qu’on fait au quotidien. Pour lui qui venait d’un environnement français, où il suffisait d’afficher son profil de polytechnicien pour que tout lui soit acquis, pardonné d’avance, c’était une véritable « libération ». C’est sans doute pour cette raison qu’il ne s’attarde guère, aujourd’hui encore, sur ses diplômes ou les dates, préférant ne parler que de ses projets actuels et futurs.
De la Silicon Valley à Dakar
Pur produit du lycée Maurice Delafosse de Dakar, où il effectue ses études de la Sixième à la Terminale, Tidjane Dème a connu un parcours finalement « classique », à l’image de nombreux cadres sénégalais. Après un bac en série C, il obtient une bourse pour aller faire les classes préparatoires en France, précisément au lycée Jacques-Decour, dans le 12e arrondissement parisien. Deux ans après, il intègre la prestigieuse Ecole polytechnique de Paris où, après des études en sciences dures, il découvre, vers la fin de son cursus, la programmation et l’informatique et finit par faire une spécialisation en télécom et en informatique à l’Ecole nationale supérieure de techniques avancées (Ensta), toujours à Paris.
« Après les études, j’ai eu le privilège de travailler dans un cadre très ouvert [à Capgemini, la première entreprise de services du numérique en France], peu exposé au racisme, où j’étais souvent le plus jeune, le plus inexpérimenté, dans une position où je pouvais apprendre beaucoup de mes collègues. Du coup, ce que j’ai retenu de cette première expérience professionnelle, c’est qu’on apprend énormément durant ces premières années en termes de méthode, de structuration, mais aussi du point de vue technique, comparé à ce qu’on apprend à l’école ». Après cette première expérience dans le conseil, Tidjane Dème rejoint une start-up américaine qui ouvrait un bureau à Paris pour s’attaquer au marché européen, ciblant un domaine purement télécom, en faisant beaucoup d’interventions en Europe, mais surtout en ayant l’opportunité de travailler dans la Silicon Valley en Californie. Il a ainsi pu observer, de près, le boom d’Internet au début des années 2000. « Il y avait encore énormément d’énergie et d’innovations dans la Valley mais l’explosion de la bulle commençait déjà à se faire sentir », se souvient-il. Lorsqu’il quitte cette start-up, quelques années après, c’est pour monter sa propre structure, un projet qu’il nourrissait depuis longtemps.
Ensuite, « j’ai pris mon sac et mon baluchon pour rentrer au Sénégal monter un deuxième, puis un troisième projet en conseil », une solution « par défaut », en tout cas, la moins risquée. Des projets qui ont en commun d’avoir « spectaculairement échoué ». De ces échecs, il tire une première leçon de vie : « Je pense qu’il faut échouer sur un certain nombre de projets pour apprendre beaucoup de leçons (…). C’était une trajectoire presque nécessaire pour quelqu’un comme moi qui avait envie de faire dans la création d’entreprises, dans l’innovation, parce que quand on sort d’un certain parcours académique et d’un début de carrière qui font croire qu’on appartient à une certaine élite, c’est une très bonne chose que de découvrir ses propres limites et d’apprendre à aller travailler avec des gens qui vous complètent », philosophe-t-il.
Les trois composantes d’un écosystème Internet
Et c’est dans cette activité de conseil qu’il rencontre, en 2008, des responsables de Google qui voulait ouvrir un bureau à Dakar pour aller à la conquête de l’Afrique, en s’appuyant sur l’expertise locale, avec une démarche qu’il juge « intéressante et surprenante ». « Au début, j’étais très dubitatif parce que j’imaginais qu’ils allaient tout de suite essayer de vendre leurs services, mais ils demandaient simplement ce qu’on peut faire pour le développement d’un internet dynamique, riche et ouvert en Afrique. J’ai trouvé que c’était une démarche extrêmement intelligente de leur part et c’est ce qui m’a finalement engagé à discuter avec eux et à accepter le poste ».
Depuis qu’il a intégré ce géant de l’Internet, Tidjane Dème s’évertue à mettre en œuvre, dans la plupart des pays africains, ce qu’il appelle les trois composantes nécessaires d’un écosystème Internet : créer une communauté technologique (dans laquelle les acteurs se retrouvent, échangent, créent des entreprises), développer les contenus locaux en accompagnant les développeurs et, dans une troisième phase, résoudre le problème d’accès afin de favoriser l’existence d’un environnement entrepreneurial qui crée toutes ces start-up qui font vraiment l’internet.
« Nous nous intéressons maintenant aux infrastructures parce que ce que nous voyons notamment en travaillant sur les contenus locaux, c’est que quand on développeur africain met aujourd’hui son contenu en ligne, la quasi-totalité de son audience est hors du continent, ce qui plutôt est une opportunité, un réservoir immense d’audience pour nos développeurs de contenus, si on règle les problèmes d’accès », dit-il. Après avoir essayé beaucoup de choses et connu « un certain nombre d’échecs », Google a évolué dans sa stratégie sur le continent. Les équipes ont suivi la même dynamique. Reconnu plus comme le représentant de Google en Afrique francophone, Tidjane Dème dirige en même temps l’équipe de « business development » qui travaille sur les investissements dans les infrastructures en Afrique.
« Thierno Tidjane »
Avec le recul, ce fils de marabout, qui aurait pu avoir un autre destin, s’il n’estimait pas qu’il « n’a pas ce qu’il faut pour être un guide religieux », préférant laisser ce terrain à d’autres, est fermement convaincu qu’il n’y a pas de génie, mais seulement des travailleurs. « A l’école, on vit avec le mythe que ceux qui réussissent le mieux, qui ont la mention bien au bac, ce sont des surdoués et l’on réalise, en arrivant en prépa, avec une sélection de bons élèves, que la différence se fait au volume et à la qualité du travail ». L’autre leçon de vie de « thierno », c’est que la réussite dépend très peu de nous-mêmes en tant qu’individu, mais il y a aussi l’influence de certaines personnes, à l’image de cette prof d’anglais (qui l’a eue de la Sixième à la Terminale) qui lui écrivait chaque jour, lorsqu’il est parti en France, pour lui rappeler ses devoirs, avec une constance qu’on ne reçoit même pas de ses parents.
Le « hobby » de la science-fiction
Ayant grandi dans un environnement maraboutique où le savoir (et le livre comme sa représentation ultime) sont extrêmement valorisés, il se passionne très tôt pour la lecture. « J’ai grandi au milieu des livres qui, certes, n’étaient pas en français mais en arabe », dit-il, soulignant une petite contradiction là-dessus parce que quand on lit, les gens vous prennent tout de suite comme quelqu’un de très sérieux, alors que « je lisais des livres de fiction tout aussi amusants que ce que les autres regardaient à la télé ».
Un loisir riche et extrêmement satisfaisant, qui aide à développer ses capacités dans les langues et la réflexion, mais aussi et surtout à « vivre d’autres vies » à travers ces livres. Lecteur « compulsif et éclectique », il dévore tout ce qui lui tombe entre les mains, mais garde une préférence marquée pour la science-fiction « peut-être parce qu’elle permet de donner libre court à l’imagination » sur ce que pourrait être le monde de demain. « Dune » de l’américain Frank Herbert, un classique de la science-fiction qui explore des questions politiques, de pouvoir et d’évolution de la société dans des contraintes particulières, est l’un de ses préférés. Il cite aussi les livres de l’Ecossais Iain Banks et du britannique Neil Gaiman et toute cette littérature britannique à cheval entre la comédie et la science-fiction.
Il regrette que ceux qui ne la lisent pas voient la science-fiction, de façon très stéréotypée, comme une littérature qui parle de « vaisseaux qui volent », alors qu’elle nous donne la capacité d’imaginer des sociétés différentes et de poser des hypothèses très différentes sur la société, et donc de mettre en lumière la spécificité et les défauts de notre société actuelle à travers le gadget de la technologie.
« La science-fiction permet d’imaginer ce qu’aurait été le monde s’il n’y avait pas eu la conquête coloniale de l’Afrique et quel aurait été donc le cycle de développement des sociétés africaines ou dans quel monde on vivrait si l’énergie était disponible en abondance, un monde où le pétrole n’est pas cette ressource rare qui détermine toute la géopolitique mondiale aujourd’hui ». Finalement, Tidjane Dème voit un prolongement entre la science-fiction et la haute technologie, son domaine actuel, surtout dans sa volonté de remettre, chaque jour, en cause ce qui existe et de construire le futur en créant une réalité virtuelle avec des voitures qui se conduisent toutes seules, des lentilles de contact qui mesurent votre taux de sucre dans le sang… « Je travaille dans une société, où avec la culture du high-tech, on est convaincu de changer le monde, et les évolutions technologiques de ces dix ou vingt dernières années ressemblent beaucoup à de la science-fiction », se convainc-t-il.
Fausse contradiction
A côté de ce « hobby » pour la science-fiction, figure en bonne place, dans sa bibliothèque (virtuelle ?), certains incontournables comme « Song of Solmon » de Toni Morrison, tous les livres-contes de Birago Diop, « Murambi, le livre des ossements » et « Kaveena » de Boubacar Boris Diop. Des livres « qui racontent la réalité africaine avec une force incroyable » et qui resteront en lui toute sa vie. Toujours à la recherche de nouveautés et parlant couramment anglais, il se passionne désormais pour la Nigériane Chimamanda Adichie, une raconteuse d’histoires extraordinaires, mais aussi de plus en plus pour des livres de management dans la lignée du « The theory of success » de Michael Gladwell, des livres qui ne contiennent pas forcément la vérité, mais des leçons intéressantes sur le management et l’entrepreneuriat.
Grand admirateur du philosophe Souleymane Bachir Diagne et de l’économiste-romancier Felwine Sarr, pour leurs capacités à réfléchir, à écrire et à dire ces deux mondes avec la même aisance, il rejette l’opposition primaire entre science et littérature, une « fausse contradiction », qu’il essaie obsessionnellement de briser dans son entourage, d’abord parce qu’il ne pense pas qu’on puisse faire la science sans une maîtrise des lettres, parce qu’un scientifique doit pouvoir s’exprimer de manière extrêmement précise et nuancée pour explorer la vérité scientifique. « Je pense qu’il y a beaucoup de mythes à briser. Le fait d’aimer la littérature ou de la pratiquer n’est finalement qu’une activité intellectuelle qui encourage la réflexion et aide à structurer sa pensée, qui sont les mêmes exercices intellectuelles qu’on pratique dans la science », assure-t-il, bousculant les petits conforts de la pensée. Les génies ne sont-ils pas faits pour se comprendre indépendamment de leurs domaines ? Finalement, pour Tidjane Dème, la meilleure manière de réussir dans l’une ou l’autre discipline, c’est de briller dans les deux. Toute une philosophie, une philosophie de la volonté qui ouvre l’espace des possibles !